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La mission de l'élite et des élites dans le monde ouvert,

par Alexandra Viatteau, enseignante en sciences de l'information (2 ème partie)

 

Les principales tendances de la déformation consistent à déformer l'élite ou à ne plus former d'élite, même au sein des élites, insensibilisées à la morale. Cela conduit notamment à désinformer, mésinformer, manipuler et réduire la masse au spectacle indifférent, relatif, ou engagé, mais dirigé et superficiel de tout, y compris à celui d'elle-même, mais pouvant servir les projets socio-politiques et économiques des élites en place ou candidates au pouvoir.

L'élite mérite et donne envie de servir d'exemple et d'aiguillon à l'émulation par sa sagesse, son intégrité, son dévouement, son courage ou sa joie et même son élégance. Cependant, l'élite ne se hausse pas elle-même, quel que soit son mérite, au dessus du peuple et de la nation. On ne s'auto-proclame pas élite. Il faut être reconnue pour telle.

Biographie d'Alexandra Viatteau en ligne

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  Lire la première partie de ce texte d'Alexandra Viatteau

Précision du concept d'élite

Il convient de préciser le concept d'élite, pour ne pas tomber dans un schéma étroit de classe ou de caste, plutôt que de qualité ou de mérite.

L'élite a donc le sens du bien, du droit et du devoir, de ses propres devoirs d'abord et des droits des autres. Elle respecte la foi, la morale, la loi et l'honneur, s'ils ne contreviennent pas à l'humanité et à la justice, et à la conscience supérieure du bien et du mal. L'élite est fidèle à la nation, sans être nationaliste, du moins quand l'existence même de la nation n'est pas menacée. Elle connaît et pratique personnellement et en commun le sens civique à l'égard de l'Etat de tous les citoyens. Elle est tolérante par générosité, intelligence, justice, clémence, bonté ou charité, mais non par lâcheté, couardise, sottise, incapacité, complaisance, intérêt ou cynisme.

L'élite a l'esprit large, mais n'a pas l'échine souple. L'intelligence et l'initiative de l'élite n'admettent pas d'entraves, certes, mais elles sont soumises à la rigueur et à la discipline de la vérité , du bien et du beau, et de l'honnêteté, de la dignité dans les idées, les moeurs, la gestion et le gouvernement. L'élite lance les idées novatrices et le progrès, mais elle conserve la juste, ou belle tradition. Elle est le levain et le porte-parole de sa propre religion dans le respect et la connaissance des autres religions. Elle est le flambeau de la culture nationale et universelle. Elle représente sa nation et sa civilisation aux yeux du monde, et les livre à l'admiration et au respect des autres nations et civilisations. L'élite a une conscience droite - la droiture . Elle a une conscience professionnelle à tous les niveaux et quelle qu'en soit la rémunération, même si elle défend par ailleurs le droit à un juste salaire. Non seulement lorsqu'elle en a besoin, mais pour ceux qui en ont besoin, même si elle-même n'est pas dans le besoin.

L'élite mérite et donne envie de servir d'exemple et d'aiguillon à l'émulation par sa sagesse, son intégrité, son dévouement, son courage ou sa joie et même son élégance, pas forcément à la mode, si la mode est inélégante et laide. Cependant, l'élite ne se hausse pas elle-même, quel que soit son mérite, au dessus du peuple et de la nation. On ne s'auto-proclame pas élite. Il faut être reconnue pour telle. L'élite n'est ni prétentieuse, ni arrogante. Elle peut éventuellement être orgueilleuse, bien que l'orgueil soit un péché. Elle doit certainement être fière. L'élite n'est pas héréditaire. La noblesse peut se considérer comme étant une élite, si sa noblesse est méritée par la qualité ou le service. Le snobisme qui n'est que pose, comme son nom l'indique "sine nobilitate" (sans noblesse) est incompatible avec la noblesse.

