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Les mots et la géopolitique en temps de pandémie : l’après-crise en question

Par Madeleine ROSSI *, le 11 juin 2020.

Quelques jours auront suffi pour qu’une partie du monde soit prise de convulsions inédites à bien des égards. De la défaillance généralisée de l’État de droit aux contraintes multidimensionnelles qui ont accompagné cet arrêt d’un monde, la pandémie de COVID-19 s’est emparée de nos sociétés à un degré surprenant. L’improvisation, la montée en puissance de l’autoritarisme et les contradictions révélatrices d’une gouvernance erratique ne sont que quelques-uns des effets secondaires pénibles de cette nouvelle ère de turbulences.

EN EUROPE, l’Italie a été la première à donner le la de l’assignation à résidence, imposée à tous ses citoyens quelques semaines après le classement en zone rouge de la presque totalité de la Lombardie, du Piémont, de la Vénétie et de l’Émilie-Romagne. Ce « modèle Wuhan », mis en place dans la précipitation, a agi comme un révélateur du faible degré de préparation à une catastrophe qui prévaut sous nos latitudes : l’exact contraire de ce qui se passe sur le continent africain, semble-t-il, où de nombreux pays travaillent activement au renforcement de leurs capacités en matière d’anticipation et de gestion des risques. La suite, nous la connaissons pour l’avoir vécue, et nous n’y reviendrons pas ici, le raz-de-marée d’informations mal régulées ayant fait lui aussi suffisamment de victimes. « Aux animaux la guerre » [1], certes, mais, et voici la première pierre d’achoppement linguistique à laquelle nous nous intéresserons : est-il bien nécessaire qu’à la table du roi l’on s’exprime en termes aussi martiaux ?

Nous ponctuerons cette réflexion de larges extraits d’entretiens que nous ont accordés un historien et un technicien, comme ils se définissent eux-mêmes. Le premier, Mohamed Mahmoud Ould Mohamedou, est professeur d’histoire internationale au Graduate Institute de Genève (Suisse), et a consacré récemment un article d’opinion à l’après-coronavirus, publié par le quotidien suisse Le Temps [2]. Le second, le colonel Bruno Maestracci, est directeur du Service départemental d’incendie et de secours (SDIS) de Corse-du-Sud (France), spécialiste de la gestion de crise et de la coopération internationale. Il a dirigé, à ce titre, plusieurs missions d’évaluation post-catastrophe en Indonésie notamment.

Madeleine Rossi
Rossi

Mots croisés

Au commencement était un vocable spécialisé que tout un chacun s’est (ré)approprié, convoquant en vrac les gestes barrières, les patients zéro, la distanciation sociale, les pics épidémiques et les soignants, ce dernier terme permettant, au passage, d’effacer opportunément toute hiérarchie entre les différentes catégories de professionnels de la santé. La palme revient bien entendu au « confinement », qui ne véhicule plus aujourd’hui de dimension péjorative, émotionnelle ou humiliante, puisqu’assimilé à la notion géographique de confins (« parties d’un territoire formant la limite extrême où commence un territoire immédiatement voisin », selon la définition du Centre national de ressources textuelles et lexicales, CNRTL). Reste qu’il traduit une « mise à l’écart » et, dans les faits, un enfermement et une restriction des libertés qui ne disent pas immédiatement leur nom, les motivations premières étant sécuritaires. Racines latines obligent, nous retrouvons le même terme en italien (confinamento) et en espagnol (confinamiento). En revanche, leurs équivalents anglais et allemand – lockdown et Beschränkung – sont plus directs au plan étymologique et renvoient directement au concept de verrouillage et, partant, d’emprisonnement. Pour peu que l’on prenne la peine de le regarder de près, ce « confinement » ferait presque figure de doux refuge loin du charivari – tour à tour guerrier, paternaliste, infantilisant et moralisateur – qui nous accompagne depuis le mois de mars 2020. S’y ajoutent des locutions anxiogènes et vides de sens, telles « la vie d’avant » et le « monde d’après », taillées pour se muer en directives. Ainsi posées les bases linguistiques de la situation, reste à explorer ce qu’elles impliquent en profondeur : ce sont bien, en effet, les espaces sémantiques entourant le vocabulaire de crise qui ont déterminé le musellement de nos existences et qui servent déjà à « fourbir » les politiques, les lois et les restrictions de demain, le tout dans ce qui apparaît comme une improvisation totale, dictée par la panique.

