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Bagdad réaffirme sa souveraineté, Washington "teste" des stratégies de sortie

Par Alexandra DE HOOP SCHEFFER*, le 1er janvier 2008.

Plus de quatre années après la chute du régime de Saddam Hussein, il existe encore beaucoup d’incertitudes quant à la forme d’organisation de l’Etat irakien. En réalité, l’Irak est aujourd’hui confronté à un dilemme hamlétien, difficilement surmontable. D’une part, il s’avère impossible de maintenir un Irak stable sous l’autorité d’un Etat unitaire et centralisé, constitué sur une base communautaire, qui renvoie au régime de S. Hussein et fait craindre le retour de la domination d’une communauté sur les autres - c’est le cas fin 2007. D’autre part, la transition du centralisme du régime de S. Hussein à une décentralisation poussée à l’extrême, conduirait à la territorialisation du confessionnalisme et à la partition de facto de l’Irak.

EN MARGE DES DEBATS politico-militaires autour de la stratégie américaine en Irak, la relation entre Bagdad et Washington fut ébranlée, à la rentrée d’automne 2007, par une succession d’incidents porteurs de significations et de symboles. L’actualité fut notamment marquée par la fusillade du 16 septembre 2007 à Bagdad, tuant 17 civils irakiens et impliquant la société militaire privée américaine Blackwater[1]. Quelques jours plus tard, s’ajoutaient les « bavures » attribuées à l’armée américaine et qualifiées par cette dernière de « dommages collatéraux de la guerre contre le terrorisme et Al-Qaida ». Le 20 septembre 2007, la détention par les forces américaines d’un responsable iranien accusé de trafic d’armes dans le nord de l’Irak, fut vivement condamnée par le président et le premier ministre irakiens. Côté iranien, cet acte provoqua temporairement la fermeture d’importants points de passage vers l’Irak, le long de la frontière irano-irakienne. Enfin, la résolution non contraignante adoptée par le Sénat américain le 26 septembre 2007, suggérant la création de trois régions distinctes kurde, chiite et sunnite, dans le cadre d’un Etat fédéral, fut immédiatement rejetée par le gouvernement irakien.

Les réactions du premier ministre Nouri Al-Maliki face à cette série d’« ingérences » militaires et politiques américaines dans les affaires intérieures irakiennes, furent toutes très vives et fermes. Elles sont aussi particulièrement révélatrices de la nature paradoxale de la relation qui lie Bagdad et Washington depuis 2003 et qui se précise sous l’effet de trois facteurs : l’insécurité sur le terrain, l’accélération de l’horloge politique américaine et la pression grandissante pour un retrait accéléré des troupes militaires d’Irak.

L’incident Blackwater, une « opportunité » saisie par le gouvernement irakien

L’affaire Blackwater a marqué un « moment de basculement » en faveur du gouvernement irakien. Elle fut l’occasion pour le premier ministre Maliki de réitérer la souveraineté de son gouvernement en tant que seul « responsable » de la sécurité de sa population. Celui-ci estime que la série d’incidents impliquant Blackwater est venue mettre à mal la « souveraineté » de l’Irak et jugea la compagnie « inapte au travail ». De New York, il déclara le 23 septembre 2007 : « Le gouvernement irakien est responsable de ses citoyens et il ne peut accepter qu’une société de sécurité commette un crime ». Symétriquement, à propos de la détention du ressortissant iranien, il affirma que « le gouvernement de l’Irak est un gouvernement élu et souverain. Quand il donne un visa, il est responsable de ce visa »[2].

Ces déclarations fortes de symboles, traduisent la volonté de Maliki de réaffirmer son autonomie de prise de décision et d’action par rapport aux Etats-Unis, dans un double contexte de pressions internes et externes qui érodent sa légitimité et sa crédibilité aux yeux de la population irakienne. D’une part, le gouvernement Maliki est de plus en plus fragilisé, lézardé par les divisions entre sunnites et chiites et par la lutte d’influence que se livrent les principales formations chiites irakiennes pour le contrôle du pouvoir politique. La plus importante d’entre elles, celle du chef radical chiite, Moktada Al-Sadr, a retiré le 15 septembre 2007, son soutien au cabinet Maliki, exigeant notamment un calendrier de retrait américain. D’autre part, l’opposition de l’opinion publique américaine, des démocrates et de certains éminents républicains s’accentue, s’impatientant de voir des progrès rapides en Irak. S’appuyant sur le Rapport Baker-Hamilton[3], l’administration G.W. Bush fait peser la responsabilité des échecs de sa stratégie sur la « mauvaise performance » et l’absence de volonté politique du gouvernement Maliki.

