Recherche par sujet Abonnement à la Lettre du diploweb.com

www.diploweb.com Géopolitique de l'Union européenne

"La norme sans la force. L'énigme de la puissance européenne",

par Zaki Laïdi

 

L'auteur propose des pistes précieuses, des débats constructifs que chacun est amené à prolonger, contrairement à beaucoup d’ouvrages qui se contentent de décliner les raisons du déclin ou de la force de l’Europe politique, sans se prononcer sur une quelconque réflexion générale. Cet ouvrage mérite d’être lu, et d’ouvrir un débat qui, espérons-le, ne fait que commencer. 

Mots clés - Key words: zaki laïdi, la norme sans la force, l'énigme de la puissance européenne, presses de la fondation nationale des sciences politiques, bertrand vayssière, traité constitutionnel européen, europe puissance, soft power, hard power, normpolitik, realpolitik, relations internationales, puissance civile, convergences et divergences euro-atlantiques.

 

 

*

 

 

Paris, Presses de la  Fondation Nationale des Sciences Politiques, 158 p., 8 euros, ISBN 2-7246-0982-4.

On a beaucoup parlé, depuis le double revers au référendum sur le Traité constitutionnel européen, de l’échec de la CED, établissant par là même une comparaison entre les deux événements. La tentation du déclin est grande dans cette approche, mais elle est stérile, comme bien souvent (et historiquement fausse). Le petit essai de Zaki Laïdi sur la « puissance européenne » n’a pas été écrit pour nous rassurer, mais pour nous rappeler qu’il est urgent de réfléchir à l’avenir de l’UE, qui n’a pas disparu avec le projet constitutionnel dont il n’était qu’un reflet. L’acquis communautaire est là, rappelant l’inanité de la comparaison avec le « crime du 30 août » 1954, à une époque où les réalisations européennes étaient encore minces, et les conséquences d’un échec par conséquent catastrophiques.

Oser les vraies questions

Réfléchir implique cependant de se poser les vraies questions, celles en tout cas que le traité constitutionnel n’osait soulever frontalement : comment, à l’échelle communautaire, concilier identités nationale et européenne avec la permanence de l’Etat-nation, tout en se voyant reconnaître les attributs de la puissance à l’échelle mondiale ? Bien évidemment, ces questions nous renvoient à l’actualité la plus brûlante des relations internationales, qui semble orchestrer un retour en force de certains Etats désireux de faire respecter leurs souverainetés politiques, quitte à le faire aux dépens d’un ordre mondial qui semblait pourtant possible après la chute de l’hydre soviétique. Que peut faire l’Europe dans ce monde plus complexe et qui semble revenir aux schémas les plus classiques de la Realpolitik, où la loi est contournable et la règle l’anarchie ? C’est à cette question que Z. Laïdi va tenter de répondre tout au long d’un ouvrage court (156 pages), mais très synthétique.

Europe et puissance sont-elles compatibles ?  

Dans un premier temps, Europe et puissance sont-elles compatibles ? La réponse lui paraît être négative, puisque le projet européen s’est avant tout fait contre la guerre, et que l’instrument le plus classique de la puissance, l’Etat, y paraît condamné. Pour Z. Laïdi, « les Européens ne se vivent pas et ne se voient pas comme les garants ultimes de leur sécurité » (p.16), point commun qu’ils partagent avec les Japonais, eux aussi méfiants vis-à-vis de leur passé (bien que l’auteur oublie dans un cas comme dans l’autre les tentations du révisionnisme historique qui travaillent ces sociétés). Dans ce cas de figure, les Européens sont tentés par les « instruments » du soft power, où la logique d’interdépendance, reposant sur certains points forts (par exemple le commerce, voire l’élargissement), permet de composer avec certaines puissances, donnant des résultats politiques avec certaines (Ukraine), pas toujours avec d’autres (Russie). C’est en tout cas différent du hard power, qui annonce et énonce une « politique du monde », comme c’est le cas des Etats-Unis depuis le 11 septembre, qui, de par leur influence, imposent une terminologie et des ennemis communs autour d’eux : ainsi, la Stratégie européenne de sécurité, telle qu’énoncée par Javier Solana, ne s’éloigne en rien de la terminologie américaine en matière de vision géopolitique. Cette timidité européenne ne risque pas de s’arranger dans la mesure où, mis à part quelques faisceaux conducteurs de puissance (Airbus, Ariane, Galileo), qui n’amènent pas automatiquement à la fusion, il y a une préférence généralisée des Européens pour les solidarités concrètes plutôt que pour une construction d’ensemble, comme le rappelle l’échec du Traité constitutionnel. Ce dernier n’est d’ailleurs pas seul en cause : l’Europe existe avant tout par un corpus de normes, mais n’a pas de corps ni de référents qui permettraient de parler de « demos européen » (ce que l’auteur appelle un « point de capiton »). Or, sans ce demos, il n’y a pas de hard power possible, parce que chaque peuple, au sein de l’Union, ne pondère pas les menaces de la même façon (ainsi les pays de l’Est qui ont adhéré à l’Europe pour mieux recouvrer leurs souverainetés). Parallèlement, créer une armée nécessite des sacrifices qui n’ont rien de symbolique, et ne peut pas s’organiser comme une restructuration industrielle : la politique de défense semble ainsi mal partie, de même que la lutte anti-terroriste, ainsi que le démontrent les difficultés du mandat d’arrêt européen.