Le colonel B. Maestracci, qui passe d’urgence en urgence avec ses équipes depuis le mois de décembre 2019, la Corse ayant connu de graves inondations et incendies avant la pandémie, voit dans cette crise l’incapacité des intervenants à se mettre au niveau de ceux qui les écoutent, et les « do and don’t  » dans lesquels le simple citoyen doit se débattre : « Dans un premier temps, on bâtit une stratégie sur la peur – la peur de la contamination – puis on tient un nouveau discours – l’autorisation de sortie – sans apporter aucun réel élément de fond expliquant le pourquoi du déconfinement. J’observe en permanence un discours anxiogène, car non clarifié, systématiquement contradictoire, autrement dit, une pauvreté de la pensée, un naufrage total de l’analyse . Je reste basique, car je suis un technicien, mais ce que je comprends, c’est que l’on continue d’infantiliser les gens et de leur demander de se responsabiliser, d’assurer les mesures barrières et tout le reste, alors qu’on les a confinés pendant deux mois en leur disant qu’ils étaient incapables de prendre ces mesures. Il règne un décalage continu entre la perception qu’ont les gens qui restent chez eux, soumis à une info-obésité mais sans avoir nécessairement la capacité de discernement ou de compréhension du message porté par les intervenants, lesquels se mettent au niveau du public du bout des lèvres. Je caricature, mais cette crise est une caricature.  »

Les autorités suisses ont su tenir un langage relativement cohérent et nuancer leurs interventions, non sans poésie ou humour involontaire parfois, à l’image de la formule du ministre de la Santé, Alain Berset : « Il faut agir aussi vite que possible mais aussi lentement que nécessaire ».

En Italie, où nous avons vécu un confinement « dur » semblable à celui imposé en Espagne, en France et en Belgique, le message était plus ou moins le même et les gens réduits à obéir sans ciller aux ordres et contrordres. À une atmosphère quasiment menaçante – sous la forme de véhicules officiels patrouillant dans les rues désertes, munis de mégaphones crachant dès l’aube l’ordre de rester chez soi – s’est ajouté au fil des jours ce qu’il convient d’appeler le triomphe de la bureaucratie : le quotidien La Repubblica a recensé 160 décrets et ordonnances publiés en 100 jours. La Suisse, qui a opté prudemment pour un « semi-confinement » à la mi-mars 2020, s’est contentée de 13 ordonnances en deux mois, mais a surtout misé sur la tradition de confiance réciproque entre l’État et les citoyens. Autrement dit, elle a traité ses habitants en adultes et a pu, dès lors, s’en tenir à des recommandations de bon sens et des fermetures – cinémas, théâtres, musées, commerces impliquant une proximité physique – à titre préventif. Les autorités suisses ont, en outre, su tenir un langage relativement cohérent et nuancer leurs interventions, non sans poésie ou humour involontaire parfois, à l’image de la formule du ministre de la Santé, Alain Berset : « Il faut agir aussi vite que possible mais aussi lentement que nécessaire ».

