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Birmanie. Après deux ans au pouvoir, quel bilan pour le gouvernement de Daw Aung San Suu Kyi ?

Par Martin MICHALON *, le 2 avril 2018.

Au delà de la figure charismatique de Daw Aung San Suu Kyi, quelle est la qualité de la gouvernance en Birmanie ? Quid de la réforme constitutionnelle visant à organiser le retrait politique de l’Armée ? Comment la question ethnique est-elle gérée ? Quid des droits de l’homme et de la liberté de la presse ? Quels changements économiques pour attirer les investisseurs dont la Birmanie a besoin ? A travers des réponses argumentées, Martin Michalon propose une vision documentée, appuyée sur une solide connaissance du terrain.

LE 8 NOVEMBRE 2015 représente une date historique pour la Birmanie. Après un demi-siècle de dictature militaire (1962-2010), puis le gouvernement de transition de l’ancien général Thein Sein, élu au terme d’un scrutin faussé (2010-2015), le pays connaît pour la première fois des élections multipartites transparentes et au résultat reconnu par le gouvernement en place. Le parti d’opposition historique, la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) triomphe, avec 79 % des suffrages.

Cependant, la vie politique demeure régie par la constitution de 2008, qui, sur le modèle indonésien, confère une place centrale à l’Armée (Tatmadaw). Elle lui réserve d’office 25 % des sièges au Parlement, hors de toute élection, ainsi que trois ministères clés. C’est ainsi le Senior-Général Min Aung Hlaing, chef d’état-major des armées, qui nomme les Ministres de la défense, de l’intérieur et des affaires frontalières. Ce cadre constitutionnel est verrouillé, car tout amendement nécessite plus de 75 % des votes de l’Assemblée Nationale. L’Armée, avec ses 25 % de sièges acquis constitutionnellement, dispose de jure d’un droit de veto stratégique. Par conséquent, la LND a beau détenir la majorité absolue au Parlement et l’essentiel des ministères, elle ne contrôle pas les leviers politiques majeurs.

Le 1er février 2016 la nouvelle Assemblée Nationale ouvre sa première session pour élire le président de la République. La dirigeante charismatique de la LND, Daw Aung San Suu Kyi, apparaît comme la candidate désignée. Fille du Général Aung San, l’un des pères de l’indépendance birmane, assignée à résidence pendant plus de quinze ans, Prix Nobel de la Paix 1991, elle est une icône nationale. Cependant, elle en est empêchée par la constitution. Elle est en effet la veuve d’un ressortissant étranger, l’universitaire britannique Michael Aris. C’est donc l’un de ses amis d’enfance et plus proches soutiens, U Htin Kyaw, qui est élu président le 15 mars 2016.

Le 30 mars 2016, après presque cinq mois de passage de témoin, le nouveau gouvernement prend enfin ses fonctions. Daw Aung San Suu Kyi est nommée Ministre des affaires étrangères, mais aussi Conseillère d’Etat, une fonction non prévue par la Constitution, mais qu’elle conçoit explicitement comme « au-dessus du président » [1]. Dans les faits, c’est donc bien elle qui dirige le pays. Ses trois priorités : réformer la constitution de 2008 pour réduire l’influence de l’Armée ; mettre fin aux nombreux conflits politico-ethniques ; promouvoir le développement économique et social du pays.

L’avènement de Daw Aung San Suu Kyi et de son parti suscite l’espoir en Birmanie et à l’étranger. On parle de retour de la démocratie et de la paix ; de décollage économique ; de développement durable et inclusif. Certains observateurs plus lucides mettent en garde contre des attentes démesurées. En effet, aujourd’hui, en avril 2018, deux ans après l’arrivée au pouvoir de la LND, le bilan est très mitigé. Le gouvernement connaît en effet les pires difficultés à transformer le pays… et ne serait-ce même qu’à gouverner.