L'Europe communautaire se veut une "puissance normative" 

Cependant, l’Europe s’est définie dès le départ comme une « puissance civile », désireuse de domestiquer les rapports mondiaux. Par le constructivisme et l’institutionnalisme, elle a ainsi toujours espéré imposer le jeu de la socialisation, de la négociation et de la concertation aux autres puissances régionales. Cette vision des choses se heurte aux théories des « réalistes », pour lesquels les Etats ne sont pas des acteurs sociaux mais des monstres froids. Mais le réalisme pouvait-il prévoir la réconciliation franco-allemande de l’après-guerre, et le projet européen en général ? Reste à savoir si ce dernier peut être prolongé à l’échelle du monde. En effet, l’Europe voudrait être une « puissance normative », à la recherche d’un système où les règles soient légitimes et respectées, ces règles que l’Union impose elle-même à tous les pays candidats qui voudraient l’intégrer comme principaux marqueurs de l’identité européenne (Copenhague, 1973 et 1993). Ainsi, il ne s’agit pas d’exporter des valeurs, ce qui est l’apanage d’un pouvoir persuadé de sa propre excellence, mais de faire reconnaître des préférences. L’Europe doit ainsi refuser la Realpolitik qui marque et domine les relations internationales (difficile pour de vieilles puissances comme la Grande-Bretagne et la France, mais l’Allemagne, en renonçant au deutschemark, a fait un pas vers le post-national) : l’UE ne défend pas, comme la plupart des Etats, d’intérêts vitaux ; elle joue sur l’interdépendance et le long terme, contrairement aux Etats-Unis (protocole de Kyoto et, plus généralement, défense des problèmes écologiques). Comme il a été dit, le commerce en tant que force socialisatrice joue beaucoup dans la vision européenne, bien que cela ne doit pas l’empêcher de défendre également son modèle social (voir le conflit Europe/Chine), ce qui à nouveau démontre le besoin pour l’Europe de normer la mondialisation, et de faire jouer les « préférences collectives ». La « préférence pour la norme », qui s’oppose ici à la préférence pour la force, conduit l’UE à vouloir réguler le système international dans les domaines qui conditionnent son identité, ses intérêts et sa survie (développement durable, droits de l’Homme et démocratie, droits sociaux fondamentaux). Cette logique d’interdépendance doit jouer également en matière de prévention des conflits, où la « logique kantienne » des Européens se heurte là aussi à la « logique hobbsienne » des Etats-Unis, comme le montre l’exemple de l’Irak.

Divergences de vues avec les Etats-Unis

En effet, l’Europe voudrait être le promoteur des « biens publics mondiaux » transcendant les souverainetés, selon une « vision du monde » qui passe par la promotion et le respect des grands textes internationaux (dont la présentation synthétique est faite dans un tableau pp.110-115), rendant compte du fait que l’UE doit composer avec des grands Etats qui ne partagent pas sa vision, manière de plus de démontrer que la mondialisation n’est pas forcément le signe de plus d’interdépendance. Il est vrai que l’Europe, à l’intérieur de ses « limites », a expérimenté le principe de la souveraineté partagée (effet direct et primauté des lois européennes), qui la prépare mieux que le souverainisme américain aux principes de la gouvernance mondiale. Or, sur ce dernier point, le désaccord est de plus en plus net avec les Etats-Unis, eux-mêmes opposés au droit international, en germe dans la CPI ou le protocole de Kyoto : on assiste même dans ce pays à un révisionnisme juridique de plus en plus ouvert, surtout depuis le 11 septembre, et qui devrait amener une opposition toujours plus forte avec l’Europe sur le principe de souveraineté. En ce sens, l’UE serait seule dans sa remise en cause du système westphalien en réclamant une régulation des biens mondiaux, dont la communauté de référence est à l’échelle planétaire, au sein d’un système de moins en moins statocentrique. Ceci dit, l’auteur rappelle que cette préférence est bien illusoire, tant les processus de gouvernance mondiale, à l’heure actuelle, sont fragmentés, avec des décalages (plus pour le commerce, moins pour les droits économiques et sociaux), et surtout des mécanismes de résistance ou de « sortie » du jeu mondial, que seule la stratégie de puissance peut permettre (on pense bien évidemment aux Etats-Unis).