Point d’humour en Italie, où un haut fonctionnaire de la police italienne, submergé par la paperasse, soupire : « Tout n’est que confusion qui ajoute à la confusion, à force de décrets-lois, décrets présidentiels, ordonnances régionales, directives des maires et autres petits règlements locaux qui ne font qu’embrouiller l’écheveau de ce qui est autorisé ou non ». Sans parler des entorses et dérogations à la Constitution relevées par l’ancien président du Conseil, Matteo Renzi, plus nombreuses en temps de pandémie de coronavirus que lors de la montée de la menace terroriste. Au quotidien, nous notons encore l’absence totale de remise en question de certaines directives, l’exemple le plus flagrant étant la distance physique préconisée d’une région à l’autre : un mètre et masque obligatoire à Rome, au moins un mètre mais avec un simple foulard sur le visage en Vénétie, et un difficilement mesurable mètre quatre-vingts (!) en Toscane, le masque étant également de rigueur. Expérience faite dans la rue et les commerces, il apparaît que nombre d’Italiens ne questionnent pas ou très peu les valses-hésitations de ce qui leur est imposé, par lassitude, désintérêt ou habitude.

De l’émotion au ballet des improvisations

Le débat, lorsqu’il a eu lieu, a versé, littéralement, dans l’extra-ordinairement émotionnel. Cela s’est vu au quotidien, jusque dans les querelles opposant entre eux les innombrables experts ou bombardés tels. Émotionnelle également cette découverte : le monde d’aujourd’hui, et le monde occidental en particulier, n’est pas à l’abri d’une pandémie, ces choses-là ne sont plus réservées au passé, ni aux « autres ». Se pourrait-il encore que cette crise ait réveillé des thèmes que nous ne voulions ou ne pouvions plus affronter, comme notre rapport à la mort ? À l’inverse, relativiser les chiffres de la pandémie est aussi mal vu – car cela reviendrait à en mépriser les victimes – que délicat, puisque nous savons très peu de choses sur ce nouveau coronavirus, d’où, sans doute, les contradictions observées au sein même du monde scientifique et médical. Aussi sensible soit l’argument, Bruno Maestracci estime que « les faits vont nous ramener à la raison ; ce que j’entends par là, c’est que bien évidemment, les 350 000 morts du COVID-19 est quelque chose d’une grande tristesse, mais cela représente 10 jours de décès dus à la faim dans le monde. Nous assistons, dans cette crise, à une forme d’ethnocentrisme orientée sur l’homme occidental qui n’a pas lieu d’être. »

Les distorsions ethniques et culturelles se sont révélées, en effet, dès la mise en place du régime de confinement. Ce point, nous dit le professeur Mohamedou, a été soulevé par ses étudiants au Graduate Institute de Genève : « En effet, la manière dont cette maladie s’est déclinée était intéressante, car on avait l’impression, parfois, que certains analystes étaient irrités de voir qu’elle ne frappait pas autant au Sud. Ceci était non seulement paternaliste mais relevait d’un racisme très palpable. Nous avons vu à plusieurs reprises des analystes se demander, et pas simplement d’un point de vue scientifique, comment il se faisait que l’Afrique, ce continent qui a si peu de défenses, ne soit pas plus frappé par l’épidémie. Cette maladie presque “post-moderne“ aujourd’hui donne à lire le monde de manière intéressante, car elle révèle toutes ces hypocrisies . »

Au chapitre des discriminations, la dimension raciale n’est pas la seule à rentrer en ligne de compte, l’autre problématique étant le traitement réservé aux personnes âgées : faut-il, au prétexte de les protéger, leur interdire de sortir « jusqu’au mois de décembre 2020, voire au-delà », comme l’a envisagé un temps le gouvernement italien. Ce « racisme anti-vieux », générateur d’émotions s’il en est, pose une question de droit et de paramètres de découpage du genre humain, sans oublier la gestion de l’espace public, relevant elle aussi de la démocratie.

