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Faut-il aider Poutine ?

par Pierre Verluise, spécialiste de géopolitique

 

Au terme d'une campagne électorale sur fond de guerre en Tchétchénie, Vladimir Poutine a été élu le 26 mars 2000 Président de la Fédération de Russie. Comme M. Gorbatchev (1985 - 1991), V. Poutine a fait carrière dans les services secrets. Pour autant, saura-t-il aussi bien que le 7e Secrétaire général du PCUS susciter un flot d'aides occidentales ? Pour disposer d'éléments concrets, il importe de mettre en perspective l'aide occidentale à l'URSS et à la Russie post-soviétique.

Biographie de l'auteur en bas de page

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Les informations proposées pour permettre à chacun de répondre à la question - faut-il aider Poutine ? - proviennent d’une enquête auprès d’une centaine de sources, dont la Banque des Règlements Internationaux, la Banque centrale de Russie, la Banque de France, le Club de Paris, l'Inspecteur en chef du contrôle des changes du gouvernement russe, les ministères français concernés et les banques françaises impliquées.

De 1985 à aujourd'hui, l'aide à l'URSS puis à la Russie se chiffre en dizaines de milliards de $

Grâce au discours de la perestroïka et de la glasnost, M. Gorbatchev commence à attirer les capitaux occidentaux en Union soviétique. L'endettement extérieur triple de 1985 à 1991, passant de 22 milliards à plus de 70 milliards de dollars. Les Européens prennent dans l'affaire de grands risques en supportant 75 % de ces créances. Derrière l'Allemagne, la France est alors le deuxième pays créancier, avec 10 % des créances sur l'URSS, soit plus de 40 milliards de francs. Les américains, eux, n'en supportent pas plus de 1, 25 %. Ce qui témoigne de leur prudence à l'égard des "réformes" déjà annoncées par le Kremlin mais rarement suivies des effets escomptés.

Tout en développant leur endettement extérieur, les soviétiques organisent secrètement un vaste mouvement de fuite à l'étranger de leurs capitaux . Ce mouvement illicite est estimé à près de 100 milliards de $ fin 1991. Ce trafic s'est poursuivi après la "fin" de l'Union soviétique , le 8 décembre 1991. En l'an 2000, les capitaux post-soviétiques en fuite dépassent 500 milliards de dollars. Chaque mois, 5 à 10 milliards de dollars quittent actuellement la Russie de manière clandestine.

Résultat de cette fuite des capitaux soviétiques puis post-soviétiques: la Russie déclare le 4 décembre 1991 suspendre le paiement de sa dette extérieure de 70 milliards de dollars. Si l'on a connaissance de la fuite des capitaux qui l'a précédée et provoquée, cette suspension de paiement parait totalement artificielle.

Il n'empêche que la Russie s'est ainsi mise en position de force. Pourquoi ? "Le nouvel emprunt russe" (éd. O. Média, 1996) évoque plus de dix éléments de réponse, nous n'en avancerons ici que quatre pour ne pas alourdir le propos.

Premièrement, les capitaux en fuite permettent depuis 1985 le financement d'un renouveau militaire russe. En dépit de difficultés connues, ce renouveau fait aujourd'hui encore de la Russie une grande puissance militaire.

Deuxièmement, les banques et les entreprises françaises doivent supporter le poids des impayés non-garantis auprès de la COFACE. En 1991 et 1992, la Banque Nationale de Paris doit ainsi amputer ses bénéfices de 3,6 milliards de francs pour provisionner 80 % de ses créances non garanties sur l'URSS. Les banques qui ont été ainsi mises en difficulté hésitent à le "crier sur les toits" pour ne pas se mettre en difficulté à l'égard de leurs autres débiteurs.

Troisièmement, les capitaux en fuite représentent une menace potentielle extrêmement dangereuse pour les marchés financiers internationaux. En effet, confient les banquiers rencontrés, si les diverses composantes russes qui ont fait fuir ces capitaux les exigent de concert au même moment, il s'en suivra un boum financier aux conséquences imprévisibles. On ne mobilise pas instantanément près de 500 milliards de dollars sans conséquences. Nombre d’experts considèrent que plusieurs manipulations financières d’envergure ont déjà été réalisées à partir de ces fonds. En outre, la crise financière russe de l’été 1998 et ses conséquences internationales résultent directement et indirectement de ce mouvement illicite et d’un déficit d’investissement russe en Russie.