Carte de la Birmanie dans son environnement
Source : Wikipedia
Wikipedia

Une gouvernance illisible

La carence la plus visible concerne l’action gouvernementale elle-même : la LND ne parvient pas à gouverner de façon claire et efficace. En novembre 2015, elle est élue sur un programme étonnamment vague, juxtaposant des grands objectifs assez évidents mais restant très évasif sur les moyens de les atteindre. Le slogan principal de la campagne (« Time for change ») et l’envie de tout un pays de changer d’ère semblent avoir pris le pas sur son contenu réel. Avant son intronisation, le 30 mars 2016, elle dispose encore de cinq mois pour préparer un programme précis. Il n’en est rien : une fois au pouvoir, le nouveau gouvernement se donne encore cent jours pour poser les grandes lignes de son mandat. Cela retarde encore son passage à l’action.

De plus, les ministres sont souvent d’anciens opposants et prisonniers politiques courageux mais vieillissants : leur moyenne d’âge est de 65 ans. Du fait de leurs opinions politiques, ils n’ont jamais exercé le pouvoir au plus haut niveau, et apparaissent démunis lors de leur prise de fonction. De plus, Daw Aung San Suu Kyi opte pour un gouvernement resserré : 21 ministres contre 36 sous U Thein Sein. Ce qui était recherche d’efficacité se révèle vite sous-dimensionnement. Les ministres sont très vite dépassés, et doivent être suppléés par une quinzaine de ministres adjoints. Dans le même temps, le gouvernement ne modernise qu’à la marge une administration pléthorique et sous-qualifiée. Les modalités d’action restent incroyablement procédurières et bureaucratiques.

La gouvernance est d’autant plus lente et chaotique que la LND doit composer avec des résistances internes. En réalité, seuls les plus hauts postes gouvernementaux sont occupés par des élus LND. Le reste de la hiérarchie administrative est en place depuis des années, et ne partage pas toujours leurs convictions. C’est tout spécialement le cas des secrétaires permanents, hauts fonctionnaires chargés d’assurer la mise en œuvre de la politique gouvernementale et de faire le lien entre les gouvernements successifs. Les ministres LND, bien peu au fait de la gestion concrète d’une administration, sont très dépendants de ces acteurs expérimentés. Or, au lieu de coopérer avec leurs nouveaux supérieurs hiérarchiques, ces derniers peuvent parfois opposer résistance et inertie [2]. Sur le terrain, le gouvernement LND se heurte au Département de l’Administration Générale (DAG). Ce dernier est l’incarnation de l’autorité au niveau local : il délivre les documents officiels, veille à l’application des lois et tient informé Nay Pyi Taw [3] de la situation de terrain. Or, le DAG est une émanation du Ministère de l’Intérieur ; il est donc sous le contrôle de l’Armée. Sans réel levier sur le DAG, le gouvernement civil rencontre les pires difficultés à garder le contact avec le terrain.

Au-delà de ce lourd héritage, la lenteur de la LND s’explique aussi par des problèmes de leadership interne. Le gouvernement est extrêmement centralisé, sous le contrôle étroit d’une Aung San Suu Kyi omniprésente. Cette dernière est un pivot incontournable, supervisant de très près tous les ministères, intervenant directement dans leur action et exigeant de valider toute décision. Ses collaborateurs décrivent également un style autoritaire laissant peu de place au dialogue. Les ministres, cantonnés au rôle d’exécutants, apparaissent tétanisés. Quant aux députés LND, ils sont vigoureusement incités à ne pas mettre en difficulté l’exécutif.

Du point de vue de la communication, la LND se caractérise par son mutisme. Alors que U Thein Sein donnait une allocution mensuelle, le gouvernement de Daw Aung San Suu Kyi se mure dans le silence. En deux ans, les adresses concrètes et approfondies à la Nation se comptent sur les doigts d’une main. Les conférences de presse sont rares et toujours assurées par le porte-parole du gouvernement, U Zaw Htay, un ancien major de l’Armée qui fut également le porte-parole du général de U Thein Sein de 2011 à 2016.

Sur le plan de la méthode, l’action de la LND apparaît précipitée, mal préparée, et même autoritaire. Ainsi, en janvier 2016, tout le réseau de bus de Rangoun, la capitale commerciale, est remanié. Après seulement quelques mois de préparation et une concertation minimale avec les usagers, le nombre de lignes est divisé par cinq et tous les itinéraires transformés du jour au lendemain. Pendant plusieurs semaines, la transition est très chaotique. Il faut plus d’un an, le rajout d’une trentaine de lignes et de nombreux ajustements pour que le système se stabilise.

