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Le soldat et la Nation

Par Catherine DURANDIN*, le 4 novembre 2011.

A l’occasion des commémorations du 11 novembre 1918, Catherine Durandin s’interroge sur le lien qui unit en France l’Armée et la Nation. L’auteur construit sa réflexion sur des exemples récents en Afghanistan puis en Libye. C. Durandin constate que les Français ont une vision très fragmentaire de leur Armée. Tantôt, elle est vue comme "ces jeunes soldats mourant pour rien dans des opérations à éviter" parce que le sens fait défaut, tantôt elle est appréciée comme dans un « show » de technologie triomphante.

18 août 2008 : dix soldats d’une patrouille française trouvent la mort dans une embuscade montée par les insurgés dans le secteur d’Uzbin, en Afghanistan. On relève 21 blessés. Le 22 août, Le Figaro propose un long papier consacré au déroulement de l’évènement. L’unité de fantassins du 8e RPIMa et le régiment de marche du Tchad ont été encerclés, ils effectuaient une marche de reconnaissance, marche difficile sur une route en lacets à une altitude de plus de 2000 mètres. La chaleur suffocante à cette heure de la journée, 13h30 , les tirs des Talibans à l’arme légère et aux lance roquettes, la colonne encerclée, les premiers blessés, la zone à feu et à sang, les efforts des hélicoptères américains pour tenter d’évacuer les blessés, en vain, car les tirs sont trop nourris, le déroulement de la scène de cet épisode tragique du 18 août est minutieusement retracé par le quotidien.

Au-delà du descriptif très précis, des éléments de polémique se font déjà jour : le commandement aurait été trop lent à réagir, l’unité de reconnaissance aurait manqué de munitions, des avions de l’OTAN, venus en renfort, auraient raté leur cible et touché des soldats français, l’OTAN dément…

La mort du soldat, scandale ou devoir accompli ?

L’opinion publique serait-elle sensible aux réalités de la guerre en Afghanistan en ce mois d’août 2008 ? Il semble bien que se soit manifesté un moment d’émotion profonde alors que l’information habituelle des mois d’août porte généralement sur le nombre des blessés et des morts sur les routes des vacances. A Paris, les soldats tombés à Uzbin ont droit le 21 août aux honneurs d’un hommage national aux Invalides. Le président Sarkozy prononce une allocution digne qui, en dépit de sa classe, est critiquée sur le champ. Pour les uns, il ne se serait pas exprimé clairement sur les circonstances précises du drame, pour d’autres, il aurait évoqué trop lourdement le deuil des familles, trop insisté sur l’évocation douloureuse de la jeunesse fauchée dans la fleur de l’âge. Ces propos tendraient à faire de ces soldats, morts au combat, des victimes et non des héros. Et pourtant, le Président a été clair en prononçant ces mots : « Vous étiez engagés en Afghanistan dans un combat contre la barbarie, l’obscurantisme et le terrorisme. Ces mots montrent que le métier de soldat n’est pas un métier comme les autres. Tous les dix, vous êtes morts jeunes mais vous avez eu le privilège de vivre votre engagement, de choisir ce métier, ce métier des armes dont nous voyons aujourd’hui de quel prix on peut le payer. » Cette vision traditionnelle du métier des armes, ce rappel du risque accepté de trouver la mort et de donner la mort, une partie de l’opinion les récuse, troublée par un malaise où se confondent plusieurs données.

Le malaise est tout d’abord engendré par la suspicion et la critique portées à l’adresse du commandement militaire. C’est ainsi que deux familles des soldats décédés décident de porter plainte. L’objet de cette démarche est précisé par l’avocat des familles : « Cette action en justice a pour but de faire connaître la vérité et de faire avancer les choses, ce n’est pas une plainte destinée à critiquer l’armée, elle a pour but de mettre en cause la hiérarchie militaire qui a commis des fautes dans l’organisation de cette opération militaire. » Le débat est ouvert : est - ce du ressort des civils, en temps de guerre, d’examiner et d’éplucher la conduite des opérations ? Si, dans le cas d’Uzbin, la question est ouvertement posée c’est que les Français, en 2008 déjà, ne sont plus convaincus de la nécessité de l’engagement de leur pays en Afghanistan. Bientôt, en 2011, 72% des Français vont se montrer opposés à la poursuite de cette intervention militaire. L’opinion a eu vent des changements de stratégie des Etats-Unis, augmentation des effectifs, passage à la guerre contre insurrectionnelle et départ annoncé par étapes dès 2012.