Dans la phase post-intervention militaire, les Etats-Unis bénéficient d’un « cercle vertueux », au détriment de l’Irak : plus la puissance intervenante montre qu’elle intervient pour sécuriser et reconstruire le pays ciblé (renfort de troupes sur le terrain, mise en place de projets de réforme sur le long terme, en y intégrant des acteurs multilatéraux), plus l’échec de l’intervention extérieure et de la construction pacifique de l’Etat, est assimilé à l’insuffisance des efforts du gouvernement irakien pour mettre en œuvre la liste d’objectifs fixés par les Etats-Unis. Réticents à être tenus responsables des limites de leur propre stratégie en Irak, ces derniers tiennent l’Irak comme responsable de l’échec d’exercer sa souveraineté, et donc d’assumer ses responsabilités.

Dans ce contexte de double contestation interne et externe du gouvernement Maliki, l’épisode Blackwater apparaît comme la métonymie de la relation paradoxale qui lie Bagdad à Washington. D’une part, le gouvernement irakien cherche à construire sa légitimité, face à la présence étrangère, en se distanciant de celle-ci ou en critiquant directement ses actions sur le terrain, dès que l’occasion se présente. D’autre part, le « syndrome de la dépendance » s’est installé des deux côtés : les Etats-Unis vis-à-vis du gouvernement Maliki pour mettre en œuvre leur stratégie, à défaut d’alternative politique ; Bagdad vis-à-vis de Washington, pour permettre sa survie politique et sécuritaire. Ainsi, les tentatives de Maliki d’inverser le « cercle vertueux » évoqué précédemment, à son avantage, se trouvent contre-balancées par la reconnaissance des risques d’un « vide sécuritaire » que créerait le départ de la firme américaine. La nécessité de la maintenir en Irak, du moins sur le court, voire moyen terme, pour assurer la sécurité du personnel diplomatique américain, est donc implicitement concédée. Or, tant []que le gouvernement irakien dépendra de l’armée et des sociétés militaires privées américaines, pour assurer la sécurité de son pays, la souveraineté nationale de l’Irak n’aura qu’une existence formelle, rhétorique.

Conscient de cette réalité, Maliki a réaffirmé sa volonté de voir Blackwater quitter le pays, sans aucun résultat à ce jour. Bien que son gouvernement ait approuvé fin octobre 2007, un projet de loi levant l’immunité des compagnies de sécurité étrangères[4], la société militaire a repris son activité en Irak. Et cela malgré la publication du rapport de la Chambre des représentants américaine, le 1er octobre 2007[5], démontrant l’implication de Blackwater dans près de 200 incidents en Irak depuis 2005. Concernant la fusillade du 16 septembre 2007, le rapport souligne qu’elle n’aurait pas eu de justification militaire. La secrétaire d’Etat américaine, Condoleeza Rice s’est même spécialement déplacée à Bagdad pour obliger le gouvernement irakien de revenir sur sa décision d’expulser l’entreprise du pays. Les agents de la compagnie de sécurité privée Blackwater mis en cause dans la fusillade du 16 septembre 2007, se sont finalement vu offrir l’immunité de la part du département d’État. Moins de trois semaines après la fusillade, le Département de la défense américain avait signé un nouveau contrat avec Blackwater (Aviation) d’une valeur de 92 milliards de dollars[6], pour un déploiement en Afghanistan et en Asie centrale, jusqu’au 30 septembre 2011.

Malgré le contournement américain des mesures souhaitées et prises par le gouvernement Maliki, ce dernier a immédiatement montré qu’il souhaitait mettre au pas les sociétés militaires privées en Irak, avec l’arrestation par les forces de sécurité irakiennes, le 20 novembre 2007, de 43 personnes, après un incident impliquant une autre société militaire privée, Almco Group. Basée à Dubaï, cette dernière est chargée de la protection des convois logistiques assurant le ravitaillement de l’armée américaine en Irak.