Birmanie : des transports collectifs à l’image des réformes ?
Le réseau de bus de Rangoun : un système archaïque, mais une réforme maladroite. Crédit photographique : Martin Michalon
Michalon/Diploweb.com

Autre exemple : le festival de l’eau (Thingyan), est l’une des dates marquantes de l’année, tous les ans à la mi-avril. Pour beaucoup, ces dix jours fériés sont l’unique occasion de rendre visite à leur famille. Cependant, le 10 mars 2017, le gouvernement annonce que la durée des congés serait divisée par deux. Une décision aussi soudaine, prise seulement un mois avant Thingyan et hors de toute concertation, suscite une très vive opposition. Après des débats confus et des concessions désordonnées, le gouvernement renonce finalement.

La réforme constitutionnelle : l’impossible amendement

Dès le début de son mandat, Daw Aung San Suu Kyi fait de la réforme constitutionnelle l’une ses priorités. L’objectif à long terme est que l’Armée se retire du champ politique. En septembre 2017, elle réitère sa promesse d’une réforme avant la fin du quinquennat. Pour obtenir un tel sacrifice de la Tatmadaw, Daw Aung San Suu Kyi lui fait de nombreuses concessions. Elle fait notamment preuve d’un silence troublant sur les crimes de guerre commis vis-à-vis des « Rohingya » d’Arakan [4], au prix de sévères critiques internationales.

Cependant, le processus est au point mort depuis deux ans. Pire : le 29 janvier 2017, l’avocat U Ko Ni, cheville ouvrière de la réforme constitutionnelle, est assassiné à Rangoun. Les principaux accusés sont tous d’anciens membres de l’Armée. Ce crime est interprété par de nombreux analystes comme un signal fort visant à réaffirmer les réels rapports de force.

Aujourd’hui, tout amendement significatif apparaît bien improbable. Seule la Tatmadaw peut donner le feu vert à une réforme constitutionnelle qui saperait sa propre influence, et elle n’a aucun intérêt à le faire. L’avènement d’un pouvoir civil n’a aucunement entamé sa légitimité, bien au contraire. Elle s’est en effet retirée de la gestion politique des questions sociales et économiques (bien que les compagnies liées à l’Armée restent des acteurs de premier plan dans ce secteur), laissant la LND seule responsable des difficultés du pays. Dans le même temps, la « crise rohingya » de l’automne 2017 et les critiques internationales ont été récupérées par les nationalistes pour susciter une étonnante unité nationale autour de la Tatmadaw.

Cette incapacité de la LND à réformer la constitution n’est pas surprenante. C’est de loin le défi le plus complexe de la vie politique birmane. En revanche, connaissant l’ampleur du défi, on peut s’étonner que Daw Aung San Suu Kyi en ait fait une priorité explicite de son mandat. De plus, on peut questionner la pertinence de ses compromis (compromissions ?) pour obtenir de l’Armée d’improbables concessions.

La question ethnique : impuissance et maladresses

La seconde priorité de Daw Aung San Suu Kyi est de rétablir la paix. En octobre 2015, son prédécesseur U Thein Sein avait arraché un cessez-le-feu à huit organisations ethniques armées. La Conseillère d’Etat s’efforce d’obtenir la même chose de la part des autres groupes armés : la Kachin Independence Army ; la Ta’ang National Liberation Army (ethnie palaung) ; la Myanmar National Democratic Alliance Army (ethnie kokang), etc. Malgré les conférences de paix et quelques cessez-le-feu conclus avec des guérillas affaiblies, les combats se poursuivent, notamment dans le nord et le nord-est (Etats kachin et shan). En cause : l’agressivité d’une Tatmadaw qui, rappelons-le, n’a aucun compte opérationnel et administratif à rendre au pouvoir civil. Encore une fois, cette impasse était prévisible, mais elle vient souligner l’impuissance d’un gouvernement captif de la constitution militaire.

Cependant, Daw Aung San Suu Kyi échoue également sur un enjeu central, sur lequel elle dispose pourtant d’une réelle capacité d’action, et qui est intimement lié aux conflits armés : la place des minorités ethniques. La Birmanie compte officiellement 135 groupes ethniques, mais les Bamars (les Birmans au sens ethnique du terme) représentent 70 % de la population et accaparent le pouvoir politique et économique. Les minorités se sentent considérées comme des citoyens de seconde zone. Elles réclament donc la mise en place d’un réel fédéralisme, allant plus loin que l’actuel fédéralisme de façade.

