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www.diploweb.com L'eau en Asie centrale : incidences d'un nouveau contexte géopolitique

3 ème partie : Coopération et conflit au sein d'une recomposition géopolitique régionale, par Jeremy Allouche, doctorant

Malgré des avancées institutionnelles, les frictions sur le terrain deviennent de plus en plus fortes. Les tensions entre les Kirghizes et les Ouzbeks s'amplifient d’année en année. La poursuite d'intérêts nationaux se fera-t-elle aux dépens d'une politique de coopération?
Les notes se trouvent après la conclusion

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A la fin du premier semestre 2002, l'eau n'a pas encore constitué en Asie centrale un facteur de conflit armé entre deux États. David Smith identifie néanmoins trois régions, où les incidents autour de l'eau sont fortement présents. Il s'agit de la basse vallée du Zeravchan, du delta de l'Amu Darya et de la vallée de Ferghana. Cette dernière région est la seule à avoir déclenché des incidents armés. Valeri Tishkov relève des incidents entre des Tadjiks d'Isfara et des Kirghizes de Batken en 1982, 1988, 1989, et 1991. Des différends à propos des terres et de l'eau sont, selon lui, à l'origine du conflit. Les Tadjiks ferment périodiquement le canal de Bokent qui approvisionne en eau la ville de Batken (50). D'autre part, l'eau peut constituer un facteur aggravant dans des tensions ethniques ou des disputes territoriales déjà existantes (51). Un excellent tableau résumant toutes les possibilités de conflits autour de l'eau dans le basin de la mer d'Aral se trouve dans l'étude de Klötzi (52).

Une certaine continuité

Malgré les différentes tensions autour de l'eau, les cinq républiques réalisent tout de même la dépendance et l'enjeu que l'eau représente pour chaque Etat. En effet, même si l'Asie centrale ne se caractérise pas par un manque d'eau, les différences de débit d'eau suivant les saisons ou même annuellement requièrent une coordination entre les différentes républiques pour pouvoir stocker certaines réserves d'eau, afin d'assurer un débit continu et régulier. Après la tentative de "putsch" d'août 1991 contre M. Gorbatchev, la réaction des cinq républiques fut rapide. Dès le 12 octobre 1991, une déclaration commune des cinq Ministres de l'Eau est publiée au sujet du respect et la continuité de l'allocation de l'eau aux différentes républiques. On peut tout de même être surpris par l'acceptation des cinq républiques du système soviétique, vue la politique nationaliste que chaque État poursuit habituellement lors de son indépendance. Cependant, certains spécialistes ont considéré que la fragilité des différentes républiques à l'époque ne permettait pas une renégociation des accords.

Dès février 1992, un accord de coopération est signé entre les cinq républiques. Cet accord prévoit la mise en place d'une commission inter-étatique sur la coordination de l'eau (ICWC (53)) afin de surveiller et contrôler l'utilisation et la protection des cours d'eaux internationaux. Cette commission rassemble plusieurs fois par an les différents ministères responsables de la gestion de l'eau. Une des tâches importantes de cette commission est de déterminer chaque année l'allocation en eau pour chaque république. Cette commission est aussi chargée de régler les conflits entre les différents États par rapport à la gestion de l'eau. A ce sujet, la commission peut faire appel à un médiateur neutre.

Tensions

En dépit de la création de cette commission, les problèmes demeurent. Le Kirghizstan conteste durant les sessions la quantité d'eau allouée à chaque Etat. En effet, le Kirghizstan, suite à la réunion de l'ICWC en 1996 par exemple, n'a obtenu que 0,4% du volume d’eau total réparti pour l'année 1996-97. Même s'il est vrai que les pourcentages attribués ne représentent peut être pas la réalité (54), ils reflètent l'héritage d'un système soviétique que certaines nations indépendantes, tel le Kirghizstan, veulent changer. A cet effet, le parlement kirghize n'a toujours pas ratifié l'accord d'Almaty de 1992. Pour le Kirghizistan, l'eau du Syr Daria n'est pas considérée comme un bien commun. C'est d’ailleurs dans cette perspective que le parlement kirghize adopte aussi en juillet 1997 une résolution demandant aux États en aval de contribuer financièrement à la maintenance des barrages installés sur son territoire. Le Kirghizistan prône même une marchandisation de l'eau. Le directeur de l'agence hydrologue kirghize, Dûšen Mamatkanov, a d'ailleurs développé un barème pour la tarification de l'eau du Syr Daria. D'autre part, le Kirghizstan, mais aussi le Tadjikistan, veulent utiliser l'eau à des fins hydroélectriques.

Contradictions entre l'amont et l'aval

Cependant, le problème majeur est que la production d'hydroélectricité empêchent les cultures d'irrigation dans les pays en aval. En effet, les pays en amont doivent stocker l'eau en hiver mais la relâcher en été. La situation actuelle ne permet à ces États d'accumuler que très peu d'hydroélectricité. Ce problème est d'actualité, puisque ces États sont dépendants pour leur énergie du charbon kazakh et du gaz ouzbek. En effet, le Tadjikistan et le Kirghizistan ne possèdent qu'une quantité très faible de ressources fossiles. Selon certaines estimations, il apparaît que le Tadjikistan importe 95% de sa consommation nationale de gaz, 99% de celle de pétrole et 91% pour le charbon. Les chiffres avancés pour le Kirghizistan sont semblables, sauf que leur consommation en charbon est légèrement inférieure. Cependant, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan utilisent leurs ressources comme un moyen de pression et les exportations de ces matières sont donc très irrégulières.