Le service public

Alexandre de Marenches, précédemment chef du contre-espionnage français - service ou bien des dérapages sont possibles s'il n'est confié à l'élite, expliquait à une journaliste en quoi consistait le service dans son métier: "Il faut savoir contredire le pouvoir politique, même au niveau du chef de l'Etat. Lorsque, en tête à tête avec lui pour lui annoncer des événements qu'il n'a pas envie d'entendre, si vous devez lui dire avec la déférence qui convient que l'on n'est pas de son avis et qu'il se trompe, si, à cet instant crucial, vous songez à votre avancement, aux honneurs et si, une fraction de seconde, vous le ménagez, à cet instant précis vous commencez à trahir". (Entretiens d'A. de Marenches avec Christine Ockrent, en Livre de Poche). Il en est de même pour un professeur, un écrivain, un journaliste, un tribun, un artiste. Si vous privilégiez votre carrière, ou même votre popularité, au détriment de la vérité et de la connaissance, vous commencez imperceptiblement à trahir.

Dans le cas du renseignement que citait de Marenches, en dehors même de l'opposition entre le courage et l'opportunisme, c'est toute une conception du renseignement qui est en cause. En simplifiant, disons que les divers services secrets du renseignement civil et militaire doivent veiller à l'intelligence humaine. Afin d'assurer la compréhension des événements, car de leur avis peut dépendre une réaction juste ou erronée, salvatrice ou fatale. Ces services doivent-ils consacrer tout leur talent et leur technique à "foncer" à la recherche de ce qui leur est indiqué par le pouvoir politique, et dans le sens voulu ? Ou bien doivent-ils engager leur recherche, leur connaissance, leur esprit d'analyse, ainsi que la vérification, non seulement des pistes, mais des événements en amont, et des protagonistes d'actions projetées, pour renseigner le politique et le stratège, afin que ceux-ci puissent décider d'actions opportunes, d'alliances favorables, de moments bien choisis, etc...?

Dans son "Traité de stratégie" (éd. Economica, 1999), Hervé Couteau-Bégarie écrit bien que la stratégie est "la dialectique des intelligences, dans un milieu conflictuel, fondé sur l'utilisation ou la menace d'utilisation de moyens violents à des fins politiques". Ce sont ces fins, ces tenants et aboutissants politiques que l'on doit déterminer .

Chargé d'une telle mission d'analyse, un responsable du renseignement peut devoir dire un jour à un chef d'Etat qu'il se trompe. Pour prendre un cas d'école, et simplement un cas d'école, - in abstracto -, il est plus facile, bien qu'il soit difficile, et plus populaire aussi, car immédiatement utile, de trouver les agents de Ben Laden, et d'intervenir dans le pays où il se cache, que de chercher de qui Ben Laden est éventuellement l'agent, ou le jouet, et quel est alors l'enjeu - y compris mondial. Car, savoir de quoi il retourne, quels sont les impératifs vitaux, et donc les mobiles des puissances concernées permet mieux d'agir en conséquence, en prenant son temps, mais en évitant de tomber dans des provocations ou des guet-apens et en rendant une riposte, mais aussi une politique, efficaces. Il y a d'innombrables cas d'école à citer dans ce contexte aujourd'hui et hier. C'est dans ce sens que de Marenches disait sans doute qu'il fallait aussi une élite au renseignement pour servir, sans trahir, l'Etat, le monde et l'humanité.

Pour revenir à la définition de la noblesse de service, citons une dernière fois de Marenches: "Mon père disait: "Tu as eu plus de chance que les autres. Cela ne te donne aucun droit, mais des devoirs supplémentaires". Comme il le rappelait à une époque où l'uniforme et la soutane comptaient: "Quand, par hasard, on a un blason dans sa famille, il se porte à la manière d'une soutane ou d'un uniforme". Cette philosophie n'est ni commode ni facile. Elle augmente les difficultés, mais elle aide à vivre et c'est une motivation qui n'est pas plus bête qu'une autre... La vie d'un homme digne de ce nom doit être une aventure, si possible élégante. Je me méfie des aventuriers, mais j'aime les aventureux."

