"Conflits et sécurité dans l’espace mer Noire", B. Chatré, S. Delory (dir.), éd. Panthéon Assas

Par Florent PARMENTIER, le 24 décembre 2010  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Enseignant à Sciences-Po. Les intérêts de recherche de F. Parmentier incluent l’étude de la "grande Europe" (notamment les pays du Partenariat Oriental) et la politique énergétique européenne

Présentation de la somme dirigée par Baptiste Chatré et Stéphane Delory, Conflits et sécurité dans l’espace mer Noire : l’Union européenne, les riverains et les autres, Paris, éd. EPA - Editions Panthéon Assas, 2010, 564 p.

CETTE somme de plus d’un demi-millier de pages constitue un ouvrage à la fois dense et précis, reposant sur une vingtaine de contributions assez diverses mais bien articulées. A l’heure où le réchauffement russo-américain est bien entamé, comme le montre le nouveau concept stratégique de l’OTAN pour 2020, où la diplomatie turque prétend s’affirmer davantage sur la scène régionale, cette étude est la bienvenue pour rappeler le jeu de contraintes et d’opportunités qui se présentent aux acteurs internationaux, au premier rang desquels l’Union européenne.

L’ouvrage cherche à éclairer l’espace de la mer Noire de différentes manières, d’une mise en perspective de la région aux enjeux socio-économiques et énergétiques, de la sécurité à la rivalité de puissances en passant par l’action spécifique de l’UE. Ces différents éléments peuvent être synthétisés à travers une question centrale et récurrente. La mer Noire constitue-t-elle véritablement une région autonome, stratégique, ou ne mérite-t-elle notre attention que parce qu’elle est un espace de frottement entre grandes puissances ? Les auteurs (Baptiste Chatré et Stéphane Delory) plaident pour le fait que « la notion de mer Noire et, a fortiori, de mer Noire élargie, et avant tout une facilité géopolitique et non une réalité tangible » (p.21). C’est dans cette perspective que nous proposons une lecture de ce riche ouvrage.

A la recherche d’un espace de la mer Noire

L’une des originalités de l’ouvrage consiste à non seulement prendre en considération le contexte historique et géographique de cet espace, mais également maritime et environnemental, généralement négligé dans ce type d’étude. Faut-il considérer, à l’instar de Fernand Braudel, la mer Noire comme l’arrière-cour du monde méditerranéen ? Retenir une définition de la région incluant les Etats riverains, au risque de l’élargir jusqu’à l’Extrême-Orient russe ? Définir cet espace selon les projets d’intégration régionale ?

Il en ressort, sous ces éclairages multiples, que l’unité de la région n’est en rien évidente. Si la délimitation des frontières est compliquée, le corollaire veut que la région soit l’objet d’influences extérieures diverses, contradictoires et parfois chaotiques. On peut avancer que la région vit, selon Nadia Alexandrova-Arbatova, « au travers de sa dépendance vis-à-vis des régions voisines – le Caucase du Nord, la région de la Caspienne et les Balkans -, qui constituent autant de ponts reliant le bassin de la mer Noire avec l’Asie Centrale et le Proche-Orient » (p.385). L’interrogation autour de la région mer Noire conduit à se tourner du côté du Bas-Danube, mais également de la Caspienne. Le Danube, principal fleuve débouchant dans la mer Noire, constitue un champ d’expérimentation pour des pays riverains, intéressés par une coopération à l’échelle de la mer Noire. Quant à la mer Caspienne, son rôle paraît plus important ; il ne fait guère de doutes, selon Stéphane Delory et Tetyana Boburka, que « la politique étrangère russe en mer Noire est intimement corrélée à sa politique en Caspienne, les infrastructures existantes en faisant le débouché naturel pour la production pétrolière et gazière » (p.174). De ce point de vue, « la dissociation géographique appliquée entre la mer Noire et la mer Caspienne, qui peut avoir un sens pour la PEV, en est dépourvue dans le domaine énergétique » (p.218). En creux, cela revient à suggérer que l’UE serait donc avisée de développer une politique de « grand voisinage » à géométrie variable afin de mieux prendre en compte ces problématiques.

