"Les islamismes d’hier à aujourd’hui"

Par Antoine SFEIR, le 26 août 2008  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Journaliste, directeur des Cahiers de l’Orient, auteur de nombreux ouvrages, A. Sfeir est un spécialiste reconnu du Moyen Orient et de l’islamisme

Géopolitique de l’islamisme. Comment s’y retrouver dans la confusion –entretenue par les islamistes eux-mêmes- entre l’islam et les multiples courants islamistes ? Quel est le rôle de l’Occident dans le développement de l’islamisme ? Pourquoi peut-on parler d’un effet boomerang ?

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le site www.diploweb.com vous présente en exclusivité sur Internet un extrait d’un ouvrage d’Antoine Sfeir, Les Islamismes. D’hier à aujourd’hui, Paris, Lignes de repères, 2008, 100 p.

Pour en savoir plus, consultez le dossier de cet ouvrage et suivez son actualisation sur : www.lignes-de-reperes.com.

Extrait du chapitre 4. Et l’Occident ?

Le rôle de l’Occident dans le développement de l’islamisme

LORSQUE survient le temps des indépendances, on assiste à l’émergence de deux concepts dans la région totalement antinomiques : d’une part, le nationalisme arabe incarné par la oumma arabiya au sens de nation et porté par Nasser l’Egyptien qui cherche à construire un Etat moderne sur le modèle occidental. Il commence par mettre les Frères musulmans en prison. D’autre part, la oumma islamiya ou la communauté islamique sans frontière, portée par l’Arabie séoudite et qui, sur ce plan du moins, rejoint le programme des Frères.

Le rôle des grandes puissances est alors fondamental. Ne voulant pas se tourner vers les puissances coloniales comme la France ou la Grande-Bretagne, Nasser demande l’aide des Etats-Unis qui lui apparaissent comme un pays nouveau dont l’histoire n’est pas entachée par le colonialisme. Mais ces derniers ne s’intéressent nullement à l’Egypte : occupés avec le plan Marshall en Europe, ils se sont approchés du Moyen Orient par l’Iran où le Premier ministre Mossadegh a osé nationaliser le pétrole. Ne pouvant laisser échapper le pétrole de Téhéran, les Américains fomentent en 1953 le coup d’Etat contre le chef du gouvernement Mossadegh. Ainsi, lorsque Nasser s’adresse à eux, ils lui opposent une fin de non recevoir. L’Egypte n’avait pas encore de pétrole. Puis, lorsque Nasser nationalise le canal de Suez, les puissances occidentales France et Grande-Bretagne, entraînant l’armée israélienne, vont débarquer en Egypte et … rembarquer aussitôt sous la pression des deux nouvelles grandes puissances, l’Union soviétique et les Etats-Unis. Ces derniers émergent dans un monde bipolaire comme les « champions du monde libre » et entraînent en tant que tel Paris et Londres dans une alliance avec l’Arabie séoudite au détriment de l’Egypte. Ce pacte va sonner le glas du processus de sécularisation des sociétés du monde arabe et lancer une réislamisation littéraliste archaïque et radicale de ces mêmes sociétés. D’autant qu’il va coïncider avec l’installation des dictatures dans cette région. Verrouillant les libertés publiques et individuelles elles ne laisseront qu’un espace d’expression libre, la mosquée. Mais les mosquées dans le monde arabe étaient déjà tenues par les wahhabites séoudiens, qui avaient fait de leur islam un vecteur de pénétration des sociétés arabes à travers les lieux de culte, par des arguments le plus souvent sonnants et trébuchants. Dans le même temps, les nouveaux régimes « forts » vont instrumentaliser le fondamentalisme musulman contre la gauche, les syndicats et les universités .

De la part des Etats-Unis c’était de bonne guerre : alors que les autres puissances étaient depuis fort longtemps dans cette région du monde, Washington s’était timidement intéressé au Moyen-Orient entre les deux guerres en envoyant, au début des années 1930, au moment de la création du royaume de l’Arabie séoudite en 1932, quelques géologues, et notamment ceux de la Standard Oil of California. Lorsque l’un de ceux–là annonce à Ibn Séoud en 1936 qu’il avait découvert du pétrole, le roi visionnaire ne peut s’empêcher de lui répondre : « vous auriez mieux fait de me trouver de l’eau »…

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, en 1945, le Président Roosevelt demande à voir Ibn Séoud à bord du paquebot « Quincy » et lui pose la question : « que puis-je pour vous ? » et Ibn Saoud qui n’était pas né de la dernière pluie lui répond : « Mais c’est vous qui avez demandé à me voir. Je suis venu parce que vous êtes sur un fauteuil roulant. C’est vous qui avez besoin de quelque chose. Que puis-je moi pour vous ? » Roosevelt répond : « Je veux votre pétrole. » Ibn Saoud lui répond : « Mais nous ne connaissons pas. Commençons par déjeuner ensemble et peut-être qu’au café, nous parlerons pétrole. ». Ils ont donc parlé pétrole et ont signé un pacte qui a attribué le pétrole séoudien aux Américains ou du moins aux « sept soeurs » (les majors américains) avec comme contrepartie le parapluie stratégique américain pour l’Arabie séoudite. Il était donc normal et naturel que les Américains cherchent à renforcer sur un plan strictement stratégique leurs amis séoudiens, et les lient définitivement au monde occidental. D’ailleurs, l’alliance indéfectible des Etats-Unis et de le l’Arabie séoudite ne s’est jamais démentie, puisqu’en avril 2005 le roi Abdallah qui passe pour être prudent dans ces relations avec Washington a renouvelé pour soixante années ce pacte de Quincy avec le président George W. Bush.

