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Soldat citoyen, par Pierre Affuzi,

haut fonctionnaire français

 

Afin de sortir d'un mutisme néfaste à tous, il importe d'inventer des formes de participation du militaire à la réflexion stratégique. Pour commencer, il devient urgent de donner au débat interne une plus large place, notamment dans l'enseignement militaire supérieur.

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En France, le rapport entre les militaires et la vie démocratique mérite réflexion.

Parce que le contexte géopolitique a changé, toutes les grandes démocraties sont en cours de réexamen de leur système de défense, du simple fait mécanique de l'apparition de nouveaux risques qui ne sont pas très faciles à identifier et analyser.

Une attitude trop souvent  réactive

Or, je suis frappé de constater que l'essentiel du débat stratégique se construit pour l'essentiel autour de propositions américaines. En Europe, et particulièrement en France, on se limite à une attitude réactive. Les Américains parlent de "la révolution des affaires militaires", on réagit sur "la révolution des affaires militaires". Les Américains lancent la NMD, on réagit sur la NMD, etc.

Ce qui conduit à s'interroger sur le mutisme des militaires dans la société française à l'aube du XXI e siècle. Nous vivons aujourd'hui une époque de grand mutisme et de grande prudence des militaires, même pour participer à des débats stratégiques dans la société française.

Mise en perspective

Nous sommes à la fin d'une période marquée par la conjonction du mutisme imposé par les politiques et du mutisme imposé par la hiérarchie militaire. Pour les politiques, le général de Gaulle a imposé le silence dans les rangs après la tentative de putsch des généraux en 1961. Ce qui a fait disparaître une forme de relation entre la société militaire et la société civile qui existait même à l'époque des guerres de décolonisation, avec des débats dans les journaux à grand tirage, par exemple autour de la nécessité d'envoyer ou non le contingent en Algérie. D’un autre côté, une fois la France devenue une puissance nucléaire, la hiérarchie militaire de son côté n'a plus reconnu qu'un seul champ de réflexion comme légitime : le nucléaire. Hors du nucléaire point de salut. Ce qui a tué, à l'intérieur même de l'institution militaire, l'utilité d'une réflexion qui ne soit pas axée sur cette arme.

Hier, des sanctions

Durant les trente dernières années du XX e siècle, les militaires français qui ont produit du concept en matière de réflexion stratégique ont tous été plus ou moins sanctionnés ou pénalisés dans leur carrière. C'est le cas de Lucien Poirier, Pierre M. Gallois, André Beaufre, Brossolet, auteur d’un livre très intéressant sur la " non bataille " Ils ont payé de leur personne le fait d'avoir voulu continuer à exercer un droit citoyen à travers leur participation au débat stratégique. Cette période doit se clore, en retrouvant des formes plus normalisées de participation du militaire à des débats dans lesquels il est directement impliqué.

Demain, écrire une nouvelle page

L'évolution de la société française et la formation des militaires peuvent contribuer à ouvrir une nouvelle page. Les militaires ajoutent à leur formation un cursus universitaire, notamment de sciences politiques, durant laquelle ils ont un droit citoyen égal aux civils. Nous allons assister au déplacement de la frontière entre le droit citoyen, le devoir de réserve, et " l'obligation de mutisme ". Peu à peu, nous allons voir émerger une forme de droit de parole du militaire, enfermé dans des règles beaucoup plus acceptables que celles d'aujourd'hui.

Plusieurs phénomènes peuvent contribuer à la banalisation.

Premièrement, les derniers officiers qui se sont donné la peine d'écrire n'ont pas tous été sanctionnés ou en tous cas n'ont pas tous été diabolisés. Au nombre des exemples : le colonel (actuellement général) de Rischouf … Il y a des exemples récents qui montrent qu'on ne considère pas aujourd'hui qu'écrire est par définition une violation du principe de l'acte hiérarchique. Sur des sujets théoriques comme la maîtrise de la violence dans les crises, la hiérarchie regarde d'un œil plutôt favorable les officiers qui essaient de mettre sur le papier le résultat de leur expérience.

L'apport des civils

Deuxièmement, il se développe un processus de "civilianisation" du monde de la Défense. Au niveau des structures, la Direction des Affaires Stratégiques est depuis bientôt dix ans une Direction politico-militaire du ministère de la Défense dans laquelle la part de civils devient très importante. Il y a donc une forme de légitimité à ce que les civils s'expriment dès lors sur les questions de Défense, ne serait-ce que parce que cette Direction du ministère est dirigée par un civil.