La noblesse de caractère au cœur de l'élite

Où sont passés ces critères nobiliaires, dont le premier est la défense du faible, ce qui excluait la "violence à l'école", pas la bagarre, car on se bagarrait pour empêcher des forts de terroriser des faibles. C'était la première aventure et la première épreuve de l'enfant, puis de l'écolier, pas forcément noble, mais chrétien, moral ou citoyen. La première blessure, on la recevait en défendant quelqu'un. Ou un animal. Ou en défendant l'honneur de quelqu'un - d'une fille, en général, lorsque l'on était un garçon. Fallait-il supprimer ces critères de l'éducation et de la culture? En principe, c'est l'élite qui éduque, instruit et cultive, quand elle est elle-même (maîtres d'école, professeurs de collège et de lycée et professeurs d'université, gens de lettres, artistes) éduquée, instruite et cultivée. Mais, cela a cessé d'être la règle.

Un rapport de l'Education nationale (Cf. Le Monde du 9 octobre 2001) a proposé au ministre Jacques Lang d' "améliorer la formation des personnels". C'est à dire, de procéder à un "patient travail de sensibilisation" pour enseigner "l'estime de soi" et "le respect d'autrui" aux élèves. Il faut donc sensibiliser patiemment aujourd'hui à ce qui était acquis hier, et qui semblait appartenir de façon irréversible aux balbutiements de toute civilisation et de toute élite à son premier âge.

On constate, en effet, que ceux qui étaient, il n'y a pas si longtemps, nos chevaliers servants, Mesdemoiselles ou Mesdames, se livrent aujourd'hui, selon le rapport de l'Education nationale, à "l'oppression et à la destruction traumatisantes des jeunes filles (qui) trouve son aboutissement dans une sexualité forcée" et collective -"tournantes" ou viols collectifs -, y compris à la maternelle. On invite donc les éducateurs, au bout de quelques décennies de modernisme programmé dans le domaine des moeurs à l'école, à donner de la sexualité "une approche plus affective que biologique", car les filles subissent "le mépris, l'autorité et la violence des garçons qui portent sur elles un regard utilitaire." Cela est préoccupant, mais non en sens unique. Le comportement dit , bien à tort, "libre" des fillettes dès l'âge de l'innocence n'est pas ici abordé. Alors, ne faudrait-il pas enseigner dès l'enfance, non seulement la différence entre l'affectivité et la biologie, mais aussi celle qui existe entre une femelle et une dame, entre un mâle et un gentilhomme, sans distinction de classe sociale ou d'origine, mais dans un esprit de dignité élitaire ? L'école républicaine n'a-t-elle pas pour mission de donner cette éducation avant et plutôt que de distribuer les moyens mécaniques et chimiques de liquider les fruits (enfants) ou séquelles (maladies) de déplorables dérives de la sexualité dite libre, et à la fin reconnue comme oppressive, que ce soit par l'effet de la violence ou celui de la longue politique de banalisation et de déchéance de l'amour ?

Si des élites ont des stratégies politiques, même en matière de moeurs, pour réaliser des projets de société, l'élite, elle, libéralise des moeurs qui portent atteinte à la liberté et à l'humanité des personnes. Afin d'épanouir la vie personnelle en société, mais toujours dans le respect de l'intangible dignité de la personne humaine et en conservant l'équilibre entre liberté, éthique et même décence.

L'élite s'instruit et s'informe pour progresser et faire progresser. Elle instruit et informe honnêtement les élites et le peuple, leur donnant les moyens de gouverner, légiférer et appliquer la loi avec compétence, sagesse et humanité. Les élites élitaires découvrent et font découvrir, inventent, construisent, créent, embellissent, cultivent, produisent, enrichissent, gèrent, partagent, assurent l'hygiène privée et publique, soignent, guérissent, soutiennent, protègent, défendent, luttent - à tous les niveaux de la pyramide sociale.