Quatrièmement, les organismes de garantie comme la COFACE ont du indemniser les impayés post-soviétiques depuis décembre 1991. Le ministère du Budget a admis le 12 décembre 1994 au Journal Officiel que la COFACE a versé, de 1991 à 1994, pour 10,7 milliards de francs d'indemnités pour des créances garanties impayées par la Russie. En outre, le ministère de l'Economie et des Finances a fait savoir par le Journal Officiel daté du 8 juillet 1996 que la COFACE a versé en 1994 et 1995 pour 3, 08 milliards de francs d'indemnité au titre de créances qu'elle a garanties pour l'URSS. Soit au total plus de 13 milliards de francs d'indemnités versées de 1991 à 1995. En effet, la France supporte plus de 20 milliards de francs de créances russes garanties. Par le jeu de la dotation budgétaire de l'Etat à la COFACE, cela représente à terme une pression fiscale de 1 379 francs par français imposable sur le revenu. Ce qui met les gouvernements successifs en position délicate à l'égard du contribuable- électeur. Ce qui explique que l'on parle peu de ce nouvel emprunt russe, qui, à la différence du précédent, frappe tous les français.

Voici pourquoi et comment la Russie a obtenu sans beaucoup de contestations que la communauté internationale lui accorde une aide financière colossale, à travers toute une série de rééchelonnements de sa dette extérieure, dont celui du Club de Paris concédé le 29 avril 1996, lui accordant 25 ans pour rembourser 40 milliards de dollars de dette publique. Ce qui parait difficile à justifier au regard de la persistance de la fuite des capitaux post-soviétiques.

URSS. M. Gorbatchev et V.I. Lénine. Crédits: Pierre Verluise

A quoi ont servi les milliards d'aide occidentale ?

L'aide occidentale n'a pas suffit à faire mettre en oeuvre par M. Gorbatchev et B. Eltsine une véritable réforme politique et économique, si l'on en croit la publication d’un rapport de la cellule de prospective de la Commission européenne : " Futurs de la Russie ", aux éditions Apogée (1998), diffusion PUF.

Paul Gerd Löser explique qu’il n’existe toujours pas en Russie un véritable Etat de droit et que l’économie reste loin d’un système de marché organisé par des règles précises et des pratiques commerciales loyales. Les nouveaux capitalistes forment avec le gouvernement central et les gouvernements régionaux une alliance silencieuse scellée par l’octroi de privilèges en échange de pots de vin.

En d’autres termes, la concurrence économique est remplacée par des monopoles et des structures de marché qui entravent la création de richesse sociale et partant, empêchent l’ensemble de la population de bénéficier de véritables réformes.

Partout dans le monde, ce type d’alliance a fini, tôt ou tard, par une cohabitation avec des régimes politiques autoritaires, déclarés ou occultes. Pour l’heure la Russie est sous le joug d’un système présidentiel autocratique et oligarchique auquel sont adjoints un gouvernement accessoire, un parlement " émasculé " et un pouvoir judiciaire embryonnaire.

Nous assistons au retour de l’ancien système tsariste et soviétique: un cercle intime de conseillers personnels et de responsables non élus, appartenant aux services de sécurité et à l’armée, constitue la source principale des initiatives politiques et législatives. Bénéficiant de protections au plus haut niveau, les mafiosi contrôlent jusqu’à 80 % du secteur commercial et une forte proportion des banques commerciales afin d’organiser de nouvelles fuites de capitaux à l’étranger.

Paul Gerd Löser lance en conclusion un avertissement sans ambiguïté. " L’Ouest devra se montrer vigilant et ferme dans ses positions à l’égard de la Russie. Il ne devra pas se leurrer en imaginant que la Russie devient démocratique alors qu’elle se dirige vers un régime plus autoritaire " (p. 82).

Après une campagne présidentielle dominée par une guerre en partie "électorale" en Tchétchénie, l'élection de V. Poutine à la Présidence de la Fédération de Russie, le 26 mars 2000 donne-t-elle tort à l'analyste de la Commission européenne ?