Toute crise majeure fait tomber de nouvelles barrières

Ceci nous amène à la dangereuse improvisation que trahissent les contradictions explorées plus haut. L’ensemble ouvre la porte aux abus, à l’autoritarisme et autres dérives auxquelles nous assistons déjà, toute crise majeure faisant tomber de nouvelles barrières. Mais arrêtons-nous d’abord sur ce que voient nos deux intervenants dans la gestion de la pandémie. Le colonel Maestracci propose l’analyse suivante : « La gestion de crise appliquée à la société sur un long terme n’a pas été pensée, ce qui fait que nos dirigeants n’ont pas le mode d’emploi nécessaire mais s’attachent au dernier qu’ils ont pu justifier. Or quand vous vous trouvez face à une crise avec autant d’incertitudes que celle-ci, vous savez que faute de mode d’emploi, la seule chose qui peut vous sauver c’est votre créativité et votre refus de dire qu’il faut faire comme avant, ou le refus de donner trop de directives parce que vous doutez et que vous devez être prudent sur ce que vous avancez. Ce qui n’empêche pas de faire preuve de créativité dans vos propositions. Vis-à-vis des citoyens et de la politique, j’estime qu’après cet énième naufrage, ce n’est plus la peine d’envoyer les secours. Et si personne ne change de modèle, c’est parce que nous sommes dans le règne du dogme : or, le dogme interdit le doute. »

En contrepoint, pour le professeur Mohamedou, nous devons admettre que les efforts engagés ont peut-être servi à juguler l’épidémie, mais qu’ils ne sont peut-être pas le point nodal de l’évolution de la situation : « Nous devons voir que cet après-coronavirus pourrait se définir de manière originale dans les relations internationales, en ce sens que nous mettrons en place des tendances qui se nourrissent à la fois de l’après-11-septembre et de l’autoritarisme de l’après-2016, je pense à l’élection de M. Trump ou à la montée en puissance de M. Poutine, par exemple. Il se peut toutefois que nous assistions à une forme de nouveauté, car nous avons un déplacement de la santé publique jusque dans la géopolitique, ce qui peut amener une forme d’originalité dans ce qui se joue . Tout reste relatif, puisque les acteurs sont les mêmes et que l’on emprunte beaucoup aux régimes précédents. » Créativité pour l’un, originalité pour l’autre, sur le terrain ou dans les relations internationales, l’idée sous-jacente est de viser à l’optimisation et au renouvellement des modèles existants, indicateurs de la qualité et de la robustesse du leadership politique.

Petite philosophie de l’héroïsme…

Il est intéressant, dans cette optique, de se pencher sur la corrélation entre l’exaltation de l’héroïsme et la santé d’un État. Crûment dit, le fait est qu’un État faible, malade, qui contraint, asphyxie, surveille ses citoyens et n’est pas en mesure de leur assurer un minimum de sécurité matérielle – il ne s’agit pas ici d’argent, mais d’infrastructures et de services décents – recourra systématiquement à la figure du héros pour cacher ses propres turpitudes. En Italie, cela s’est vérifié en 2018 lors de l’effondrement du fameux pont Morandi, à Gênes. Des semaines durant, l’attention médiatique a été presque plus portée sur les « héros » – pompiers, ambulanciers, intervenants de la Protection civile – que sur les responsabilités engagées dans ce drame (dont le bilan, pour mémoire, a été de 43 morts et 16 blessés). Rares ont été les politiques ou administrateurs qui n’ont pas récupéré à leur profit l’action des secouristes, comme si l’héroïsme supposé de ces derniers répondait à un besoin de réconfort et de solidarité dans la population. Le thème des « premiers de cordée » étant brûlant, il nous paraît important de préciser, afin de dissiper tout équivoque, que nous connaissons et côtoyons de longue date les milieux du secours et des forces de l’ordre, et que le propos n’est nullement de minimiser l’engagement et le degré de stress de ces intervenants. L’interrogation, peu traitée, porte sur l’exploitation d’un dérivatif à forte valeur ajoutée et du capital-sympathie associé à une figure rassurante aux yeux du public.

Comment peut-on être résilients dans une société où l’on ne connaît pas son voisin ?

