Les perceptions sociales des habitants des villages mahorais changent avec la crise profonde que traverse Mayotte. Des familles intégrées dans la vie collective des villages, intégrées dans le tissu social, perçues comme membres du village se retrouvent ainsi expulsées par les Mahorais. Des communautés rurales aux relations et rapports complexes se mettent à expulser illégalement des populations dorénavant considérées comme exogènes, étrangères, porteuses de la responsabilité des crises que traverse Mayotte. F. Brocheton nous fait découvrir un visage souvent méconnu en métropole d’un territoire de la République française. Illustré d’une carte sous deux formats JPEG et PDF.
EN SITUATION de crise et de déséquilibres importants, les communautés rurales du département français de Mayotte se mettent à expulser illégalement des populations dorénavant considérées comme exogènes, étrangères, porteuses de la responsabilité des crises que traverse ce territoire situé dans l’océan Indien. Sans action sur les causes, de nouveaux décasages sont à prévoir dans le monde rural mahorais, avec les violences, souffrances et déchirements qu’ils impliquent.
L’actualité de Mayotte est ponctuée d’avril à début juin 2016 d’expulsions illégales brutales, d’agitation sociale et de violences individuelles et collectives relatées dans la presse métropolitaine. Ce phénomène d’expulsions dans le monde rural est résumé par le terme journalistique local de « décasage ». Les expulsions, menées par des groupes de villageois locaux, illégales, sont latentes à Mayotte mais se sont concentrées durant cette période de 2016, prenant la forme d’un mouvement social, ayant des origines profondes dans l’histoire et la société mahoraise. Accuser simplement les Mahorais [1] de xénophobie obscurcit en fait la compréhension des mécanismes et ressorts qui régissent ces décasages. Ce phénomène a été principalement relayé par le filtre de la presse qui observe ce phénomène sous le prisme de la vision métropolitaine, réunionnaise ou locale de Mayotte. Or, ce phénomène social mérite une analyse géopolitique de la situation, avec des groupes sociaux aux prises depuis des décennies pour le contrôle du foncier sur une île.
La connaissance du phénomène de décasage nécessite de revenir sur la définition locale des mots. La case est l’ancienne habitation mahoraise ; elle est aujourd’hui associée au banga, cette case auparavant auto-construite par les jeunes adolescents mahorais à l’écart des villages. Les bangas sont aujourd’hui construites de façon identique mais occupées par les populations récemment arrivées, immigrées, des Comores voisines. Il convient aussi de distinguer l’espace urbain, le mjini, de l’espace rural, le lijou, où se sont déroulés les décasages, qui sont deux mondes distincts de l’espace mahorais. Il nous faudra analyser ces décasages dans un monde rural spécifique avec des populations aux relations anciennes et complexes. Phénomène rural, spécifique à Mayotte, il convient d’abord d’analyser le contexte historique et socio-spatial des décasages puis dans un second temps, il faudra décrire le phénomène afin de mieux le comprendre.
Les premiers phénomènes de décasages prennent place dans le cadre du combat départementaliste des années 1970 aux années 2000. Mayotte ayant décidé de rester au sein de la République française contrairement aux autres îles des Comores, de durs combats politiques se sont engagés sur l’île entre partisans départementalistes et la minorité d’indépendantistes dont une majorité était originaire de l’île comorienne d’Anjouan. Ils ont été expulsés manu militari par les départementalistes entre 1975 et 2000 où le processus de départementalisation est devenu « évident », presque irréversible. Ces décasages se font sur deux motifs principaux : la différence politique donc, et la question foncière.
Les décasages ont pour origine une crise foncière. La terre est au fondement de la vie coutumière comorienne mais aussi à celui des mouvements politiques. En 1975, plus du tiers de l’île était entre les mains du président (anjouanais) des Comores, sur des terres exploitées par des Anjouanais [2]. Le combat pour le maintien au sein de la République peut ainsi se comprendre comme un combat des Mahorais pour conserver leurs terres.
Les relations entre groupes comoriens sont certes difficiles mais ne sont pas seulement marquées par des hostilités et des guerres. Ainsi, l’immigration irrégulière actuelle, essentiellement composée de populations comoriennes, et à l’origine de près de 20 000 expulsions tous les ans par l’Etat français, montre l’unité socio-culturelle des Comores. Malgré des particularismes, il y a intercompréhension entre les langues, tandis que les pratiques sociales et la religion sont très similaires. La tradition coutumière fait qu’un nouvel arrivant, de même religion et digne de confiance peut être accueilli dans un village, s’y marier, s’y établir, avoir des terres louées, voire prêtées par un parent. Ainsi, les populations comoriennes arrivées à Mayotte peuvent-elles être accueillies dans le lijou par les cultivateurs Mahorais auxquels ils se lient par serments et mariages. Cette hospitalité mahoraise explique la spécificité de cette très importante immigration rurale à Mayotte. Les statistiques de l’INSEE traitent de quelque 45 213 étrangers dans les communes du lijou, soit 53 % des étrangers présents légalement dans le département [3] en 2012. Certes, les pratiques d’exploitations, les relations commerciales existent, mais lors des ruptures du jeûne pendant le mois de ramadan il est ainsi courant de rencontrer à des tables mahoraises des Comoriens, des employés ou amis « étrangers » de la famille. Ainsi, entre les îles des Comores, dont Mayotte, il s’agit culturellement des mêmes populations, ce qui pose la question de l’ambivalence de la catégorisation entre Français et étrangers du point de vue des habitants. Ces relations sont cependant mises à mal par la dure crise sociale que traverse Mayotte en 2016.
