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www.diploweb.com présente " Quelle France dans le monde au XXI e siècle ? ", par Pierre Verluise

1. COMMENT LES FRANCAIS VOIENT-ILS LE MONDE ?

Partie 1.3. Les Français connaissent-ils deux pays clés d'Europe:

l'Allemagne et la Russie ?

 

Introduction - 1. Comment les Français voient-ils le monde ? - 2. Quelles sont les images de la France à l'étranger ? - 3. Quels sont les outils disponibles ? - 4. Quelle politique étrangère ? - 5. Quelle mondialisation construire ? - Conclusion - Postface de Gérard Chaliand : Stratégie d'influence
Mots clés - key words : pierre verluise, édouard husson, yves hamant, jacques rupnik, allemagne, russie, pays d'europe centrale et orientale, entreprises, administrations, grandes écoles, recherche universitaire, négocier, négociation, contrat, traité, langue, allemand, russe, culture, mentalité, histoire, méthodes de travail, seconde guerre mondiale, vichy, élites, discours, idéologie européenne, fédéralisme, enseignement universitaire français sur l'allemagne, amitié franco-allemande, nazisme, mikhaïl gorbatchev, glasnost, perestroïka, convergence est-ouest, boris eltsine, andréi sakharov, alexandre soljenitsyne, étudiants, union soviétique, système, russie post-soviétique, spécialistes. <Partie précédente

La construction européenne ne modifie pas une réalité : négocier un contrat ou un traité avec un partenaire étranger nécessite d’en connaître la langue, la culture, la mentalité et les méthodes de travail. Les entreprises comme les administrations françaises doivent admettre qu’il ne suffit plus de désigner des négociateurs " brillants " pour défendre au mieux nos intérêts.

Curieux "couple"

Même avec la République Fédérale d’Allemagne - partenaire politique et économique réputé privilégié - les Français ne font pourtant pas cette démarche élémentaire.

En quelques années, l’un des plus grands groupes français du bâtiment et des travaux publics a échoué à cinq reprises dans ses projets d’implantation sur le marché allemand. Alors que les Allemands avaient sérieusement préparé leur rencontre, les Français arrivaient les mains dans les poches à chaque prise de contact. Ils comptaient sur leur seul brio pour construire une coopération. Un tel comportement est insupportable pour les Allemands, comme en témoignent les échecs des équipes successives.

Quand les négociateurs ne comprennent pas tout

L’administration française fait-elle toujours mieux ? Un expert européen en doute. " A l’occasion de plusieurs négociations capitales, il m’est arrivé de voir concrètement travailler les hauts fonctionnaires de la Banque de France et du ministère de l’Economie. Avec consternation, j’ai chaque fois observé qu’ils sont totalement incompétents à propos de l’Allemagne. Ils n’en parlent généralement même pas correctement la langue... Ils en ignorent davantage encore l’histoire, la culture, les mentalités et les habitudes de travail. Pourtant, ces mêmes hauts fonctionnaires font comprendre à mots couverts qu’ "il n’y a pour la France aucun danger à se fédérer avec l’Allemagne : nous sommes tellement plus malins que ces gros lourdauds ! Nous arriverons toujours à les contrôler et même à les manipuler ". L’art et la manière avec lesquelles les Allemands leur ont imposé leur conception de l’Union économique et monétaire indiquent cependant le contraire ".

L’histoire donne des clés

Il existe un complexe de supériorité de certains membres des élites françaises à l’égard des Allemands. Pour donner un exemple, on peut penser à F. Mitterrand, convaincu que les Français, tellement "plus malins", réussiraient à contourner les conditions draconiennes posées par l'Allemagne à une union monétaire.

Paradoxalement, ce complexe de supériorité s’enracine dans un complexe d’infériorité inavoué. Ces relations se ressentent probablement de la présence des Allemands en France de 1940 à 1944. Une partie conséquente des élites - notamment dans l’administration - n’a pas adopté alors un comportement irréprochable au vu des risques pris par d’autres pour défendre l’honneur de la France. Ces compromissions expliquent l’enthousiasme avec lequel  une large part des élites accepte à partir des années 1950 le nouveau discours allemand. Celui-ci consiste à dire :  " Nous nous sommes fourvoyés, mais finalement, tout le monde s’est fourvoyé ". Puisque beaucoup ressentent de part et d’autre du Rhin une gêne à propos de leur comportement durant la Seconde Guerre mondiale, autant ne pas en parler... En gommant l’histoire, l’idéologie européenne repousse tout examen de conscience respectif. Ce qui arrange, finalement, beaucoup de monde.