Le colonel Maestracci va plus loin et revient du même coup aux fondamentaux des métiers du secours : « À mon sens, la notion de héros est antinomique avec la notion de travail en groupe lors d’opérations, car chacun connaît parfaitement sa place et son équipe. Le groupe est une force et, par définition, un anti-héros ! Il est également impossible de réduire le pompier – le secouriste en général – à un singleton qui irait jouer au héros pour on ne sait quelle raison. Ce n’est pas, quel que soit l’environnement, l’image que l’on veut donner du groupe. La question ne se pose pas dans les pays asiatiques, notamment l’Indonésie, car contrairement à nous, ils ont le sens de la communauté . C’est aussi simple que cela : comment peut-on être résilients dans une société où l’on ne connaît pas son voisin ?  ». Du besoin de la figure du héros à celui de messages et slogans « placebo » lors d’événements heurtant l’émotion collective, il n’y a qu’un pas. C’est dans cette logique qu’ont fleuri par exemple les banderoles affichant le hashtag #tuttoandrabene (« tout ira bien ») aux fenêtres italiennes. Las, ces banderoles, comme le sens de la communauté retrouvé l’espace de quelques semaines, ont vite pâli.

Quant au confinement, loin d’être une expérience commune, il a davantage été une accumulation de situations inégales – et inégalitaires – qui ne feront qu’exacerber les disparités et les colères déjà présentes dans l’avant-coronavirus. « L’Homme qui n’apprend pas du passé », relève le professeur Mohamedou, « c’est presque la plus vieille histoire du monde. Il y a non seulement une amnésie mais également une forme d’arrogance. Aujourd’hui, une grande part de notre comportement est dirigé par des logiques de consommation, associées à une forme d’impatience dans de nombreuses sociétés, au nord comme au sud d’ailleurs. Ce temps arrêté – celui du confinement – comportait quelque chose que l’on aurait pu explorer différemment. Je constate une forme d’arrogance de l’être humain par rapport à son environnement, envers la planète, et cela a quelque chose de suicidaire, en un sens . » Cette réflexion rappelle les « coups de gueule » de divers sociologues et philosophes, dont l’Italien Giorgio Agamben, sur le thème d’un monde qui ne connaîtrait plus que la survie et les renoncements connexes : à nos libertés, à notre existence, à notre essence. À cela, le professeur Mohamedou répond par un « non absolu », l’exigence étant d’aller vers la vie et non la survie : « Le nivèlement par le bas de notre relation au monde est très problématique. À mon sens, c’est quelque chose de très lié à l’époque, une époque assez égoïste, orientée vers la consommation au sens large, c’est-à-dire la jouissance , et non pas simplement le partage, la modestie, des valeurs qui sont en train de se perdre. Au lieu de quoi nous avons une sorte de course effrénée vers on ne sait quoi, et c’est ce qui me mène à la réflexion suivante : l’autoritarisme n’est pas limité au genre politique. La géopolitique elle-même peut devenir socialisée en ce sens-là, une progression vers quelque chose qui va nous parler sur des termes plus intimes. »

Vers le ressentiment et l’autoritarisme

Reste que la prochaine phase doit reposer sur une discussion plus large, menée dans un esprit de coopération et non dans celui du repli sur soi qui a prévalu dernièrement. Le professeur Mohamedou, analysant la manière dont l’entité étatique se nourrit de chaque nouvelle crise pour « explorer de nouvelles destinations autoritaristes » relève que « la question n’est pas qu’il y ait une épidémie, mais quelque chose d’inattendu dans le sens de l’inconnu, quelque chose qui puisse si rapidement paralyser le monde ». Une paralysie aggravée par la fermeture des frontières, notamment à l’intérieur de l’Union européenne, dans laquelle Bruno Maestracci voit une catastrophe en termes d’image : « Ceux qui ont décidé de cette fermeture n’ont manifestement pas compris que l’union fait la force. Pour moi, la crise de COVID est la faillite la plus importante, car elle est à la fois une faillite de sens, une faillite morale et une faillite de l’espoir donné depuis 1957 avec Jean Monnet. La seule conclusion à laquelle les gens vont arriver est que l’Europe ne protège de rien. Politiquement, c’est le cheval de Troie. C’est profondément ancré et cela va ressortir d’une manière ou d’une autre. » Même constat pour Mahmoud Mohamedou, qui voit se profiler un regain de rancœurs et de tensions au niveau local et international, et envisage en outre une forme de contre-mondialisation, exprimée dans les discours nationalistes et protectionnistes qui s’inviteront dans le débat post-coronavirus, à l’opposé de « tout ce que nous avons célébré depuis les années 1990 avec la mondialisation, l’interdépendance et l’interconnexion ».