Mayotte se trouve en effet actuellement dans une impasse économique, constatée dans de nombreux départements et territoires d’outre-mer français. La croissance économique est importée de métropole, laquelle fournit les crédits et la majorité des emplois de l’île par ses postes de fonctionnaires ou les dotations à la Collectivité départementale. Or cette croissance, comme celle, continue, des services publics sur l’île, ne suit plus la croissance démographique de Mayotte. De ce fait, la jeunesse, mal encadrée et insuffisamment formée, est la première touchée. L’engorgement des services de soins, comme celui des écoles primaires ou des collèges, crée des tensions. Tous les ans, au mois de septembre, les parents d’élèves mahorais protestent contre la présence d’enfants comoriens dans les écoles, provoquant un débordement du service et ramenant à des pratiques comme la séparation des cours en deux groupes, un du matin, un de l’après-midi. Les services de soins eux-mêmes sont débordés car inadaptés à cette croissance démographique. Cette crise sociale est devenue manifeste en mars 2016 avec la grève générale qui a paralysé l’île durant un mois. Cette crise sociale s’est doublée d’une crise foncière profonde dans toute l’île. La densité de population excédant les 560 habitants au kilomètre carré, des conflits ruraux entre particuliers ont lieu sporadiquement. Pour se généraliser, un déclencheur et une colère sociale latente devaient déclencher les décasages, chose faite avec la grève du mois de mars 2016.
Les déclencheurs des mouvements des décasages ruraux à Mayotte ont eu lieu durant et à la suite de la grève générale du mois de mars 2016. Les grèves à Mayotte servent d’exutoires pour une jeunesse abandonnée, n’étant pas ou peu scolarisée et souvent étrangère. Les barrages, les caillassages et les affrontements violents avec la police créent des débordements et des chocs psychologiques comme le meurtre d’un métropolitain fin mars 2016 par un jeune Comorien, ou des agressions et cambriolages plus nombreux avec l’immobilisation des services de sécurité autour de la grève, pour surveiller les arrivées clandestines en barque. Ce déclencheur redirige la colère sociale vers les Comoriens dans le monde rural, pour un exutoire à une autre crise profonde de l’espace mahorais. La considération de l’étranger ou du national se fait exclusivement par rapport à une conception villageoise d’entrée dans le village. La personne immigrée à Mayotte peut avoir obtenu la nationalité française, un titre de séjour, elle peut tout de même être considérée comme étrangère et être expulsée de sa banga, de la même façon qu’un étranger en situation irrégulière [4]. Ce mouvement social qui pourrait paraître spontané, n’être qu’une simple colère populaire, est en réalité bien organisé.
Le déroulement des décasages à Mayotte se fait ainsi d’une façon presque uniforme dans chaque village. Un appel d’un collectif d’habitants à la mobilisation de tous a lieu environ une semaine avant le décasage. Les habitants qui vont être délogés sont prévenus et un délai leur est indiqué. Le jour du décasage, les habitants se réunissent et vérifient que les habitants partent bien de leurs bangas. Les désordres et violences interviennent en cas de résistance des habitants concernés, ce qui est arrivé à plusieurs reprises dans le sud de l’île. Une fois les délogés réunis dans des minibus affrétés par les habitants, leur case est détruite et incendiée par la population. Les minibus convergent tous vers la place de la République à Mamoudzou, dans un espace central de la vie mahoraise. Il s’agit d’un point de passage essentiel sur l’île, car étant situé à l’entrée nord de Mamoudzou, et à proximité immédiate du débarcadère de la barge, lien essentiel entre Grande Terre et Petite Terre. Cette place donne sur le marché couvert et se situe immédiatement à côté du Centre Hospitalier de Mayotte ainsi que de la préfecture. Elle est souvent contestée par les groupes de Mayotte pour son contrôle et son occupation. Lieu de passage, c’est aussi le lieu du commerce informel sur l’île. Les grilles nombreuses et les patrouilles quasiment constantes de la police en font un lieu de conflit. C’est aussi un lieu pouvant réunir plusieurs centaines de personnes pouvant être contrôlées et gérées par la préfecture et les services liés à l’immigration. La préfecture et les services de l’Etat n’interviennent qu’à cet endroit-là et à ce moment-là, après le phénomène de décasage . Les délogés sont alors expulsés progressivement ou en attente de retrouver par eux-mêmes un logement. Il faut imaginer le traumatisme que ces expulsions brutales représentent pour les personnes expulsées, au nombre de plusieurs centaines au total dans toute l’île. Certaines ayant grandi dans ces villages, ayant obtenu la nationalité française se trouvent, exclues du village dans lequel elles se considéraient comme chez elles. L’expulsion plus ou moins violente selon les lieux du décasage ajoute à la détresse de ces familles délogées de leur foyer.