Daw Aung San Suu Kyi est toujours apparue comme la seule en mesure de (re)construire l’unité nationale. En 2015, les minorités ethniques votent massivement pour la LND. Les partis ethniques apportent leur soutien, quitte à obtenir eux-mêmes des résultats très faibles, mais faisant confiance à Daw Aung San Suu Kyi pour la suite.

Dès le début de son mandat, la dirigeante crée bien un Ministère aux affaires ethniques, dirigé par Nai Htet Lwin, de l’ethnie môn. Cependant, ce portefeuille prometteur et son détenteur sombrent immédiatement dans l’oubli. Dans le même temps, les partis ethniques ne sont pas récompensés de leur soutien. Ainsi, dans les assemblées locales des Etats Shan et d’Arakan, la LND n’est pas majoritaire car les partis ethniques ont obtenu de bons scores. Ces derniers réclament donc de pouvoir élire le Chief Minister local. Or, le nouveau gouvernement passe en force, imposant ses propres Chief Ministers, affiliés à la LND. De manière générale, depuis deux ans, le dialogue entre le gouvernement et les partis ethniques est réduit à sa plus simple expression.

Autre sujet de tension : au printemps 2017, un pont est achevé sur le fleuve Salouen, dans l’Etat Môn. La population locale et les partis môn réclament de lui donner un nom local. La LND lui préfère celui du Général Aung San (1915 -1947), le père de Daw Aung San Suu Kyi. Malgré des manifestations colossales dans tout l’Etat, le gouvernement force la décision. Cette incapacité totale de la LND à effectuer le plus élémentaire des gestes symboliques à l’égard d’une minorité ethnique est ressentie comme l’imposition d’un symbole bamar. La sanction politique est immédiate. Le 1er avril 2017, des élections législatives partielles sont organisées dans l’Etat Môn. Le siège à pourvoir, qui avait été remporté par la LND en 2015, bascule à l’USDP, l’ancien parti au pouvoir, émanation de l’Armée et rejeté avec force lors du scrutin de novembre 2015.

Les Droits de l’Homme : une dynamique préoccupante

Une autre attente forte concerne une consolidation des Droits de l’Homme. Avec une Prix Nobel de la Paix à sa tête et 120 anciens prisonniers politiques élus aux assemblées nationale ou locale, la LND semblait présenter toutes les garanties. Le mandat de Daw Aung San Suu Kyi commence par des mesures encourageantes. En avril 2016 et en mai 2017, des dizaines de prisonniers politiques sont graciés. En juin 2016, la loi imposant à chaque foyer de déclarer tout hôte temporaire est abrogée. En octobre 2016, la loi sur les dispositions d’urgence, régulièrement mobilisée contre les manifestants, est révoquée.

Cependant, cet élan s’essouffle vite. En janvier 2018, le gouvernement ne gracie aucun des 98 prisonniers politiques restants, alors que ça a longtemps été une tradition marquant le début de l’année. Au même moment, une quarantaine d’étudiants manifestant pour l’augmentation du budget de l’éducation sont arrêtés et renvoyés de l’université. Il faut toute la mobilisation des acteurs éducatifs pour annuler cette décision autoritaire. De même, le projet de loi sur les manifestations, visant à remplacer celle en vigueur sous la junte, marque certes des avancées, mais suscite aussi des inquiétudes. Les juristes dénoncent un texte vague, laissant aux autorités une large liberté d’interprétation.

Cependant, l’enjeu principal aujourd’hui en Birmanie est clairement celui de la liberté de la presse. Durant la seule année 2017, pas moins de onze journalistes sont arrêtés. Bien sûr, ces arrestations sont menées par le Ministère de l’intérieur, dépendant de l’Armée. La LND ne peut donc pas influer directement sur ces cas. Elle a cependant une marge d’action. Elle pourrait notamment saper la ligne dure de l’Armée en graciant tout journaliste emprisonné. Daw Aung San Suu Kyi pourrait a minima condamner ces arrestations. Or, elle semble au contraire partager le discours de très grande fermeté vis-à-vis des médias.