Pour ce qui est de l’avenir d’une géopolitique un rien vieillotte – osons le mot, « à la papa » – et adaptée à la réalité des 20 ou 25 dernières années, le professeur Mohamedou présage un revirement de la structure et de la grammaire des relations internationales : « Le corpus actuel des relations internationales est très stato-centré, stato-défini, stato-acté, etc. Nous avons cette centralité de l’État, ce primus inter pares qui désigne encore tout, même si tout le monde viendra rapidement nous dire qu’il y a prolifération d’autres acteurs – société civile, ONG, milieux des affaires, médias, médias sociaux –, mais reconnus passivement. On parle de ces acteurs de manière secondaire ou anecdotique, mais regardez la puissance d’un Mark Zuckerberg invité par le G7 ou les acteurs non étatiques qui définissent les conflits modernes, ou encore des sagas à la Snowden qui remettent en cause la vision des informations, ou l’utilisation de la “Twitter diplomacy“. Nous sommes entrés dans une nouvelle phase. Cela veut dire qu’aujourd’hui, nous devons examiner les vecteurs qui, internationalement, transnationalement, impactent à la fois nos vies intimes et les relations entre les sociétés. »

Lorsque s’accélèrent la consommation et les bénéfices que nous, citoyens, retirons des nouvelles technologies, cela produit une forme de complicité, voire de consentement liberticide.

L’historien politique qu’il est observe la dynamique du monde sur la durée et, s’il s’inquiète de la réaffirmation de l’autoritarisme étatique, il déplore une infantilisation galopante, bien souvent accompagnée par les citoyens eux-mêmes : « Bien sûr, un large pan de la société rejette cette infantilisation et se pose des questions. Il se trouve même des acteurs politiques qui essaient de s’opposer à cette tendance par des projets plus libéraux. Mais nous avons une marche assez inéluctable vers une forme d’orwellisation [3], et j’utilise le terme de manière très clinique. Nous avons une espèce d’aller-retour d’un État qui nous dit de faire ceci ou cela, et ce ne sont ni plus ni moins que ces discours de gouvernance que nous connaissons, modulés par tel ou tel acteur en fonction de telle ou telle information. Ce qui manque aujourd’hui, c’est une réelle conscience sociale, plus forte, plus engagée sur ces questions. » Quelles limites à la surveillance orwellienne cette conscience sociale permettra-t-elle de poser, sachant que la peur et la passion sont d’excellents exhausteurs d’acceptation et génératrices d’un panurgisme assez important ? Dans la peur, la société demande à l’État de faire son travail, autrement dit de la protéger, mais la tendance était déjà à la non-interrogation du bien-fondé des mesures de surveillance et du pistage généralisé, bien avant l’arrivée du coronavirus. Le professeur Mohamedou y voit là encore une forme de complicité des citoyens que nous sommes : « Au départ, et l’on peut même remonter à l’avant-11-septembre 2001, tout commence allègrement dans les années 1990 avec l’arrivée des systèmes de vidéosurveillance à Londres, notamment. Cela a provoqué initialement un rejet du flicage et des questions évidentes de violations des droits civiques qui sont perçues. Mais en même temps, lorsque s’accélèrent la consommation et les bénéfices que nous, citoyens, retirons – au nord et au sud – des nouvelles technologies, il y a une forme de complicité, ou du moins de passivité [4] qui se met en place de la part des citoyens qui veulent le beurre et l’argent du beurre ! Nous en sommes arrivés à une forme d’anthropomorphisme de la technologie – souvenez-vous du “mariage“ de Siri et d’Alexa – qui comprend un aspect ludique dont nous sommes heureux de bénéficier sur Facebook ou dans nos iPhones, mais ce faisant, nous cimentons ce système.  » Dans ce contexte, il est aisé d’introduire des pratiques de surveillance de type dictatorial au nom de l’argument sécuritaire et sanitaire, d’autant plus si on les assortit, pour les arrondir, d’un appel au sens civique et de la promesse d’une base volontaire : souriez, vous êtes filmés/enregistrés/numérisés pour une cause essentielle.