Face à Bagdad paralysé, Washington « teste » des options de « réconciliation bottom-up »

Avec la montée des heurts intercommunautaires en Irak et à défaut de compromis entre dirigeants politiques au pouvoir, militaires et diplomates américains ont mis l’accent sur l’approche ascendante de la « réconciliation » (bottom-up reconciliation). Celle-ci consiste notamment à capitaliser sur les initiatives émanant de la société civile irakienne, parmi certaines tribus sunnites de l’ouest (province d’Al-Anbar) et plus récemment au centre de l’Irak (Salaheddine). Anciennement alliées à Al-Qaida et hostiles aux troupes américaines, ces tribus ont décidé, depuis quelques mois, de retourner leurs armes contre les cellules locales d’extrémistes, condamnant leurs attentats indiscriminés qui touchent les civils irakiens. Les militaires américains qualifient ces mouvements de « retournement des tribus » (tribal flip).

Comme en témoignent les rapports[7] présentés devant le Congrès américain entre août et septembre 2007, les Etats-Unis n’ont pas obtenu de Maliki les résultats escomptés d’une réforme de la loi de débaasification. Cette dernière vise l’exclusion des sunnites anciennement liés au parti Baas de Saddam Hussein, des institutions politiques et sécuritaires. L’enjeu de cette réforme est majeur pour diminuer les violences et pour construire un Etat irakien qui puisse incarner un semblant d’« union nationale », en réintégrant les sunnites. Dans cette optique, G.W. Bush n’a cessé d’exiger de la part de Maliki un assouplissement de cette politique, alors même que cette dernière fut initialement décrétée par l’administrateur américain Paul Bremer lui-même, en mai 2003, en même temps que la dissolution de l’armée irakienne.

Afin de contourner le gouvernement irakien et ses multiples blocages qui entravent toute logique de réforme politique, les commandants militaires américains ont directement recours à des tactiques de substitution sur le terrain, aux niveaux provincial et local. Celles-ci visent principalement, à dissocier au sein de l’insurrection sunnite deux branches qui se sont alliées contre « l’occupant » et le gouvernement irakien majoritairement chiite : les loyalistes de Saddam Hussein et les militants islamistes appartenant au groupe d’Al-Qaida. Ces derniers mois, l’armée américaine a ainsi décidé de fournir armes, minutions, argent, équipement aux tribus sunnites, qui font la promesse de combattre les forces d’Al-Qaida en Irak et de cesser leurs attaques contre les Américains et les chiites. Il s’agit là aussi d’une reconnaissance tacite de la part des Etats-Unis, de l’impossibilité de désarmer les milices chiites. En effet, les partis politiques au pouvoir, auxquels elles sont rattachées, souhaitent conserver leurs milices comme instruments de protection et d’influence dans les régions qu’elles dominent (à l’image de l’Armée du Mahdi de Moktada Al-Sadr et des Brigades Badr du Conseil suprême islamique en Irak, CSII).

Ainsi, l’administration G.W. Bush mise sur la réintégration bottom-up des sunnites dans les structures sécuritaires et politiques, faisant le pari d’un rééquilibrage des rapports de force en Irak entre chiites et sunnites, pour faciliter le compromis entre ces communautés. Toutefois, la réconciliation bottom-up est impossible sans un préalable accord politique au sommet (top-down reconciliation) qui puisse encourager les initiatives intercommunautaires vers la réconciliation. Les deux processus sont intrinsèquement complémentaires et l’un ne peut se faire au détriment de l’autre. Or, le gouvernement Maliki, loin d’incarner « l’union nationale », représente au contraire le lieu d’affrontement entre dirigeants sunnites, chiites, Kurdes et en particulier intra-chiite, opposant les deux familles politiques d’Al-Hakim et d’Al-Sadr.

Les partis chiites au pouvoir critiquent vivement les initiatives bottom-up américaines et observent la montée en puissance de ces groupes armés sunnites avec beaucoup de méfiance, exacerbée par la crainte d’un retour de domination sunnite. Symétriquement, ces « nouveaux alliés » des Etats-Unis sont eux-mêmes très réticents à collaborer avec un gouvernement majoritairement chiite et perçu comme sectaire. Le risque de les voir retourner leurs armes contre les chiites pourrait contribuer à davantage affaiblir l’Etat central et morceler le pays. L’intégration de ces nouvelles forces aux institutions sécuritaires et politiques, n’est donc pas à l’ordre du jour. Or, la construction d’un Etat ne peut se réaliser sur la « désunion »[8], les dissensions, mais au contraire doit se prévaloir de pouvoir faire la synthèse des contradictions politiques et sociétales existantes.