Renforcer le rôle et le suivi des solidarités concrètes 

Pour Z. Laïdi, ce serait ainsi une erreur de vouloir constitutionnaliser l’ordre mondial, comme ça a été une erreur, à l’échelle de l’UE, de « passer en force » avec le Traité constitutionnel. Procéder de la sorte, et mettre en avant l’éthique par rapport aux déterminants de l’action politique, ce serait établir les bases d’un despotisme qui se retournerait contre l’héritage kantien dont se réclame le projet européen : une norme, aussi vertueuse soit-elle, ne prend son sens que par le type de communauté qu’elle prétend servir, qui doit se reconnaître en elle et lui trouver, au-delà de ses aspects techniques, un objectif éminemment politique, celui du maintien de cette communauté. Aussi, seules les « solidarités concrètes », à condition d’être menées avec constance, resteront le meilleur moyen de faire avancer les choses, car l’Europe est marquée dès le départ par sa préférence pour la gouvernance plutôt que pour le souverainisme. De fait, la puissance européenne reste énigmatique (d’où le sous-titre du livre), une « puissance à la fois plus attirante et moins convaincante », (p.154) qui n’a rien à gagner en singeant les Etats-Unis avec la chimère de « l’Europe-puissance », surtout en cette période de cycle mondial dominé par le souverainisme. En cela, l’Europe doit rester un contre-exemple et continuer le travail pour la norme, ingrat mais vital, tout en évitant les prétentions à l’universalisation du monde.

Un effet boomerang ?

Mais qu’entend l’auteur par « normativité excessive » (p.149), au-delà de laquelle il y aurait danger despotique ? Une norme n’est-elle pas par essence rigide, et n’a-t-elle pas pour ambition de concourir à la définition de ce qui doit être ? L’auteur pêche par excès d’abstraction : une puissance représente une volonté d’agir sur le monde, certes, néanmoins cette volonté débouche sur une capacité de domination, qui peut rester virtuelle, exister sans se manifester, mais dont la potentialité est un élément en soi des relations internationales, capable d’exercer une influence sur les personnes et les choses. Et, en soi, la « Normpolitik » proposée par Z. Laïdi ne peut que rencontrer des réticences de la part des autres puissances, qu’elles soient confirmées ou émergentes, ce qui d’ailleurs n’a rien de nouveau : André Suarès écrivait déjà en 1928 que « l’Amérique a fait jouer le principe de Munroë (sic) au gré de ses besoins. Elle exige désormais que l’Europe n’ait aucune part à ses affaires ; et elle entend en être seule juge. Elle se dérobe à toute amphictyonie ; elle décline toute autorité, toute cour internationale ». De même, la préférence pour la norme ne risque-t-elle pas de se retourner contre l’UE elle-même ? Il est vrai que celle-ci est une donnée naturelle et centrale dans le projet européen, parce que c’est elle qui a permis de ruser avec le principe de souveraineté sans pour autant l’abolir ; cependant, cette politique a cela de mauvais qu’au bout d’un moment, la norme s’oppose à la politique (il s’agit de domestiquer des Etats indisciplinés) au nom de la rationalité : elle vise, tout en établissant les règles d’un monde plus juste, à dévaloriser les souverainetés nationales et, ce faisant, le vote démocratique.

Vers un vrai débat ?

Ainsi, l’auteur, qui a voulu ne pas céder aux sirènes de la gouvernance mondiale, dont il parle avec prudence dans cet essai, ne trouve pas de solution satisfaisante entre ce champ politique idéal et celui de l’anarchie internationale : l’Europe ne peut pourtant pas rester à mi-chemin entre les atouts classiques de la puissance et les avantages modernes d’une mondialisation hypothétique des règles du jeu politique.

Cela dit, le débat est posé, sans que l’on ne s’arrête, par narcissisme ou impuissance, à l’échec du traité constitutionnel. Zaki Laïdi propose des pistes précieuses, des débats constructifs que chacun est amené à prolonger, contrairement à beaucoup d’ouvrages qui se contentent de décliner les raisons du déclin ou de la force de l’Europe politique, sans se prononcer sur une quelconque réflexion générale. Ce petit ouvrage mérite d’être lu, et d’ouvrir un débat qui, espérons-le, ne fait que commencer. 

Bertrand Vayssière - Maître de conférences à l’université de Pau

 

Copyright février 2006-Vayssière /www.diploweb.com

L'adresse url de cette page est http://www.diploweb.com/ue/laidi.htm

 

Date de la mise en ligne: avril 2006

 

 

 

   

 

  Recherche par sujet   Ecrire :P. Verluise, ISIT 12 rue Cassette 75006 Paris France
       

Copyright février 2006-Vayssière /www.diploweb.com

La reproduction des documents mis en ligne sur le site www.diploweb.com est suspendue à deux conditions:

- un accord préalable écrit de l'auteur;

- la citation impérative de la date de la mise en ligne initiale, du nom de famille de l'auteur et du site www.diploweb.com .

Pour tous renseignements, écrire : P. Verluise, ISIT 12 rue Cassette 75006 Paris France