Troisièmement, la professionnalisation en cours de l'armée française aura pour effet d'augmenter la proportion des civils au sein du ministère de la Défense, puisque les militaires reviennent à leur cœur de métier, le métier militaire. Cela signifie qu'il y aura une réduction de beaucoup de compétences militaires périphériques qui peuvent être assumées par des civils, par exemple dans le Génie, les transmissions, la logistique. Cette miction a pour effet de légitimer la parole des civils chargés d'activités de Défense.

L'enseignement militaire supérieur doit s'ouvrir au débat

Il est difficile de prévoir les évolutions de ces tendances mais il est étonnant de constater que le phénomène n'est pas encore pris en considération par l'enseignement militaire supérieur. On ne pousse pas aujourd'hui les officiers à faire de la recherche, c'est à dire produire des idées, ce qui donne généralement envie de s'exprimer. Si on ne les pousse pas à faire de la recherche, on ne déclenche pas le phénomène.

Par ailleurs, il n'y a pas encore de véritable volonté de pousser les gens à s'exprimer. Il subsiste encore beaucoup de réactions hiérarchiques consistant à dire à un officier subalterne invité à un colloque : "Vous y allez, mais vous n'y parlez pas." Je viens de voir le cas pour un colloque organisé par des officiers de gauche. L'organisateur a demandé à un jeune énarque et à un jeune officier de venir s'exprimer. Le jeune Saint-Cyrien a été identifié et sur le point de partir, il a reçu une lettre de sa hiérarchie l'autorisant à s'y rendre mais lui interdisant de prendre la parole, excepté pour répondre aux questions. Ce qui témoigne d'un comportement à la fois dans l'ancien et dans le nouveau monde.

Quel lieu d'expression ?

Reste que la pensée avance aussi par des publications. Il manque dans l'espace publique français des lieux d'expression en matière de Défense. D'abord, la Défense ne passionne pas le public français. Les revues spécialisées dépassent rarement 3 000 à 4 000 exemplaires. La revue "Défense nationale" avoisine les 5 000 exemplaires, parce qu'elle passe - à tort parce qu'il s'agit d'une structure associative - pour la revue officielle du ministère de la Défense. En fait ce qualificatif légitime son propos tout en le bridant. Entre les revues à vocation universitaire à faible tirage et la revue de Défense nationale à statut quasi officiel, c'est vrai qu'on n'a pas en France le système américain où une revue a sa légitimité par son tirage et son indépendance. Le lieu de cette expression n'existe pas en France. Je ne sais pas comment résoudre ce problème.

La première étape

Dans un premier temps, je pense que les lieux du débat doivent être instaurés à l'intérieur du système d'enseignement. Le contenu des enseignements à l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN), au Centre des Hautes Etudes Militaires (CHEM), au Collège Interarmées de Défense (CID) ou ailleurs doit être beaucoup plus conçus comme une occasion de débats critiques plutôt qu'un lieu de discours de la légitimité, en disant : "Voilà le concept français, déclinez toutes les conséquences." Cela ne veut pas dire que ce discours ne doit pas exister, mais il doit aussi être débattu avec des points de vues contradictoires avec des gens qui disent "On peut aussi se poser telle question…", "On peut aussi critiquer tel principe…" Or, cette pratique reste marginale. J'en discutais avec des officiers étrangers qui font le Centre des Hautes Etudes Militaires et qui suivent en même temps l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale. Ils me confiaient que le discours qu'ils entendent à l'IHEDN exclut le débat et se réduit à la légitimation :"Nous allons vous expliquer le concept français et vous allez comprendre pourquoi il est le meilleur du monde". Un officier italien ou britannique semble pourtant fondé à penser que le concept de son pays possède quelques qualités. L'idée même d'un débat, enrichi notamment par le contrepoint qu'apporte un étranger, n'est pas encore intégré dans la philosophie de cet enseignement.

S'il manque des champs de débats critiques et contradictoires pour qu'apparaissent des idées nouvelles, il n'y a guère de légitimité à les afficher à l'extérieur. La première étape se trouve donc au sein du système de l'enseignement militaire. Après il faut trouver des gens qui ont des idées, cela ne se fait pas par génération spontanée.

Peut-être par optimisme, j'aurai plutôt tendance à penser qu'on va basculer du bon côté, mais il y aura probablement des à-coups.

Pierre Affuzi

Pierre Affuzi est le pseudonyme d'un haut fonctionnaire français.

Propos recueillis par Pierre Verluise

PS: Fin 2004, l'Assemblée nationale française a examiné un projet de loi assouplissant le statut des militaires, notamment en ce qui concerne l'expression publique. Cf. Laurent Zecchini, "Le gouvernement autorise les militaires à s'exprimer plus librement", in Le Monde, 15 décembre 2004, p. 8. Voir aussi sur la même page: "Les droits du soldat varient d'un pays à l'autre", du même auteur.

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