L'élite a, en général, le sens de l'humour, de la joie et de la gaieté à revendre. Mais, des formes destructrices de dérision et de nihilisme, d' anti-valeurs et de contre-cultures, de relativisme et de massification des hommes et des sociétés, de culte de l'argent et de matérialisme trop hédoniste ou trop scientifique et technique, aboutissant au sacrifice de la faiblesse humaine au triomphe pseudo-élitaire du scientisme, ou de l'immoralisme, ne sont pas son fait. De même, l'élite refuse les cultes totalitaires ou fanatiques du pouvoir et de la force, ainsi que la fascination de la mort, de la laideur et de la turpitude du monde. On peut constater dans cette énumération des traits communs aux totalitaires, aux fanatiques, et parfois même aux libertaires.

Artisans contre destructeurs de la civilisation

L'adage est vrai, qui dit: "les extrêmes se touchent". Un Oussama Ben Laden, par lequel un grand mal vient de se produire dans le monde - dans notre monde et dans le sien - n'est-il pas un extrémiste aux ambitions à la fois totalitaires, fanatiques, libertaires et anarchistes, mettant son "libre arbitre" au service de la destruction, et son culte de l'argent et de la technologie au service de la mort et de la guerre ?

Relevons à ce propos un non-dit général, que ce soit de ceux qui vouent un culte à Ben Laden, ou de ceux qui le jugent sans appel pour ses crimes; que ce soit de ceux qui accusent un fanatisme islamique ou arabe ou de ceux qui se répandent en autocritiques au nom de l'Occident tout entier. Personne, à ma connaissance, dans les médias, ou publiquement, en France, aux Etats Unis, à l'ONU, ou même au Synode des évêques au Vatican, n'a mis en avant le choix moral qu'avait Ben Laden de mettre ses immenses moyens au service du bien des peuples de sa religion et de sa civilisation, ou au service du mal et de la destruction des peuples de la religion chrétienne et de la civilisation occidentale. Or, c'est ce choix qui était fondamental, et qui fait qu' Oussama Ben Laden, voire ses commanditaires ou manipulateurs, sont la lie et non l'élite humaine. Pas même parce qu'ils nous ont déclaré la guerre, mais parce qu'ils n'ont pas nourri, éduqué, soigné, édifié, porté la paix, l'instruction, le bonheur, l'ordre et la prospérité à leurs propres peuples.

Nous assistons, non à un choc de civilisations, comme certains le disent en simplifiant, mais au choc, poussé à son paroxysme, entre les destructeurs de la civilisation humaine et les artisans de la civilisation humaine. Le principe général de la civilisation des hommes est la vie et l'amélioration de la vie. Un chirurgien afghan ou américain ont une même civilisation quand ils opèrent. L'Afghan qui porte sa femme au chirurgien afghan, ou américain, partage la même civilisation que le mari d'une patiente américaine amenée au chirurgien américain ou afghan. Mais, l'homme afghan qui laisse mourir sa femme pour qu'elle ne soit pas vue du chirurgien est un destructeur de vie et de civilisation - de sa propre civilisation -, tout comme l'est un sectaire américain qui laisse mourir son prochain ou soi même , par horreur de la civilisation moderne.

Comme l'a très justement écrit (in Le Monde, 27.10.2001) un professeur de l'Université de Columbia, Edward W. Said, "Des liens plus étroits que la plupart d'entre nous n'aimeraient le croire existent entre des civilisations apparemment en guerre". Il veut dire par là que dans la guerre - ou la révolution - on abdique facilement toute civilisation, en prétendant en défendre une.

"C'est Joseph Conrad (écrivain polonais d'expression anglaise), écrit Said, avec une puissance qu'aucun de ses lecteurs de la fin du XIXème siècle n'aurait pu imaginer, qui comprit que les distinctions entre le Londres civilisé et "le cœur des ténèbres" se dissipaient brutalement dans des situations extrêmes, que les sommets atteints par la civilisation européenne pouvaient instantanément replonger vers les pratiques les plus barbares, sans préavis ni transition. Et c'est encore Conrad qui, dans "L'Agent secret" (1907) décrivit le penchant du terrorisme pour les abstractions telles que "la science pure", ainsi que l'ultime dégradation morale du terrorisme".