En résumé, de nombreux journalistes birmans relèvent un paradoxe : il est plus difficile d’être journaliste en Birmanie sous la LND que sous le gouvernement U Thein Sein. Symbole de cette érosion : en janvier 2018, l’ONG américaine « Comité pour la Protection des Journalistes » a décerné à Aung San Suu Kyi le prix du « plus fort recul au monde de la liberté de la presse ».

Economie et social : des chantiers complexes

Dans certains cas, les difficultés du gouvernement LND peuvent être expliquées par le poids de la Tatmadaw, ou par des calculs politiques pour éviter la confrontation avec elle. Cependant, même dans les domaines où elle a toute latitude, la LND a de la peine à répondre aux attentes.

Le premier d’entre eux est l’économie. La transition politique engagée par U Thein Sein en 2011 s’était doublée d’un réel essor économique. Les Investissements Directs Etrangers (IDE) avaient ainsi bondi de 1,4 milliard de dollars sur l’année fiscale 2012/13 [5] à 9,5 milliards en 2015/16. La croissance économique avait atteint environ 8 % par an. Cependant, cet essor s’est fait sur des bases peu durables. Selon l’économiste Sean Turnell, lorsque la LND s’installe au pouvoir, le pays est au bord de la faillite. Le déficit budgétaire sur l’exercice 2015/16 atteint 4,5 % du PIB. Le budget est grevé par des prêts chinois peu avantageux. De nombreux terrains publics sont loués à des prix inférieurs au marché à des investisseurs privés proches du pouvoir, générant d’importants manques à gagner.

Malgré tout, le mandat de Daw Aung San Suu Kyi débute sous de bons auspices. En mars 2016, la Banque Asiatique de Développement (BAD) prévoit ainsi une croissance économique de 8,4 % pour l’année fiscale 2016/17, contre 7,2 % pour l’année précédente. A l’automne 2016, le cabinet d’audit Roland Berger rapporte que 73 % des chefs d’entreprise birmans et étrangers s’attendent à une amélioration de l’économie nationale. En octobre 2016, les Etats-Unis lèvent l’essentiel des sanctions économiques qui pesaient sur la Birmanie depuis parfois plus de 20 ans.

Bien sûr, la LND prend des décisions encourageantes. Elle mène bataille contre la corruption et le blanchiment d’argent. Elle suspend de nombreuses licences d’exploitation minières et forestières douteuses. Elle stoppe plus de cent projets immobiliers d’envergure à Rangoun afin de s’assurer de leur régularité. Elle privatise la moitié des entreprises d’Etat, massivement déficitaires. Elle travaille également à remettre en marche un système fiscal en ruines : les recettes fiscales représentent seulement 6,4 % du PIB. Enfin, elle fait preuve d’un sérieux budgétaire qui permet de ramener le déficit de 4,5 à 2,5 % du PIB.

Cependant, son action présente une faiblesse majeure, déjà signalée : le flou et la lenteur. En 2015, la LND est élue sur un programme économique des plus vagues, n’offrant aucune visibilité aux acteurs du secteur. Cette faiblesse ne fait qu’illustrer le manque d’intérêt ancien de la LND pour ces questions, et le manque de compétences de l’entourage de Daw Aung San Suu Kyi en la matière. L’ambiguïté est à peine dissipée par une maigre feuille de route fin juillet 2016. Ce n’est qu’en octobre 2016, soit près d’un an après son élection, que le Parlement vote la nouvelle loi sur les investissements. Cette dernière marque un changement significatif : le système d’investissement à deux vitesses, favorisant les entreprises nationales au détriment des étrangères, est démantelé. Si certains observateurs saluent cette décision, d’autres pointent les insuffisances de ce texte préparé en deux semaines. Son articulation avec le reste de la législation, notamment en termes environnemental et social, reste notamment incomplète. L’autre pilier des réformes, la loi sur les entreprises, connaît lui aussi des difficultés. En décembre 2017, ce projet qui aurait permis à des investisseurs étrangers d’entrer dans le capital d’une société birmane est ajourné jusqu’à mi-2018. Pour de nombreux observateurs économiques, cela représente une occasion manquée.