Il existe une autre explication pour comprendre le phénomène de décasage qui nécessite de replacer le propos dans le triple contexte démographique, foncier et sociétal de Mayotte. Les villageois recherchent avant tout une certaine sérénité, ainsi que des terres qu’ils ont considérées comme spoliées par des locataires ou des bénéficiaires ingrats. En effet, la coutume mahoraise consiste à prêter gratuitement des terres à une personne liée par le sang ou par un serment pour son installation ou alors à louer cette terre si la personne n’est pas liée au propriétaire par un serment mais un contrat. Cependant dans la coutume, lorsque le propriétaire du terrain demande le retour de ses terres entre ses mains, pour alimenter la dot de sa fille, pour l’exploiter lui-même, cette terre doit lui être rendue sans délais. Or dans le cas actuel, les familles comoriennes installées ont toujours besoin de la terre de laquelle elles vivent, tandis que les propriétaires Mahorais ont quant à eux de moins en moins de terres pour vivre et en ont de moins en moins à prêter avec l’accroissement démographique sur l’île. Des tensions émergent ainsi entre des conflits entre des bénéficiaires qui ne veulent pas rendre la terre agricole et les propriétaires souhaitant la récupérer. La pensée rurale mahoraise pense le village comme un lieu clos, régi par la tradition. Ce village est un refuge, un endroit idéal pour la vie en famille et avec les voisins pour les travaux en commun et fêtes collectives. Les communautés villageoises, se sentant en danger et en déséquilibre avec des terres de moins en moins contrôlées et une insécurité grandissante, ont décidé ces expulsions en espérant rétablir un équilibre perdu. Les derniers arrivés dans le village ont fourni les coupables idéaux pour retrouver cette paix villageoise. Les perceptions sociales des habitants des villages mahorais changent avec la crise profonde que traverse Mayotte. Des familles intégrées dans la vie collective des villages, intégrées dans le tissu social, perçues comme membres du village se retrouvent ainsi expulsées par les Mahorais.
Le phénomène du décasage est donc ainsi spécifique à Mayotte et doit être compris dans son caractère villageois, rural. En situation de crise et de déséquilibres importants, ces communautés rurales aux relations et rapports complexes se mettent à expulser illégalement des populations dorénavant considérées comme exogènes, étrangères, porteuses de la responsabilité des crises que traverse alors Mayotte. Sans action sur ces causes mêmes, de nouveaux décasages sont à prévoir dans le monde rural mahorais, avec les violences, souffrances et déchirements qu’ils impliquent.
Copyright Octobre 2016-Brocheton/Diploweb.com
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La carte des décasages à Mayotte, au format PDF haute qualité
Etudiant en master Géopolitique à l’Université de Reims Champagne Ardennes
[1] Les habitants de l’ile, les Mahorais, ont fait sécession de l’Etat des Comores au moment de sa déclaration d’indépendance en 1975. Ils sont de nationalité française, à la différence des autres habitants de l’archipel, les Comoriens.
[2] Le président Ahmed Abdallah et les autres dignitaires du régime possédaient en leurs noms propres des terres, obtenues plus ou moins légalement, à Mayotte.
[3] La population a triplé depuis 1981 et le taux d’accroissement naturel est fixé à 2,7% annuel pour les 212 000 habitants que compte l’île en 2015.
[4] L’inverse n’est pas forcément vrai. Pour être considéré comme un membre à part entière du village, il faut compter un de ses parents qui en est originaire.
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Date de publication / Date of publication : 1er novembre 2016
Titre de l'article / Article title : Mayotte, les décasages : expulsions d’étrangers proches dans le monde rural
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Les perceptions sociales des habitants des villages mahorais changent avec la crise profonde que traverse Mayotte. Des familles intégrées dans la vie collective des villages, intégrées dans le tissu social, perçues comme membres du village se retrouvent ainsi expulsées par les Mahorais. Des communautés rurales aux relations et rapports complexes se mettent à expulser illégalement des populations dorénavant considérées comme exogènes, étrangères, porteuses de la responsabilité des crises que traverse Mayotte. F. Brocheton nous fait découvrir un visage souvent méconnu en métropole d’un territoire de la République française. Illustré d’une carte sous deux formats JPEG et PDF.
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