Volte-face intellectuelle contre le nihilisme

Voilà donc la morale, une fois de plus, et le concept élitaire du combat pour le bien et contre le mal, au centre de la réflexion actuelle sur la civilisation. Avec des retours sur l'histoire qui sont très caractéristiques: on abandonne soudain le culte récent du nihilisme, plus intellectuel que terroriste, d'ailleurs dans notre monde excité, mais confortable. Alors que dans le monde inconfortable, c'est le terrorisme que le nihilisme intellectuel génère. On s'aperçoit tout à coup que "les pulsions non entravées par la cuirasse de la conscience", l'homme - "anarchie d'atomes" se croyant supérieur et amenant à "l'avènement du nihilisme, à la fin des valeurs et des systèmes de valeurs" - que tout cela qui organise les hommes dans une "structure mobile et plurielle", les projette aussi "au delà des frontières traditionnelles du moi humaniste". (Cf. Claudio Magris, professeur à l'Université de Trieste, "Littérature, nihilisme et mélancolie", in Le Monde, 28-29 octobre 2001). Or, l'humanisme est peut-être le meilleur commun dénominateur des civilisations faites pour être vécues par l'Homme.

Dostoievsky, comme Nietsche, a rappelé Claudio Magris au Collège de France le 25 octobre 2001, souhaitaient l'avènement d'un nouveau type d'homme nihiliste, en quelque sorte post-humaniste traditionnel. Cependant, nous irons au-delà de la réflexion de Claudio Magris. Au soir de sa vie, Dostoievsky a modéré sa réflexion, et lui, qui était devenu le maître à penser et la référence de beaucoup d'intellectuels engagés dans les projets et les actions révolutionnaires utilisant le matériau humain et cérébral nihiliste, a eu un sursaut élitaire contre la destruction:

"Que l'on donne à ces grands professeurs modernes la possibilité pleine et entière d'abolir la vieille société pour la reconstruire à nouveau, il en résultera de telles ténèbres, un tel chaos, quelque chose de si grossier, de si aveugle et de si inhumain que tout l'édifice croulera sous les malédictions de l'humanité, avant même qu'il soit achevé de construire".

C'est bien cela qui arriva, mais les malédictions n'ont pas empêché les morts. A chaque époque, il faut que l'élite veille sur l'Homme.

La "guerre de progrès"

Dostoievsky visait les siens, c'est à dire ces Russes qui, convergeant dans les Internationales avec des intellectuels étrangers de tous pays, allaient faire cent millions de morts pour bâtir "l'avenir radieux" communiste. En effet, Lénine, Trotsky et leurs héritiers s'inspiraient de Netchaiev et de son nihilisme. C'est à dire d'une idée faisant de l'absence totale de respect et de compassion pour l'homme l'inspiration du "bras armé de la nouvelle humanité" du marxisme-léninisme scientifique.

URSS, Moscou, 1986. La relève de la garde du mausolée de Lénine. Crédits: P. Verluise

Cette nouvelle humanité était fabriquée et dominée par la doctrine de la "conformité au but révolutionnaire". Une conformité qui prenait le pas sur la légalité, non seulement "bourgeoise", mais même bolchevique, pour "briser la résistance", selon Jansen, Commissaire du Peuple à la Justice en 1929. Une décennie après que la nouveauté n'eut pas encore séduit le peuple.

Toute résistance était considérée comme "agressive", et une "répression sanglante" était érigée en doctrine de "guerre, élément de progrès social". C'est à dire de "politique par d'autres moyens", pouvant s'étendre à l'étranger au moyen de la "révolution mondiale", d'une "libération" par voie d'occupation ou d'une "aide fraternelle" non sollicitée par des Etats souverains étrangers. Guerre stratégique et politique doublée de "répression sanglante". Le politicide et le génocide relevaient ainsi pour le communisme marxiste-léniniste et stalinien du "progrès nécessaire", directement inspiré de Marx.