Symbole de ces tergiversations : le chantier du barrage de Myitsone, sur le fleuve Irrawaddy dans l’Etat kachin. Suscitant une vive opposition de la population et des ONG de tout le pays, il est suspendu en 2011 par U Thein Sein. Aujourd’hui, la LND va-t-elle enterrer définitivement ce projet controversé ? Deux ans après le début effectif de son mandat, elle n’a toujours pris aucune décision. Là encore, le gouvernement se montre incapable d’envoyer les signaux forts attendus, à fort effet de levier politique et symbolique.

Enfin, si personne ne conteste le lourd héritage des décennies précédentes, la LND ne semble cependant pas mettre tous les atouts de son côté pour le surmonter. Ainsi, alors que le gouvernement U Thein Sein sollicitait parfois l’expertise étrangère, la LND y est réticente aujourd’hui, faisant preuve d’une méfiance, d’un mutisme et d’une fierté que les analystes ont du mal à décrypter.

L’indécision de la LND a de lourdes conséquences économiques : la confiance des acteurs économiques, située à 73 % à l’automne 2016 (cf. supra), tombe à 49 % en décembre 2017. Les IDE chutent de 9,5 milliards en 2015/16 à 6,6 milliards en 2016/17. Pour l’année fiscale 2017/18, la contraction devrait se poursuivre, à environ 6 milliards de dollars. La raison de ces deux baisses : précisément le manque de clarté de la politique économique.

Cet attentisme des investisseurs a des conséquences très directes sur une économie birmane dépendant largement des IDE. Le taux de croissance, de 7,2 % pour l’année fiscale 2015/16, était attendu à 8,4 % pour 2016/17. Il a en réalité plafonné à 5,9 %. D’après le FMI, l’année 2017/18 devrait être celle du rebond, à 6,7 %, chiffre encourageant mais qui reste en-deçà de celui de 2015/16. Symbole de ces difficultés, le ministre des finances lui-même admet en décembre 2017 que l’économie birmane n’est pas aussi performante qu’espérée. Cela est d’autant plus préoccupant sur le plan politique que les attentes des Birmans sont très élevées. En avril 2017, un sondage révèle ainsi que pour 40 % de la population, l’économie est plus importante que la démocratie, contre seulement 25 % pour la position inverse.

Aujourd’hui, certains motifs de préoccupation demeurent. Le principal demeure le rythme et la cohérence des réformes. Le second est la situation sécuritaire toujours instable : investir en Birmanie reste risqué. Plusieurs projets d’IDE ont notamment été différés depuis la « crise rohingya ». Le troisième est le taux d’inflation : il a dépassé 7 % en 2017, soit le niveau le plus élevé d’Asie du sud-est. Il devrait s’établir à 7,5 % en 2018.

Cependant, des signes encourageants apparaissent. Si, dans le classement Ease of Doing Business de la Banque Mondiale, la Birmanie reste bloquée au 171ème rang sur 190, son score global s’améliore, laissant entrevoir les premiers effets des réformes. De même, la réforme fiscale montre ses premiers effets et devrait permettre une hausse de l’investissement public. La lutte anti-corruption semble porter ses fruits : au classement de Transparency International, la Birmanie passe de la 156ème place sur 174 en 2014 à la 130ème sur 180 en 2017. Enfin, le pays peut s’appuyer sur une hausse solide de la consommation intérieure et sur l’essor de la classe moyenne.

Le second défi est celui des questions sociales. Daw Aung San Suu Kyi a fait de l’éducation et de la santé deux axes majeurs de sa politique. Dans ces deux domaines, l’héritage est extrêmement lourd. Les juntes militaires successives (1962-2010) ont consciencieusement détruit les systèmes sanitaire et éducatif du pays. Durant son mandat, U Thein Sein a augmenté le budget de ces deux secteurs clés. Cependant, sur l’année fiscale 2014/15, l’éducation et la santé restaient respectivement à 6 et 3,7 % du budget, tandis que la défense en accaparait 12 %.