La position des citoyens s’avère extrêmement complexe : le refus de la mort des soldats s’inscrit dans un rejet de la mort jeune pour une société attachée à la culture de la longévité. Le moment Uzbin est lu comme un accident - l’encerclement de la patrouille de reconnaissance - qui aurait dû être évité. Enfin, le deuil se trouve alourdi par le doute et le rejet d’une présence française jugée inutile, après 7 ans de déboires, en Afghanistan, en dépit de l’investissement de Kaboul et de la chute du régime des Talibans, fin 2001. Le rapport de la Nation à l’Armée n’est pas clair, en cette Armée l’opinion voit des jeunes qui meurent pour rien… Le Président Sarkozy s’évertue, en vain, au cours de l’oraison funèbre du 21 août à plaider pour une juste cause, celle de la guerre juste : « Nous n’avons pas le droit de renoncer à défendre nos valeurs. Nous n’avons pas le droit de laisser les barbares triompher. » Il tente de démontrer brièvement que la guerre conduite en Afghanistan revêt une portée immédiate pour les Français : « Car la défaite à l’autre bout du monde se paiera d’une défaite sur le territoire français. »

Le 19 juillet 2011, de nouveau, lors d’un hommage rendu à 7 soldats tombés en Afghanistan, les arguments du plaidoyer présidentiel sont repris avec force : « Vous n’êtes pas morts pour rien… Vous avez combattu dans une guerre juste engagée contre une tyrannie qui emprisonnait tout un peuple… » Le choix du mot tyrannie, un 19 juillet, renvoie aux accents de la Marseillaise retrouvée, ré entendue, le 14 juillet 2011 lors du défilé militaire sur les Champs Elysées. Ce 19 juillet, Nicolas Sarkozy réaffirme, avec force, le lien qui unit l’Armée et la Nation : « L’armée française, ce n’est pas seulement un instrument parmi d’autres d’une politique. L’armée française, c’est l’expression la plus achevée de la continuité de la Nation française dans l’Histoire. » Le rappel de la tradition, l’énoncé de la refondation du lien entre l’Armée et la patrie sont jugés nécessaires, alors que les soldats en Afghanistan meurent tout comme les civils : c’est un attentat terroriste suicide qui a fauché les militaires français dans la vallée de la Kapisa ! La relation entre l’Armée et la Nation devrait se nourrir, par ailleurs, de la compassion pour les blessés. Ils sont loin de faire la Une de l’information, les chiffres les concernant sont disponibles mais très rarement évoqués : le 14 juillet 2011, comme pour réparer « un oubli », le Président se rend à leur chevet, à l’hôpital militaire Percy. Le rapport entre le nombre des tués et des blessés s’établit à 1 pour 5, 7, à l’heure actuelle.

L’armée entre l’humanitaire et la performance

Aux antipodes de la crainte de la mort pour rien, de la mort/accident pour cause d’attentat, se situe l’image de l’Armée comme maîtresse des plus hautes technologies, l’armée de la performance.
A compter de mars 2011, le suivi des bombardements en Lybie, au service de la cause des insurgés de Benghazi contre le régime de Kadhafi, illustre cet attachement à la compétence technologique dont le pays s’enorgueillit. Rafales et Mirages font leur preuve. Ces missions se déroulent dans un cadre national en coordination avec les Alliés, britanniques et américains, le contrôle des opérations relève de l’OTAN. Pour la première fois, des missiles Scalp sont utilisés au cours des opérations. Le 28 mars, pour son site Secret/Défense, Jean Dominique Merchet titre : « Le Rafale tient toutes ses promesses. »

Satisfaction : cette opération militaire est au service de l’Humanitaire, légitimée par la résolution 1973 de l’ONU du 17 mars 2011 qui condamne la violation flagrante et systématique des droits de l’homme, y compris les détentions arbitraires, disparitions forcées, tortures et exécutions sommaires… La résolution permet aux pays qui le souhaitent de participer à une zone d’exclusion aérienne au dessus de la Libye pour protéger la population civile. Le Parlement appuie l’intervention militaire et, le 12 juillet 2011, autorise à une très large majorité la prolongation de la participation des forces armées françaises à l’opération internationale. Médiatiquement, la référence à l’Humanitaire est incarnée par la présence du philosophe Bernard Henry Lévy, conseiller de l’Elysée, proche des insurgés de Benghazi, appelé à accompagner le 14 septembre 2011 le britannique David Cameron et Nicolas Sarkozy à Tripoli et à Benghazi pour s’exprimer sur la libération de la Libye. Physiquement, en termes de visibilité, en ces mois de frappes, la figure du soldat est absente et l’on passe de l’instrument, Rafale ou Mirage, aux images des Politiques français et britannique venus se féliciter à Benghazi de la libération d’un peuple dont les medias informent qu’il est en liesse… La guerre est présentée comme propre et le décompte des morts libyens, des blessés, des travailleurs immigrés ayant du fuir, semble fort peu importer. Dans le cas de la Libye, le Politique et l’Intellectuel prennent le devant, éclipsant le rôle de la Grande Muette.