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La communauté d’idées et de pensée exprimées par nos intervenants – qui ne se connaissent pas, d’où l’intérêt accru de leur propos – dit clairement que le moment charnière qui prend doucement mais sûrement forme devant nous doit comporter une interprétation attentive et prudente de cet événement « absolu » qu’est l’arrivée de cette pandémie.

Laissons le mot de la fin au professeur Mohamedou : « C’est comme s’il fallait simplement, très rapidement, revenir à là où nous en étions auparavant. Les économistes notamment sont sur ce mode : diminuer l’impact pour revenir à l’économie d’avant, comme si la situation que nous vivions auparavant était une situation idéale, une situation qui ne connaissait ni injustices ni déséquilibres. Certes, remettre la machine en marche pour la production mondiale est une nécessité, mais il ne faut pas non plus être dans le fait accompli du statu quo ante comme s’il était désirable. C’est quelque chose qui, en soi, était rejeté par nombre de gens dans le monde, et qui s’est perdu dans cette discussion. »

Copyright Juin 2020-Rossi/Diploweb.com

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Madeleine Rossi est une journaliste RP indépendante suisse d’origine italienne. Spécialiste des questions de criminalité organisée, elle a fait partie de la fondation antimafia Antonino Caponnetto et collabore depuis 2016 avec le centre de formation à la gestion des urgences SFORGE à Florence. Elle est également auteur d’un rapport sur les mafias italiennes en Suisse (2019).

[1NDLE : Référence à une fable de Jean de Lafontaine (France, XVIIe siècle).

[2Mohamed Mahmoud Ould Mohamedou, « Géopolitique de l’après-coronavirus  », Le Temps, 2 mai 2020 : https://www.letemps.ch/opinions/geopolitique-laprescoronavirus

[3NDLE : Référence à George Orwell, nom de plume d’Eric Arthur Blair (1903-1950), écrivain, essayiste et journaliste britannique. L’adjectif « orwellien » est fréquemment utilisé en référence à l’univers totalitaire imaginé par cet écrivain, notamment dans « 1984 », roman dans lequel il crée le concept de « Big Brother », depuis passé dans le langage courant de la critique des techniques modernes de surveillance et de contrôle des individus.

[4NDLE : Le consentement – même passif voire inconscient – est un des piliers du « soft power ».


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Auteur / Author : Madeleine ROSSI

Date de publication / Date of publication : 11 juin 2020

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Quelques jours auront suffi pour qu’une partie du monde soit prise de convulsions inédites à bien des égards. De la défaillance généralisée de l’État de droit aux contraintes multidimensionnelles qui ont accompagné cet arrêt d’un monde, la pandémie de COVID-19 s’est emparée de nos sociétés à un degré surprenant. L’improvisation, la montée en puissance de l’autoritarisme et les contradictions révélatrices d’une gouvernance erratique ne sont que quelques-uns des effets secondaires pénibles de cette nouvelle ère de turbulences.

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