L’arrivée de la LND marque certes un changement, mais que l’on peut qualifier de modéré. Ainsi, seuls 8,5 et 5 % du budget 2017/2018 sont consacrés à l’éducation et à la santé. Certains font même remarquer que cette hausse apparente est plus due à des regroupements ministériels (santé et sport, éducation et technologie) qu’à un réel effort gouvernemental. Dans le même temps, le gouvernement accorde toujours 14 % de son budget à la défense, soit le troisième poste de dépense, au même niveau que les années précédentes. Alors que la LND avait la possibilité de rogner les ailes de la Tatmadaw, des analystes ont déploré une occasion manquée et une concession supplémentaire aux généraux.

En février 2017, Daw Aung San Suu Kyi lance le Plan Stratégique National pour l’Education, dont l’élaboration avait débuté sous U Thein Sein. Très ambitieux, il prévoit d’augmenter de 11 à 13 le nombre d’années de scolarité obligatoire, de changer en profondeur les programmes et les méthodes pédagogiques. Si tous les observateurs saluent le contenu de ce projet, des réserves émergent vite. L’obstacle principal est de toute évidence financier. Pour mettre en œuvre ce plan, le budget de l’éducation devra être porté à 2,1 milliards de dollars par an, contre moins de 1,3 aujourd’hui. L’Etat aura-t-il les capacités de consentir une telle augmentation ? De plus, ce texte néglige les acteurs éducatifs non-étatiques. Or, en Birmanie, les monastères bouddhistes, la société civile et même les groupes rebelles jouent un rôle très important dans l’éducation. In fine, ce plan stratégique fixe un cap ambitieux et intéressant, mais sa mise en œuvre s’annonce des plus difficiles. Quant au secteur de la santé, il fait l’objet d’une feuille de route vers une couverture sanitaire universelle en Birmanie. L’objectif : fournir une offre de soin à l’intégralité de la population birmane en 2030. Un objectif ambitieux, mais qui reste dépendant d’efforts budgétaires pour l’heure insuffisants.

Conclusion : quelles perspectives pour les élections de 2020 ?

Les deux premières années du mandat de la LND ont été des plus heurtées, et le parti présente un bilan plutôt décevant. Dans les domaines de la réforme constitutionnelle et du cessez-le-feu avec les organisations ethniques armées, les avancées sont très modestes. Dans les deux cas, difficile d’imaginer des progrès significatifs d’ici 2020.

Un tel bilan n’est guère étonnant : la LND n’a aucune prise sur ces deux questions. Elle ne peut que faire des concessions à l’Armée… en espérant que cette dernière fasse en retour des sacrifices historiques, qui iraient à l’encontre de sa nature même. On peut donc se demander pourquoi la LND a fait de ces deux questions des priorités absolues, sachant que l’on risque de la juger sur son bilan en la matière. Plus grave, il apparaît que la LND utilise de manière assez désastreuse les quelques leviers dont elle dispose. Sa vision exclusivement bamar et autoritaire des rapports entre majorité et minorités ethniques ainsi que son incapacité à offrir des symboles forts interrogent.

De même, son bilan en matière de droits de l’Homme est très en-deçà des attentes. Son attentisme sur la « crise rohingya » n’apparaît désormais plus seulement comme une concession à la Tatmadaw, douloureuse mais nécessaire. Il est une position assumée. De même, la liberté de la presse connaît des attaques régulières. Daw Aung San Suu Kyi pourrait jouer les funambules, envoyant des signaux de démocratie et d’apaisement sans pour autant froisser l’Armée. Il n’en est rien.

Enfin, dans les domaines économique et social, dans lesquels la LND a les coudées franches, le bilan est là aussi mitigé. Bien sûr l’héritage est lourd, les défis immenses. Cependant, la LND ne paraît pas mettre toutes les chances de son côté. Après avoir pourtant passé des années dans l’opposition, son impréparation et la pauvreté de son programme surprennent. L’interminable mise en action, le flou, la confusion et l’indécision qui ont suivi n’ont fait qu’exacerber la méfiance des acteurs économiques et de la population birmane. Aujourd’hui, après plus de deux ans au pouvoir, les premiers frémissements se font sentir, mais ils arrivent bien tard.

Le 20 mars 2018, une décision majeure, la plus importante depuis le début du quinquennat, sonne comme un aveu d’échec de la part de l’exécutif. Le président U Htin Kyaw présente en effet sa démission, en raison de problèmes de santé qui n’avaient échappé à aucun observateur. Depuis plusieurs mois, les spéculations s’accumulaient sur son avenir au sommet de l’Etat. Le même jour, U Win Myint, président de l’Assemblée Nationale démissionne à son tour, se positionnant comme son successeur. Le 28 mars, il est élu Président de la République par les députés, avec une très large majorité.