Le commentaire à tirer de ces deux exemples d’opérations militaires suggère la conclusion suivante : les Français ont une vision très fragmentaire de leur Armée. Tantôt, elle est vue comme ces jeunes soldats mourant pour rien dans des opérations à éviter parce que le sens fait défaut, que les objectifs ne semblent pas clairs ou illusoires, et que le commandement manquerait de compétence, tantôt elle est appréciée comme dans un « show » de technologie triomphante qui porte à croire que l’expérience de la Libye sera favorable aux exportations d’armes made in France. Mais, en dépit de la volonté pédagogique accentuée dont font preuve les oraisons funèbres présidentielles, la représentation d’un lien Armée / Nation comme vécu d’une tradition historique démocratique fait défaut. Le langage qui accompagne certaines campagnes de recrutement de l’armée de terre est loin d’une aspiration à la poursuite de l’idéal : les annonces insistent, en période de crise de recrutement, sur le fait que l’armée offre de nombreux métiers divers. Cette approche est légitime, l’armée offre des emplois. Elle est néanmoins insuffisante. Est effacé le fait que le métier des armes n’est pas un métier comme les autres. La mise entre parenthèses de la mort donnée ou reçue, peut avoir des conséquences graves et générer des retournements vifs d’opinion quant à telle ou telle autre intervention qui se solderait par des pertes importantes, considérées comme inacceptables. Quel est en fait la relation de la Nation à la guerre ?

La confusion des représentations

A suivre les réactions des internautes sur leurs blogs, les réactions de militaires qui s’expriment à travers divers papiers qui circulent via internet, l’on prend conscience de l’extrême confusion de la palette des représentations : si le thème guerrier, celui de l’engagement pour la patrie demeure présent, nombre de réactions témoignent de l’incompréhension par l’opinion du métier des armes et de ses risques : recevoir et donner la mort. Nombreux sont les témoignages indignés qui traduisent des réactions sympathiques mais inappropriées face à de jeunes morts pris dans le scandale d’une sorte de tragique fait divers.

La guerre est refusée, au-delà des interrogations sur le sens de la mission et des opérations conduites en Afghanistan, c’est la présence de la guerre qui est repoussée, et avec elle, de la mort.

Le pouvoir politique a beau tenter de surligner, lors des obsèques des morts français au combat, la nature honorifique de l’engagement militaire, l’opinion demeure désenchantée. Il est très difficile de séparer ce qui relève de la réflexion sur le soldat, la nation et la guerre d’un débat politique tout à fait légitime mais qui n’est pas de la même nature, sur le bien fondé ou non des interventions en Afghanistan, sur la pertinence ou pas et à quel rythme, du retrait des forces françaises.

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Plus

Catherine Durandin, OTAN, Histoire et fin ? Ed. Diploweb, 2013

Le livre complet au format pdf. 2,2 Mo

C. Durandin. L’OTAN, histoire et fin ?
Le livre complet au format pdf. Diploweb.com 2013. Tous droits réservés.
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Ecrivain, historienne. Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, Agrégée d’Histoire, Docteur es Lettres. Diplômée de roumain, INALCO. Auditrice IHEDN, 37 éme session.


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Auteur / Author : Catherine DURANDIN

Date de publication / Date of publication : 4 novembre 2011

Titre de l'article / Article title : Le soldat et la Nation

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A l’occasion des commémorations du 11 novembre 1918, Catherine Durandin s’interroge sur le lien qui unit en France l’Armée et la Nation. L’auteur construit sa réflexion sur des exemples récents en Afghanistan puis en Libye. C. Durandin constate que les Français ont une vision très fragmentaire de leur Armée. Tantôt, elle est vue comme "ces jeunes soldats mourant pour rien dans des opérations à éviter" parce que le sens fait défaut, tantôt elle est appréciée comme dans un « show » de technologie triomphante.

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