Les défenseurs de Marx

Les défenseurs de Marx disent que Marx lui-même n'était pas passé à l'acte, ce qui le différencie de Lénine, comme de Staline, et lui conserve sa respectabilité, même aujourd'hui. C'est vrai, il n'a pas tué de ses mains. Cependant, il a lancé le concept de "guerre de progrès", qui est encore appliqué de nos jours, devant les yeux de l'Occident et, de plus en plus naturellement, par l'Occident, tempéré par l'humanitaire. Il semble que la convergence Est-Ouest, aboutissant au globalisme, justifie par l'Occident la doctrine communiste soviétique de "souveraineté limitée".

Les derniers événements militaires et politiques en Afghanistan montreront-ils comment on peut faire faire à l'Occident la "guerre de progrès", dont on compte bien évidemment tirer les avantages soi-même en profitant de l'efficacité occidentale, mais en discréditant l'Occident pour l'avoir fait ? Cela n'est pas certain, mais cela n'est pas impossible. Il faudra aux Etats Unis, en particulier, une grande prudence politique, y compris vis à vis de leurs nouveaux alliés russes, pour gagner cette "guerre de progrès"- là ! Napoléon faisait la réflexion stratégique suivante: "Sur le champ de bataille, l'inspiration n'est le plus souvent qu'une réminiscence..."

Une idéologie criminogène

Comme la charrue qui laboure la terre, afin de la préparer à de nouvelles semailles, pour Marx, qui parodiait la vie, c'est la guerre qui était un "facteur puissant de progrès de l'humanité. Elle accélère le processus de l'évolution sociale vers le bien être de tous" (ce "bien être commun", dont on fait, quoique autrement en principe, le "but social" chez les globalistes). Marx méprisait ceux qu'il appelait "les charlatans de la paix, ces ânes". "Ces chiens de démocrates et ces gueux de libéraux verront que nous ne sommes pas devenus bêtes pendant cette effroyable période de paix", écrivait Marx à son ami Engels, le 20 février 1859. (Cf. correspondance de Marx in Oeuvres complètes).

C'est en faisant table rase que l'ordre nouveau doit s'imposer aux consentants, ou aux survivants éreintés. On a vu le processus en Russie dès 1917, en Europe en 1914-1918 et en 1939-1945, en Europe de l'Est en 1944-47, récemment dans les Balkans, actuellement en Asie Centrale et au Proche Orient. C'est à dire dans un secteur géo-politique proche et intégrable dans un ensemble. Mais dans un ensemble dont le caractère et la domination sont encore disputés. A notre époque, chacun des protagonistes a pratiqué, côtoyé, subi ou combattu, mais en tout cas inhalé le marxisme-léninisme, qui a intoxiqué désormais les géo-stratégies mondiales, comme il ne l'avait peut-être jamais réussi auparavant ."L'amitié entre les peuples se construit sur les ruines des tours du World Trade Center", déclare le 16 novembre 2001 la chaîne Euronews, commentant la visite de Vladimir Poutine à New York.

Les dévastations indescriptibles

Un "nettoyage", prépare à une nouvelle organisation des terres et des hommes. Organisation globale, mais toujours disputée, d'autant plus disputée que la "maîtrise du monde" est tentante pour tous les mondialismes, y compris révolutionnaires et religieux. Ce "nettoyage", pour être efficace, selon Marx, devait durer longtemps: "Les dévastations indescriptibles rendent la victoire possible et nécessaire", à condition que "la guerre se prolonge longtemps". Marx écrivait à Engels, selon une note française du chercheur Henri Rollin, datant des années 1930, que "l'industrie des destructions humaines, c'est le dernier mot de la science sociale à la veille de toute transformation". Une ingénierie, en somme, dont semblent user périodiquement tous les camps, selon leurs idées, intérêts et possibilités propres, mais parfois dans un esprit qui risque de se ressembler.

En cela, la rapidité des opérations et des solutions politiques en Afghanistan serait à mettre à l'actif des puissances engagées, contrairement aux prolongations et au pourrissement des conflits.