Deuxième contradiction de ces tactiques dites bottom-up : alors que l’armée américaine annonce quotidiennement la mort et l’arrestation de combattants islamistes, le groupe Al-Qaida poursuit sa campagne contre tous ceux soupçonnés de « collaborer » avec les Américains. L’assassinat du chef tribal sunnite, Abdoul Sattar Abou Richa, à la tête du Réveil d’Al-Anbar, dans un attentat d’Al-Qaida du 13 septembre 2007, et celui du cheikh Muawiya Naji Jbara, responsable du Conseil tribal pour l’Eveil de Salahuddine, le 4 octobre 2007, témoignent de cette campagne d’élimination systématique des membres de la coalition anti-Al-Qaida en Irak.

A défaut d’être complétées d’un arrangement politique entre les communautés et d’un programme plus large de réinsertion dans les institutions sécuritaires irakiennes, ces initiatives appuyées par les militaires américains, peuvent, par effet boomerang, créer une situation d’insécurité et de méfiance encore plus exacerbée au sein de la société irakienne. Cela se traduit chez les chiites par le sentiment d’assister, impuissants, à l’armement incontrôlé des deux côtés d’une future guerre civile. Cette crainte est d’autant plus vive qu’une réduction des effectifs militaires américains dans la province d’Al-Anbar a déjà commencé depuis la fin septembre 2007. Toute logique de réconciliation, de pacification des rapports sociaux, dépend étroitement du regain de confiance (confidence-building) entre les communautés présentes en Irak.

Le spectre de la « partition » de l’Irak refait surface : solution « top-down » ou processus déjà en marche ?

En réaction aux revers des tactiques bottom-up et aux blocages politiques au niveau central, des responsables politiques, des chercheurs et des journalistes américains ont relancé le débat autour du fédéralisme et de la « partition » en Irak. Ces questions avaient été laissées en suspens au moment de la rédaction de la Constitution, en raison des désaccords entre sunnites, Kurdes et chiites. Toute perspective de partition est vivement rejetée par le gouvernement irakien et la Maison Blanche, qui a toujours soutenu un modèle fédéral conférant des pouvoirs importants à l’appareil d’État central, plutôt qu’aux provinces.

Il ne s’agit pas d’un nouveau débat. Il remonte en effet au début de l’intervention américaine en Irak en novembre 2003, lorsque Leslie Gelb, ancien expert de l’administration Carter et ancien directeur du Council on Foreign Relations, préconisait la création de trois Etats en Irak. Il proposait notamment aux chiites du centre du pays d’émigrer en masse vers le sud sous la protection des forces américaines[9]. Fervent partisan de ce plan, quatre années plus tard, le sénateur démocrate, Joseph Biden - avec Leslie Gelb- a été à l’initiative d’une résolution non contraignante qui suggère la création de trois régions distinctes kurde au nord, chiite au sud et sunnite au centre, dans le cadre d’un Etat fédéral irakien[10]. Cette résolution fut votée par le Sénat américain, le 26 septembre 2007. Cette option est présentée –aussi par les Kurdes qui bénéficient déjà d’une large autonomie par rapport à Bagdad - comme l’unique solution politique viable sur le long terme pour mettre fin aux violences intercommunautaires et permettre un retrait des troupes américaines, sans laisser un trop grand chaos derrière elles.

Cette option dite de la « partition douce » ou « partition souple »[11] consiste en une fédération ou une confédération, dotée d’un Etat fédéral réduit à ses fonctions régaliennes minimales (défense nationale, répartition des ressources pétrolières entre les trois régions) et des régions compétentes dans tous les autres domaines afférents à la gestion des affaires intérieures de l’Irak. Comme le souligne à juste titre Joseph Yacoub, politologue spécialiste des religions et des minorités, « ce fédéralisme confine plutôt à une confédération avec des pouvoirs locaux forts dans tous les domaines, qui seraient comme des Etats dans l’Etat »[12]. Or, le fédéralisme, pour qu’il fonctionne, nécessite un niveau de culture démocratique et de capacité de gestion des questions sociales, politiques, économiques, sécuritaires au niveau des gouvernements locaux, qui font aujourd’hui défaut en Irak.