Alors que U Htin Kyaw était un président effacé et très consensuel, U Win Myint est un politicien de caractère. Tout au long de sa carrière d’activiste, mais aussi lors de ses deux ans au perchoir de l’Assemblée, il a acquis une réputation de leader tenace et combatif, même envers l’Armée. Son élection apparaît donc comme une opportunité de doter le pays d’un président actif et dynamique, qui puisse donner un second souffle à l’action gouvernementale. Elle intervient également à temps pour Daw Aung San Suu Kyi, esseulée et cible de nombreuses critiques. Enfin, elle signe peut-être le début de nouvelles relations avec l’Armée ; moins cordiales, plus mouvementées, elles pourraient néanmoins permettre des avancées sur le plan de la réforme constitutionnelle et des cessez-le-feu avec les groupes ethniques armés.

Cette élection d’un président volontariste peut donc apparaître comme une pierre dans le jardin de la Tatmadaw. Cependant, dans le même temps, U Win Myint est remplacé à la présidence de l’Assemblée par son ancien adjoint, U T Khun Myat. Ce dernier est un ancien dignitaire du Parti de la Solidarité et du Développement de l’Union (USDP, précédent parti au pouvoir et émanation politique de l’Armée) et fut le chef pendant vingt ans d’une milice pro-Tatmadaw dans le nord de l’Etat Shan. Cette nomination, venant quelque peu affaiblir la LND à l’Assemblée, semble donc préserver le délicat équilibre entre NLD et Armée.

Une nouvelle ère s’ouvre donc pour le gouvernement LND : nouveau Président de la République, nouveau cabinet à venir (aux contours encore imprécis), nouvelles relations avec l’Armée et, peut-être, une nouvelle énergie pour la fin du mandat. Les attentes sont fortes, alors même que les élections de 2020 se rapprochent et que les partis ethniques, conservateurs et/ou nationalistes sauront capitaliser sur les déceptions. Avec à la clé le risque d’un paysage politique morcelé et instable.

Copyright Avril 2018-Michalon/Diploweb.com


Plus

P. Verluise (dir. ) "Histoire, Géographie et Géopolitique de l’Asie. Les dessous des cartes, enjeux et rapports de force"", éd. Diploweb aux format Kindle et papier broché via Amazon, 2018.

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Martin Michalon est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Lyon, agrégé de géographie, et doctorant à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), au sein du Centre Asie du Sud Est (CASE). Ses travaux portent sur le développement du tourisme en Birmanie dans un contexte de transition démocratique. Il a habité plusieurs années en Birmanie et en suit l’actualité au quotidien.

[1« Suu Kyi will be ‘above president’ if NLD wins election », BBC, 5 novembre 2015

[2« The path to a new country : looking back on one year of NLD rule », irrawaddy.com, 7 avril 2016.

[3Nom de la nouvelle capitale politique de la Birmanie, construite ex nihilo et inaugurée en 2005 par la junte militaire du Général Than Shwe.

[4Cf. Martin Michalon : « Comment (vraiment) comprendre la crise « rohingya » ? », Diploweb.com, 4 février 2018

[5En Birmanie, les années budgétaires suivent le calendrier bouddhiste, de mars à mars.


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Citation / Quotation

Auteur / Author : Martin MICHALON

Date de publication / Date of publication : 2 avril 2018

Titre de l'article / Article title : Birmanie. Après deux ans au pouvoir, quel bilan pour le gouvernement de Daw Aung San Suu Kyi ?

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Au delà de la figure charismatique de Daw Aung San Suu Kyi, quelle est la qualité de la gouvernance en Birmanie ? Quid de la réforme constitutionnelle visant à organiser le retrait politique de l’Armée ? Comment la question ethnique est-elle gérée ? Quid des droits de l’homme et de la liberté de la presse ? Quels changements économiques pour attirer les investisseurs dont la Birmanie a besoin ? A travers des réponses argumentées, Martin Michalon propose une vision documentée, appuyée sur une solide connaissance du terrain.

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