Un espace de rivalités entre grandes puissances

Si elle n’est pas une entité aisément définissable sur le plan géopolitique, la région constitue néanmoins bien un espace de rivalités entre grandes puissances. Ainsi que l’avance Gaïdz Minassian, « depuis la fin de la Guerre froide, la réémergence de la mer Noire sur la scène internationale est l’objet d’une confrontation entre deux visions contradictoires, celle de la Russie et celle des Etats-Unis. Ce choc des visions s’accomplit sous l’observation intéressée de l’Union européenne, de la Turquie et de l’Iran qui, à leur échelle, tentent de s’intercaler entre ces luttes d’influence pour leur propre compte et / ou en complément de l’une des deux visions » (p.257). L’ouvrage s’attarde sur les visions russe, américaine, turque puis s’attache à dresser une perspective européenne, mais met de côté l’Iran. Au rayon des critiques, on aurait pu attendre également une analyse de la puissance montante chinoise, qui a une présence grandissante dans plusieurs pays de la région, grâce à des possibilités financières et des méthodes d’exportation particulières.

L’intérêt pour les grandes puissances ne conduit pourtant pas les auteurs à glisser dans le piège qui consisterait à négliger l’analyse des acteurs locaux aussi bien que des organisations internationales (OSCE, Organisation de la coopération économique de la mer Noire, etc.). Les acteurs locaux ou les organisations régionales ne sont pas les simples pions entre les mains des grandes puissances, dans la mesure où ils se positionnent eux-mêmes également vis-à-vis de leurs protecteurs. Comme le soulignent Chatré et Delory, « le discours dominant des gouvernements des Etats de la CEI de la mer Noire n’est, le plus souvent, que le reflet mimétique de celui de la puissance qui assure la protection la plus crédible et les exigences les plus compatibles avec la sauvegarde de leurs intérêts claniques, et non l’expression d’une conviction particulière » (p.25). On voit bien que de ces rapports à diverses échelles naissent des interactions multiples et complexes, dont on trouvera de nombreux exemples dans le livre.

Dans ce jeu, l’Union européenne tient un rôle paradoxal, tant son attractivité reste forte tandis que sa capacité à résoudre des conflits reste limitée. C’est le cas par exemple en matière de minorités : selon Baptiste Chatré, « il apparaît ainsi difficile de parler d’un modèle européen de règlement des conflits identitaires, car ce « modèle » ne tend qu’à les figer et favorise les majorités sous couvert d’un soutien de principe de la diversité sans politique ad hoc explicite » (p.252). On pourra regretter dans le livre que l’Union européenne est parfois analysée comme acteur unitaire, négligeant de fait la grande diversité des acteurs européens ayant des intérêts parfois divergents, ou occultant le rôle de certains Etats membres comme l’Allemagne dans la formulation d’une approche de la mer Noire, au-delà des rivages roumains et bulgares. L’idée que « l’Occident » puisse avoir une politique commune et cohérente dans la région semble également surévaluée, les intérêts ne coïncidant bien sûr pas nécessairement.

Gaïdz Minassian en conclut que l’espace de la mer Noire est encore loin d’être stabilisé : « si la mer Noire est sortie de l’ombre, elle n’a toujours pas retrouvé la lumière : le chemin est long jusqu’à l’épanouissement de cette zone, trop sensible pour être paisible et trop fragmentée pour n’appartenir qu’à une seule puissance » (p.290). Cette instabilité régionale de la mer Noire, espace hétérogène avant d’être une région, tient aussi bien aux Etats concernés qu’aux grandes puissances qui s’y confrontent. Cette zone de frottements d’une intensité variable entre différents modèles, où se juxtaposent des intérêts stratégiques divergents, ne présente peut-être pas, pour Chatré et Delory, un caractère aussi stratégique pour l’UE qu’il apparaît à première vue (p.518). Cette conclusion stimulante incitera sans doute les lecteurs à regarder ce livre avec intérêt.

Copyright Décembre 2010-Parmentier/Diploweb.com


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"Conflits et sécurité dans l'espace mer Noire", B. Chatré, S. Delory (dir.), éd. Panthéon Assas

. Baptiste Chatré, chercheur associé au Centre Thucydide - Analyse et recherche en relations internationales de l’Université Panthéon-Assas et directeur-adjoint de la Formation à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) ;

. Stéphane Delory, chercheur associé au centre Thucydide - Analyse et recherche en relations internationales de l’Université Panthéon-Assas et chargé de recherche au Centre d’Etudes de Sécurité Internationale et de Maîtrise des armements (CESIM) et à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).

. Préface de Serge Sur, directeur du centre Thucydide - Analyse et recherche en relations internationales de l’Université Panthéon-Assas.

Le livre sur le site de l’éditeur Voir


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