Le plan fédéral tel qu’il est présenté par J. Biden et L. Gelb, remet en cause les principes inscrits dans la Constitution irakienne qui prévoient déjà des mécanismes de décentralisation de responsabilités et de pouvoir politiques vers les régions d’Irak – fruits des revendications chiites et Kurdes. Il avalise le dangereux glissement de la notion de « fédéralisme géographique » selon le modèle des dix-huit gouvernorats - une structure censée garantir qu’aucune des unités composant la fédération ne soit dominée par un groupe ethnique- à celle de « fédéralisme confessionnel » soutenu par les Kurdes qui préconisent un modèle fédéral hautement décentralisé.

Cette proposition est fondée sur une contradiction majeure, mise en évidence par la déclaration du chef démocrate du Sénat, Harry Reid, estimant que « l’adoption de l’amendement Biden reflète l’importante reconnaissance de la part du Sénat que la réconciliation politique doit demeurer l’objectif essentiel des Irakiens »[13]. Or, un plan qui conduit inéluctablement vers la partition de l’Irak, ne sous-tend-il pas au contraire, la logique inverse, à savoir la reconnaissance de l’impossibilité ou de l’échec d’un accord politique, et surtout l’abandon de tout espoir de compromis entre les différentes communautés en Irak ? Historiquement –et l’exemple des Balkans l’atteste- la partition est considérée comme la « pire des solutions », ignorant la complexité sociologique du pays, la mixité de nombreuses villes, dont Bagdad et Kirkouk sont sans doute les meilleures illustrations. Durant ces quatre dernières années, le paysage démographique et socio-politique de l’Irak a certes été complètement refaçonné par les nombreux déplacements de populations -victimes d’insécurité et de nettoyage ethnique- aussi bien à l’intérieur que vers l’extérieur du pays. Toutefois, le processus d’homogénéisation ethno-confessionnelle, alimenté par ces mouvements de populations, s’est ralenti ces derniers mois, grâce notamment au « retournement des tribus sunnites » et à la trêve (temporaire ?) décrétée par Moktada Al-Sadr et sa milice depuis l’été 2007. Le retour récent de réfugiés irakiens - provenant de Syrie en particulier- souvent contraint par manque d’argent ou expiration de visa, vient encore plus brouiller la carte confessionnelle de l’Irak. Certains chiites sont accueillis dans des quartiers sunnites et inversement. Dans ce contexte, le projet de créer trois régions homogènes confessionnellement, est sociologiquement et politiquement intenable.

Face à la déliquescence du pouvoir politique à Bagdad, rongé par la corruption et les luttes d’influence internes, une décentralisation de l’autorité centrale en faveur des régions est déjà en marche, en accord avec les principes de la Constitution irakienne. Elle prend la forme d’un fédéralisme plus ou moins souple, avec une autonomie grandissante au niveau de la gestion des affaires locales. Sur le terrain, cela se traduit par le contournement de plus en plus systématique de Bagdad par les gouvernements locaux et les provinces qui cherchent à s’autonomiser des lourdeurs bureaucratiques et qui investissent des millions de dollars reçus par le gouvernement central, pour financer des projets de reconstruction régionaux - la province de Babil est un bon exemple. Le premier ministre Maliki envisage d’augmenter de façon significative le budget destiné aux dix-huit provinces pour l’année 2008, ce qui laisse aussi présager des risques importants de corruption ainsi que des luttes d’influence entre les provinces et entre celles-ci et l’autorité centrale. Une décentralisation encore plus poussée pourrait mener à l’éclatement définitif de l’Irak et compliquerait davantage les allégeances des Irakiens.

Des questions en suspens

Plus de quatre années après la chute du régime de Saddam Hussein, il existe encore beaucoup d’incertitudes quant à la forme d’organisation de l’Etat irakien. En réalité, l’Irak est aujourd’hui confronté à un dilemme hamlétien, difficilement surmontable. D’une part, il s’avère impossible de maintenir un Irak stable sous l’autorité d’un Etat unitaire et centralisé, constitué sur une base communautaire, qui renvoie au régime de S. Hussein et fait craindre le retour de la domination d’une communauté sur les autres - c’est le cas actuellement. D’autre part, la transition du centralisme du régime de S. Hussein à une décentralisation poussée à l’extrême, conduirait à la territorialisation du confessionnalisme et à la partition de facto de l’Irak. Sur le plan interne, les heurts intercommunautaires se perpétueraient ; sur le plan régional, la perspective d’une éventuelle partition de l’Irak inquiète les pays voisins qui y voient une source permanente d’instabilité qui déborderait largement les frontières irakiennes.