Des avancées institutionnelles, mais des frictions sur le terrain

Compte tenu de l'ampleur des difficultés et des dépendances entre les différents États, une autre commission fut instituée suite à la signature par les présidents des cinq États membres d'un nouvel accord de coopération. Un conseil inter-étatique sur les problèmes de la mer d'Aral est donc créé afin de mieux coordonner la stratégie et l'aide financière établies par les différentes organisations internationales présentes dans la région (Banque Mondiale, PNUD, ...). Les présidents des cinq républiques créent encore un fonds international pour la mer d'Aral.

Cependant, malgré ces avancées institutionnelles, les frictions sur le terrain deviennent de plus en plus fortes. Les tensions entre les Kirghizes et les Ouzbeks en particulier s'amplifient d’année en année. En représailles à la décision des autorités Ouzbeks de couper de nombreuses fois l'approvisionnement de gaz au Kirghizistan durant l'hiver 1998-1999, les Kirghizes ont inondé par l'ouverture du réservoir de Toktogoul la majorité des champs en Ouzbékistan. Ils ont, au contraire, limité le volume d'eau durant l'été, détruisant une bonne partie des cultures ouzbeks (55). Le même type d'incident se reproduit en 2001, avec la décision du directeur général de Kirgyzenergo de limiter le débit d'eau pour l'été 2001 à moins d'un tiers des volumes d'eau prévus. Les conséquences furent catastrophiques pour l'Ouzbékistan - et en particulier sur la république autonome du Karakalpakistan - mais aussi sur le Kazakhstan. La poursuite d'intérêts nationaux se met donc en place aux dépens d'une politique de coopération.

Et l'Afghanistan ?

Les efforts de coopération se limitent pour plusieurs raisons évidentes aux cinq républiques d'Asie centrale. L'Afghanistan, qui contribue à 8% du débit de l'Amou Darya, n'a pas été inclu dans le partage de ces eaux, compte tenu de la guerre civile qui se déroulait dans ce pays. Pourtant, l'Afghanistan a un rôle clef dans la région au niveau hydraulique. Ses rivières - la Murgab et la Kotcha - alimentent l'Amu Darya. L'Afghanistan se trouve donc en position de pays en amont. Cependant, les Soviétiques n'ont jamais considéré l'Amu Darya ou le Syr Darya comme des fleuves internationaux. Les pays riverains, l'Afghanistan et l'Iran, n'ont donc eu jusqu'à l'indépendance des cinq républiques, en 1991, aucune participation dans la gestion des eaux de ces deux fleuves. La situation géopolitique faisait jusqu'à récemment de l'Afghanistan un acteur négligeable. Il est néanmoins vrai qu'auparavant ce pays utilisait à des fins agricoles deux affluents de l'Amu Darya, la rivière de Kunduz ou de Kotcha, pour irriguer ses terres. La reconstruction de l'Afghanistan constitue donc une nouvelle source d'instabilité pour la gestion de l'eau en Asie centrale (56). En 1993 déjà, le ministre turkmène de l'eau déclara : "Our concern is that Afghanistan might make a claim on the water of the Amu, and we would not be able to do anything about it, because they are upstream from us". (57)

La mise en place fin 2001 d’un gouvernement intérimaire en Afghanistan pour reconstruire le pays est pour l’instant facilitée par une grande coopération avec les cinq républiques. Au premier semestre 2002, le leader du gouvernement intérimaire, Hamed Karzai, renoue les contacts avec le gouvernement ouzbek. Ce dernier propose d’aider à la reconstruction du pays avec, par exemple, l’exportation de gaz ouzbek mais aussi l’envoi de spécialistes agricoles et d’irrigations. Il est d’ailleurs suggéré par le ministre afghan de l’Eau et de l’Électricité, Shaken Korgar, que l’échange d’électricité puisse constituer une autre forme de coopération (58). D’autre part, selon l’Agence Islamique de Presse Afghane, le Turkménistan serait aussi prêt à fournir à la province Fariab au Nord de l’Afghanistan ses besoins en électricité (59).

Craintes

Ceci ne peut masquer certaines craintes de la part des cinq républiques au sujet de l’utilisation de l’eau de l’Amu Darya, mais aussi de la Mer d’Aral. En effet, lors de la conférence internationale d’aide pour l’Afghanistan, le 21 janvier 2002 à Tokyo, des scientifiques japonais et américains proposent de diviser la mer d’Aral en 3 lacs et de transférer l’excédent d’eau en Afghanistan via l’Amu Darya. Les scientifiques kazakhs déclarent, quant à eux, que cette initiative constituerait un désastre écologique aux conséquences mondiales (60). En contrepartie, le chef de la délégation kazakh, Kairat Abuseitov, suggère que son pays fournisse à l’Afghanistan une part de ces récoltes en contrepartie de l’eau non utilisée. A ce sujet, le Kazakhstan a déjà accepté d’envoyer 70 000 tonnes de blé, dans le cadre du programme pour l’alimentation mondiale. partie suivante >

Jeremy Allouche allouchej@hotmail.com

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  Date de la mise en ligne: décembre 2002
         

 

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