Verouillage

Cette propension " naturelle " a, de surcroît, été singulièrement cultivée, explique l'historien Edouard Husson. " Depuis les années 1960, la recherche et l’enseignement universitaires français sur l’Allemagne sont dominés par les tenants du fédéralisme européen. Pour ne pas porter atteinte à l'amitié avec l'Allemagne, ils tiennent à faire taire les pages d’histoire qui font mal. En l'occurrence, ils ont stérilisé la recherche au sujet de l’Allemagne des années 1871 à 1945. Ce verrouillage explique l’indigence de la réflexion française à propos des origines du nazisme et de ses crimes (1). Cette volonté de gommer les aspérités produit un discours lénifiant et superficiel, où les spécificités françaises ou allemandes - positives ou négatives - sont ignorées, pour le plus grand malheur de la compréhension historique. Ce qui nuit inévitablement à l'orientation de la politique européenne.

Au-delà des apparences, la démarche des fédéralistes européens révèle un manque de confiance en l’Allemagne, puisqu’on a peur de "réveiller le loup qui dort". Les historiens savent pourtant qu’il importe que les traumatismes soient dits pour être dépassés. Si nous voulons une amitié franco-allemande solide, il faut que nous puissions parler de tout. Une vision pertinente de ce pays ne peut être que globale. Pour l’heure, du collège aux grandes écoles françaises, l’effort de connaissance de l ’Allemagne dans ce qu’elle a de singulier est notoirement insuffisant. Mis à part des esprits originaux comme Jean-Pierre Chevènement (2) et Emmanuel Todd (3), les élites françaises connaissent mal ce pays avec lequel elles prétendent construire un " couple ". Elles en ignorent notamment une règle essentielle. Quand un étranger vient leur proposer un projet, les Allemands répondent généralement : " Oui, mais nous faisons comme cela et naturellement vous êtes d’accord ". Une fois l'acceptation esquissée, l'affaire est close ".

S’imaginer qu’il sera ensuite aisé de les manipuler relève d’une naïveté inquiétante.

Les Français étudient-ils la Russie ?

Mikhaïl Gorbatchev, Secrétaire général du Parti Communiste d’Union soviétique de 1985 à 1991, laisse en ruine la connaissance française de la Russie. Par la répétition organisée des slogans " glasnost " et " perestroïka ", il étouffe toute tentative d’analyse. Gênant la convergence Est-Ouest, les esprits critiques sont frappés d’ostracisme. Pendant ce temps, les réseaux des sicaires et propagandistes du Kremlin poussent leurs pions dans les médias et dans l’entourage des décideurs. Au soir du 25 décembre 1991, la démission de M. Gorbatchev ajoute encore à la confusion.

Boris Eltsine. Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure

 

Héros du coup de théâtre d’août 1991, le Président Boris Eltsine se voit d’abord présenté en démocrate exemplaire, puis en alcoolique invétéré. Enfin, la couverture de l’Express du 3 septembre 1998 dénonce en lui un " homme dangereux ". Après sa démission, en 1999, nul ne semble le regretter.

Vous avez dit Sakharov ?

Soumis depuis leur enfance à ces messages contradictoires, comment les jeunes bacheliers perçoivent-ils actuellement la Russie ? Agrégé de Russe et Directeur du département d’Etudes Slaves de l’Université de Paris X, Yves Hamant confie ses observations. " Les nouvelles générations d’étudiants n’ont aucune espèce de représentation de l’Union soviétique et de la Russie. Avant 1985, tout bachelier avait un minimum de connaissances à propos de l’Union soviétique. Tout étudiant avait entendu parler de Sakharov ou de Soljenitsyne. Aujourd’hui, il ne s’agit même pas d’histoire, ni même de préhistoire... cela n’existe pas ! Tout ce que nous avons appris et compris du système soviétique échappe à leur univers mental.

Cette situation représente un sérieux défi pour l’enseignement de l’histoire de l’Union soviétique et de la civilisation russe. En effet, l’absence de représentation du passé pose un terrible problème pour la compréhension du présent. Certains journalistes qui s’occupent aujourd’hui de la Russie sans disposer des connaissances historiques nécessaires paraissent sérieusement handicapés. Ils manquent de clés et de perspectives, ce qui nuit à la pertinence de leur jugement. Leur public ne peut qu’en subir les conséquences. Il faut ajouter à cela que l'enseignement du russe est en train de disparaître des collèges et des lycées.

Une recherche éclatée

La recherche universitaire française sur la Russie, elle-même, est atomisée. Certes, un certain nombre de spécialistes de la Russie survivent dans l’Hexagone, mais il n’existe pas de grand centre de recherche dans lequel ces chercheurs se retrouveraient pour confronter et mieux assurer leurs analyses. Les nouveaux spécialistes qui se forment - et il en est de grande qualité - rencontrent de grandes difficultés car ils trouvent très difficilement à s'employer, tant à l'Université que dans les administrations et les entreprises". En effet, les plus grandes sociétés s’avèrent incapables d’anticiper sur le marché russe au point d’accepter de payer 5 000 francs par mois un stagiaire juriste spécialiste du droit russe des affaires. Résultat, elles se mettent en situation de dépendance à l'égard de juristes russes qu'elles ne sont pas en mesure de contrôler.