Face à ces incertitudes, les Etats-Unis « testent » des stratégies de sortie, dont une des clés est le soutien logistique, financier et armé aux tribus sunnites et leurs milices. Cette tactique a été progressivement étendue aux villes, dont Bagdad. Certains quartiers connaissent une très légère diminution des violences ces derniers mois, mais parfois au prix de l’érection de hauts murs antibombes entre les quartiers sunnites et chiites, qui défigurent la capitale. Une question très importante reste toutefois en suspens et inquiète au plus haut degré les dirigeants chiites : que vont devenir et surtout, que vont faire ces milliers de sunnites armés et salariés par les Américains, une fois la présence militaire américaine en Irak diminuée, avec notamment le retrait annoncé de 30.000 hommes au printemps 2008 ?


Notes

[1] Blackwater est une des plus importantes sociétés militaires privées américaines en Irak, avec près d’un millier d’employés. Elle assure la protection des diplomates américains en Irak depuis août 2003, et notamment l’ambassade américaine à Bagdad. Blackwater est sous contrat avec le Département d’Etat, qui lui a versé près d’un milliard de dollars en contrats.

[2] Déclarations du premier ministre irakien Nouri Al-Maliki auprès de l’Associated Press, à New York, le 23 septembre 2007.

[3] BAKER (J.), HAMILTON (L.), The Iraq Study Group Report, 6 novembre 2006.

[4] Ce projet doit encore être adopté par le Parlement irakien. Il vise notamment à remettre en question l’ordre 17, décrété en 2004, par l’Autorité provisoire de la Coalition dirigée par Paul Bremer de mai 2003 à fin juin 2004. Cet ordre prévoit spécifiquement une immunité de poursuite des employés des sociétés militaires privées en regard de la loi irakienne. Ce statut d’immunité vis-à-vis des tribunaux irakiens n’a pas été abrogé par les gouvernements successivement au pouvoir en Irak.

[5] Chambre des représentants américaine, Additional Information about Blackwater USA, 1er octobre 2007. Lien

[6] Département de la défense américain, Contracts, Defense Logistics Agency, N°1164-07, 28 septembre 2007. Lien

[7] National Intelligence Estimate, ”Prospects for Iraq’s Stability : Some Security Progress but Political Reconciliation Elusive”, août 2007. Government Accountability Office, ”Securing, Stabilizing, and Rebuilding Iraq”, septembre 2007.

[8] SCHMITT Carl, La Notion du Politique, Théorie du Partisan, Paris, Flammarion, 1992.

[9] GELB Leslie, ”The Three-State Solution”, The New York Times, 25 novembre 2003.

[10] Voir l’article de J. Biden et L. Gelb, « Unity Through Autonomy in Iraq », The New York Times, 1er mai 2006. Lien vers la résolution et l’amendement du sénateur J. Biden, au Sénat américain. Lien

[11] O’HANLON Michael, JOSEPH Edward, « The Case for Soft Partition in Iraq », Saban Center Analysis n°12, Brookings Institution, juin 2007.

[12] « L’Irak est en miettes sa Constitution aussi, par Joseph Yacoub », Le Monde, 21 octobre 2005.

[13] « Le Sénat américain vote en faveur d’un plan de partition de l’Irak », AFP, 26 septembre 2007 .

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Politologue, Sciences Po Paris


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Auteur / Author : Alexandra DE HOOP SCHEFFER

Date de publication / Date of publication : 1er janvier 2008

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Plus de quatre années après la chute du régime de Saddam Hussein, il existe encore beaucoup d’incertitudes quant à la forme d’organisation de l’Etat irakien. En réalité, l’Irak est aujourd’hui confronté à un dilemme hamlétien, difficilement surmontable. D’une part, il s’avère impossible de maintenir un Irak stable sous l’autorité d’un Etat unitaire et centralisé, constitué sur une base communautaire, qui renvoie au régime de S. Hussein et fait craindre le retour de la domination d’une communauté sur les autres - c’est le cas fin 2007. D’autre part, la transition du centralisme du régime de S. Hussein à une décentralisation poussée à l’extrême, conduirait à la territorialisation du confessionnalisme et à la partition de facto de l’Irak.

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