L'élite humaine, au sein des élites et dans les peuples en présence, et en guerre, peut atténuer ou faire cesser le mal (accorder et faire parvenir obstinément l'aide humanitaire, refuser ou renoncer à toute torture, poursuivre la démarche diplomatique et politique en même temps que les opérations militaires, etc...)

L'immoralisme nihiliste

La réaction intellectuelle au nihilisme est un signe de santé morale. Enfin ! Elle vient parfois de divers cotés. Alain Minc ("Le terrorisme de l'esprit" in Le Monde du 7.11.2001) rejoint Edward W. Said pour mettre en garde contre la dimension quasi "ludique" qu'avait prise l'immoralisme nihiliste chez une partie de nos élites intellectuelles de par le globe, chez celles qui "déploient en plastronnant leur anti-humanisme". Notamment au profit de leur cause idéologique marxiste, et non seulement au profit du capital:

"Devons-nous attacher la moindre importance à cette apologie en forme d'explication du terrorisme? (Minc vise Baudrillart et ceux, en général qui excusent le terrorisme des pays pauvres - AV). Oui, malheureusement. Elle vient d'un intellectuel en majesté, un de ces penseurs dont la classe médiatique ne prononce le nom qu'avec respect, une de ces figures bienvenues pour cautionner tous les combats, les meilleurs comme les pires. Elle traduit l'incapacité si traditionnelle dans l'intelligentsia française (pas seulement française - AV) à reconnaître qu'il existe une hiérarchie des valeurs et que se référer à une morale n'est pas indécent".

L'usurpation des élites

On n'est pas loin de mettre en cause le caractère authentiquement élitaire d'intelligences sans morale, ou écartant la morale. Car, c'est là une caractéristique d'élites de substitution, souvent marquées dans le monde d'aujourd'hui par ce qu'on a appelé du terme à la fois culturel occidental et léniniste russe "le dadaïsme de Lénine" (Cf. Dominique Noguez, "Lénine Dada", éd. Laffont, 1993), qui a consisté à procéder à "l'exécution capitale de la morale et de la plénitude". On voit alors apparaître de nouvelles élites auto-proclamées et ambitieuses, qui s'installent toujours lorsque les élites authentiques disparaissent ou viennent à manquer. C'est pour cela même que les élites d'élite sont d'abord visées - physiquement ou culturellement (extermination ou déformation et dilution) - , et qu'elles doivent disparaître, ou dégénérer, lorsque l'on veut désintégrer des peuples, des nations ou des civilisations pour les intégrer dans un autre ensemble ou sous une autre forme. Le culte pseudo-élitaire de la force et de la violence du surhomme nazi ou fasciste, communiste ou terroriste, ou celui anti-élitaire du nivellement communiste ou marxiste égalitariste de l'humanité par le prolétariat, ou nivellement populaire et collectif par les masses, ou encore nivellement religieux par un fanatisme, ou nivellement laïque par le laïcisme, visent tous à la destruction, à l'usurpation et à la confusion du concept d'élite et des élites, sans lesquelles toute nation et toute civilisation finissent par tomber.

L'usurpation de l'élitisme sans les nécessaires qualités de l'élite, la propagation de la médiocrité sous prétexte de démocratie, ou bien l'usurpation de la démocratie par des systèmes totalitaires, ont mené à l'extinction d'un concept moral et élitaire des élites au profit d'un sens autoritaire (de pouvoir), lucratif (d'argent) et d'un sens populaire (de popularité). Nous ne savons pas encore où peut nous mener l'usurpation de l'élite et des authentiques élites par des sous-élites ou des contre-élites. Cependant, l'atrophie élitaire de nos sociétés est réversible, à condition que l'anémie spirituelle et morale se fasse reconnaître, soigner et guérir.