En fait l'expérience montre que l'aide occidentale a un grave effet pervers. Incapable de développer en Russie une véritable réforme en près de quinze ans, l'aide occidentale a eu pour résultat concret de renforcer les structures mafieuses russes. En effet, les diverses mafias, souvent en collaboration étroite avec la néo-nomenklatura, ont tiré de grands profits du détournement de l'aide financière, alimentaire ou sanitaire.

Ainsi, non seulement l'aide à la Russie la met en position de force sur le terrain diplomatique par l'ancrage et le parasitage financier qu'elle développe - ce qui explique en partie pourquoi V. Poutine reste serein à l'égard des critiques concernant la guerre en Tchétchénie, mais elle renforce de surcroît les structures mafieuses russes qui se développent en Russie et dans le monde entier. Comme en témoigne depuis le début des années 1990 l'extension en Europe de multiples trafics dont les fils sont tenus depuis la Russie.

En fait, les occidentaux partisans de l'aide à la Russie deviennent de fait des complices des mafieux russes et du projet d'ancrage de l'espace post-soviétique à la sphère occidentale. Celui-ci se met notamment en place via les programmes européens d'aide dite "technique".

Quant à l'argument,"ne pas aider Poutine, c'est prendre le risque d'une explosion de la Russie", la manière dont V. Poutine a fait la guerre en Tchétchénie en 1999-2000 devrait rassurer les plus inquiets.

Voulant éviter une "explosion" de la Fédération de Russie, certains occidentaux sont prêts à fermer les yeux sur des crimes de la pire espèce, au risque d'oublier leurs valeurs affichées (1). Ignorent-ils que l'histoire enseigne combien la Russie sait utiliser à ses propres fins la question des nationalités, quitte à générer des "explosions" pour mieux "justifier" ultérieurement une reprise en main, tant sur le plan interne que sur le plan externe ?

Pour l'heure, tout laisse penser que V. Poutine - avec ou sans les occidentaux - ne manque pas de savoir faire en matière de répression des minorités. En revanche, rien ne prouve qu'il soit capable de constituer en Russie l'Etat de droit fiable dont les occidentaux rêvent ... depuis quinze ans pour finalement se retrouver avec un pays nucléaire devenu mafieu. Le réalisme et le pragmatisme ne sont pas toujours où l'on croit.

C'est dans ce contexte qu'il appartient à chacun de répondre à la question: l'aide à la Russie est-elle encore justifiée ?

Pierre Verluise

(1) Lire à ce sujet l'éditorial du journal Le Monde, daté du 26 mars 2000, intitulé: "Le sacre sanglant de M. Poutine". En voici un extrait:"Tout au moins peut-on espérer qu'en rencontrant M. Poutine, ses pairs (occidentaux) se souviendront que c'est à des monceaux de cadavres que le président de toutes les Russies doit son couronnement" (p.13).

Dans ce même numéro, ne pas manquer l'article d'Agathe Duparc :"Les hommes de Poutine, des inconnus issus des services secrets" (p.2)

Lire également dans Le Monde daté du 21 décembre 2000 les articles de François Bonnet. Le premier a pour titre "L'armée russe mène une nouvelle campagne de terreur en Tchétchènie". Le deuxième est intitulé : "Victimes des mines, trois mille personnes ont dû être amputées en un an". Enfin, cette page présente un extrait d'un rapport de R. Vakhitov à V. Poutine, sous le titre :"Tout est fait pour prolonger autant que possible la période d'anarchie". Ce qui inscrit la politique russe actuelle dans la meilleure - et la pire - des traditions russes en matière de gestion des nationalités.

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Biographie de Pierre Verluise

 

 

Spécialiste de géopolitique, Pierre Verluise a publié dans Le Quotidien de Paris du 17 mai 1993 la première enquête dans le monde à propos de l'articulation entre l'endettement délibéré du Kremlin et la fuite des capitaux soviétiques et post-soviétiques.

Il a ensuite développé ce thème dans l'ouvrage suivant Pierre Verluise: "Le nouvel emprunt russe", éd. O. Média, 1996.

Ce livre est disponible sur http://www.alapage.com/ Review by John Laugland, in English

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