Droit dans le mur

Tout en contribuant à entretenir l’anémie du vivier français des spécialistes de la Russie, ce comportement témoigne d’un manque d’anticipation qui fait partie de la culture de beaucoup d’entreprises et d’administrations françaises. L’insuffisance de la recherche française sur la Russie renvoie donc à une méconnaissance quasi systématique d’autrui. Celle-ci engendre un sous-développement de l’intelligence d’un monde complexe. Yves Hamant pointe du doigt le paradoxe : " Alors qu’il faudrait - au contraire - de plus en plus de spécialistes pour étudier un monde post-soviétique de plus en plus complexe, la société française prend le chemin inverse. Aujourd’hui, l’Hexagone ne dispose pas d’un vivier suffisant de spécialistes de la Russie. Il s’agit là d’un facteur d’insécurité dont aucun responsable ne se préoccupe. Comment la France pourrait-elle résister à la compétition avec des pays capables d’étudier les sociétés post-soviétiques et d’anticiper leurs évolutions ? Les Français ne se donnent pas les moyens de leurs prétentions, voilà le fond du débat. "

Un test simple en rend compte : l’étude de la bibliographie publiée dans la livraison 1999 de l’annuaire " Les pays de la CEI ", édité par la documentation Française. A peine 18% des ouvrages cités ont été écrits en langue française... En revanche, 71% des titres indiqués ont été publiés en anglais, soit quatre fois plus.

Pour autant, il faut noter l'apparition de nouvelles signatures, tant dans la presse française que dans les publications spécialisées. Quelques nouveaux auteurs font preuve de remarquables compétences.

De toute manière, les décideurs ne lisent pas

La recherche française concernant les Pays d’Europe Centrale et Orientale (PECO) bénéficie-t-elle d’une situation plus favorable ? Héritage de la Guerre froide, la recherche française sur les P.E.C.O. reste plus de dix ans après la chute du rideau de fer divisée en clans, pour ne pas dire balkanisée. La plupart des chercheurs travaillent chacun dans leur coin et de façon dispersée sur différents aspects de ces pays. Une fois encore, il manque une véritable communication entre spécialistes au sujet des recherches en cours ou à venir. Quant à parler de coordination des efforts... Il existe, cependant, une exception à la règle : la création à Prague, dès 1990, du Centre Français de Recherche en Sciences Sociales (CEFRES). Sa mission est de faciliter les recherches françaises sur l'Europe centrale et de diffuser les sciences sociales françaises en Europe centrale.

Jacques Rupnik constate cependant une maigre utilisation de ces travaux. " De toute manière, même la recherche, l’analyse et la prospective de qualité circulent très peu vers les décideurs politiques ou économiques. Cette spécificité française conduit ensuite les politiques à réagir aux évènements à l'Est plutôt qu'anticiper".

Au regard des défis intellectuels, diplomatiques et économiques que représentent les évolutions des pays d’Europe centrale et orientale, un tel dysfonctionnement laisse pantois.

L'Université végète

Au-delà des pays précédemment évoqués, ces observations conduisent à s’interroger à propos de l’aptitude de la recherche française à penser le monde contemporain. Les projets de réforme de l'ancien ministre de l’Education nationale, Claude Allègre, étaient-ils susceptibles d’apporter un mieux ? Directeur du Centre d’Etudes et de Recherches Internationales à cette époque révolue, Jean-François Bayart s’interroge. " Le projet de faire du Centre National de la Recherche Scientifique une institution " péri universitaire " ignore l’état de misère matérielle dans lequel végète l’Université dans notre pays. Cette dernière n’est absolument pas en mesure de prendre en charge l’effort national de recherche qu’exige notre économie, ni même de lui procurer un environnement porteur, par exemple en matière de locaux, de logistique administrative, de bureautique, de bibliothèques. En bref, elle serait incapable d’absorber le CNRS, de même qu’une économie sous-développée ne peut recevoir de façon productive un montant trop élevé d’investissements extérieurs et est condamné à les dilapider ou à voir se greffer une " bulle " spéculative. Le débat, tel qu’il est engagé, semble donc pipé. Et cette réforme, parachutée, avec, n’en doutons pas, les meilleures intentions qui soient, risque fort d’aboutir à l’inverse du résultat escompté : non pas au redressement, mais à l’effondrement irrémédiable de la recherche française "(4).

Ainsi, l’Université française se trouve-t-elle maintenant comparée à une économie sous-développée... Partie suivante>

Pierre Verluise

Notes:

1: Au nombre des exceptions, l’historien Pierre Aycoberry. Il a notamment publié en 1979 un ouvrage de référence : La question nazie, éd. Seuil. Ce titre étant épuisé, il a publié, en 1998, La société allemande sous le III e Reich, 1933 - 1945, éd. Seuil.

2 : Jean-Pierre Chevènement a publié en 1996 un ouvrage intitulé : France-Allemagne, parlons franc, éd. Plon.

3: Emmanuel Todd apporte un éclairage original en 1989 dans son livre intitulé : L’invention de l’Europe, éd. Seuil.

4: " Nouvelles du CERI ", janvier 1999, pages 2 et 3.

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Mise en ligne 2001
     
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