La maladie des nouvelles élites, privées de la compréhension et de l'apprentissage des devoirs qui incombent à l'élite humaine, contamine les sociétés. Le Centre Polonais d'Etudes de Presse à l'Université Jagellonne de Cracovie (homologue de l'Institut Français de Presse à l'Université de Paris II) a procédé en l'an 2000 à l'étude des mots-clé du langage et à leur appréciation par la société polonaise. Parmi les mots les plus beaux, dont le contenu exprime le bien dans l'esprit des personnes répondant au sondage à vaste échelle, figurent: l'amour, la famille, la paix, la liberté, la justice, la tolérance, la santé, le travail, l'honnêteté, la foi, la Patrie, la science, la vérité.... Parmi les mots dont le contenu exprime le mal figurent: le mensonge, la corruption, la dictature, l'anarchie, l'avortement, la laideur, la censure, la guerre, le socialisme, le capital étranger et les élites! ( Cf. Walery Pisarek, "Slowa sztandarowe", Tygodnik Powszechny, 8.10.2000, Cracovie). Les élites ("nouvelles élites"...), ne s'associent donc pas du tout à l'idée d'élite, qui doit avoir pour fondement la conscience du bien et du mal, la pratique du bien et l'opposition au mal. Les élites sont donc associées au mal, soit qu'elles le pratiquent, ayant perdu le sens de l'élite, soit qu'elles passent pour le faire dans l'esprit de gens qui ne savent plus ce qu'est l'élite. Cette même perception de l'élite ou des élites, indifférenciées dans l'esprit des gens, intervient en France et sans doute ailleurs. De là vient la gravité du problème et l'urgence de traiter de la question.

La vie, mission de l'élite et des élites

Voilà pourquoi nous avons jugé utile de faire cette étude, et de la faire à l'intérieur du cours sur "L'Information et la désinformation" à l'Institut Français de Presse. Il y a un lien entre information et formation, et entre désinformation et déformation. Les principales tendances de la formation consistent à former une élite, c'est à dire, non une caste, mais le meilleur en chacun, ou à former de façon élitaire, c'est à dire aussi morale, notamment par la vérité, dans la vérité et dans l'hostilité au mensonge y compris par omission. Les principales tendances de la déformation consistent à déformer l'élite ou à ne plus former d'élite, même au sein des élites, insensibilisées à la morale. Cela conduit notamment à désinformer, mésinformer, manipuler et réduire la masse (privée du sens de l'élite et de sens moral) au spectacle indifférent, relatif, ou engagé, mais dirigé et superficiel de tout, y compris à celui d'elle-même, mais pouvant servir les projets socio-politiques et économiques des élites en place ou candidates au pouvoir.

En définitive, il reste toujours une élite suprême, la plus démocratique, accessible à tous, mais d'un choix difficile, c'est la sainteté. Bernanos la décrivait avec une grande beauté, la mettant en perspective, non seulement religieuse, mais humaniste:

"Elle est là, en chacun de nous, la citerne profonde ouverte sous le ciel. Sans doute, la surface en est encombrée de débris, de branches brisées, de feuilles mortes, d'où monte parfois une odeur de mort. Sur elle brille une sorte de lumière froide et dure, qui est celle de l'intelligence raisonneuse. Mais au dessous de cette couche malsaine, l'eau est tout de suite si limpide et si pure! Encore un peu plus profond, et l'âme se retrouve dans son élément natal, infiniment plus pur que l'eau la plus pure, cette lumière incréée qui baigne la création tout entière - en Lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes - in Ipso vita erat et vita erat lux hominum".

Dans le monde en évolution, grand ouvert au bien, mais aussi au mal, qu'il faut donc savoir reconnaître et distinguer l'un de l'autre, voici le sens et la mission suprêmes des élites qui n'existent pas sans élite humaine et sans éthique universelle.

Alexandra Viatteau

Ecrire à l'auteur : Alexandra Viatteau, cours sur la Désinformation (Journalisme européen), Université de Marne-la-Vallée, Département des Aires culturelles et politiques, Cité Descartes, 5 boulevard Descartes, Champs sur Marne, 77454, Marne-la-Vallée, Cedex 2, France.

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