C’est forts de cette alliance avec l’Arabie séoudite que les Etats-Unis ont ailleurs participé à l’expansion de l’islamisme. En Afghanistan, particulièrement, le soutien américain aux « combattants de la liberté » face à la menace soviétique a été actif. Il s’agissait, pour Washington, de lutter contre l’ennemi communiste qui menaçait d’étendre sa zone d’influence tandis que, pour Riyad, l’envoi de combattants visait à lutter contre la menace athéiste tout en se déchargeant, un temps, d’individus en mal d’engagement et de fait, encombrants pour le pouvoir séoudien tant qu’ils restaient sur le territoire. C’est dans ce contexte qu’Oussama Ben Laden a bénéficié du soutien de la CIA et des finances du royaume d’Arabie.

Cette même politique a valu dans toute la région. Le plus souvent, il s’agissait de renforcer les mouvements d’opposition aux pouvoirs en place quand ces derniers étaient proches de l’URSS ou prenaient trop de libertés. Il importait peu, à cette époque, que ces courants prônent les valeurs les plus rétrogrades quand ils n’utilisaient pas les moyens les plus violents.

La situation était donc particulièrement paradoxale : les islamistes dont l’idéologie prônait le rejet de la culture dominante occidentale se trouvaient aidés par l’Occident lui-même dès lors que cela permettait d’affaiblir un pouvoir dérangeant. Ils s’agissaient pour tous d’alliance de circonstances au nom d’intérêts bien compris. Les résultats de cette stratégie sont aujourd’hui visibles.

Notons qu’en Iran cependant, la situation était différente. Après le renversement de Mossadegh par les puissances occidentales en 1953, ces dernières ont placé au pouvoir, par l’entremise de la CIA, un régime allié. L’islamisme iranien s’est alors construit contre ce pouvoir pro-occidental autoritaire. L’Iran était le « gendarme » des Etats-Unis dans le Golfe et bénéficiait de ce fait d’un traitement de faveur peu regardant des exactions commises par le régime et sa police politique omnipotente (la Savak) à l’encontre des Droits de l’Homme. Cette situation constitua le terreau de la révolution islamique.

2. Effet boomerang : l’islamisme s’attaque à ses soutiens d’hier

Après plusieurs décennies de soutien actif aux islamistes en vue de lutter contre le communisme et/ou d’affaiblir les pouvoirs en place, Washington a à son tour été victime de leur activisme.

Deux attentats, imputés aux islamistes, frappent les intérêts américains sur le sol séoudien. Le premier, en novembre 1995, fait sept morts dans un centre d’instructeurs de la Garde nationale de Riyad, et le second, en juin 1996, 19 morts et 64 blessés sur la base d’Al Khobar. Ce ne sont que deux exemples parmi un ensemble d’attaques à divers endroits du Globe visant les Etats-Unis.

Ce retour de manivelle est relatif, en premier lieu, au fait qu’à la suite de l’effondrement de l’URSS, Etats-Unis comme Arabie séoudite ont considéré que le soutien aux Afghans n’avait plus de raison d’être. Ils les ont laissé à leur sort, sans véritablement s’intéresser à leur évolution. Les "combattants de la liberté" n’ont pas tardé à le faire savoir. Rentrés dans leur pays d’origine, ils ont pu organiser des réseaux locaux en Occident comme dans le monde arabo-musulman. C’est dans ce contexte que la guerre du Golfe est intervenue, rappelant combien le pacte de Quincy avait marié Séoudiens et Américains. Les impies s’installent en Terre d’Islam, mère patrie des Lieux Saints de l’Oumma pour combattre de surcroît un pays musulman, Saddam Hussein n’ayant pas manqué de le rappeler alors. L’affront était trop grand.

En 1997, Oussama Ben Laden déclarait à un journaliste britannique, Robert Fisk : « Nous croyons que Dieu s’est servi de notre guerre sainte en Afghanistan pour détruire l’armée russe et l’Union soviétique. (...) Et maintenant nous demandons à Dieu de se servir de nous une fois de plus pour faire la même chose à l’Amérique, pour en faire l’ombre d’elle-même. Nous croyons aussi que notre combat contre l’Amérique est beaucoup plus simple que la guerre contre l’Union soviétique parce que certains de nos moudjahidin qui ont combattu ici en Afghanistan ont aussi participé à des opérations contre les Américains en Somalie – et ils ont été étonnés par l’effondrement du moral américain. Cela nous a convaincus que l’Amérique est un tigre de papier. » [1]

Le résultat, nous le connaissons. Il ne se passe pas un jour sans que les attentats du 11 septembre 2001 ne soient rappelés, ici pour justifier la « guerre contre le terrorisme », là pour promettre des suites tout aussi effroyables. Il faut dire qu’avec un minimum de moyens, Ben Laden et ses acolytes ont réussi à marquer les esprits comme jamais. Pour cela, les cibles n’ont pas été choisies au hasard : symboles de la puissance financière, militaire et politique, empreintes d’une culture imposante, les gratte-ciels et bâtiments publics attaqués ont offert les images « choc » dont les médias sont si friands. Ce fut le retour de bâton le plus spectaculaire. Mais pas le dernier.

En effet, aujourd’hui, c’est en Afghanistan et en Irak que les actions des terroristes islamistes menacent les Américains, voire les Occidentaux, en plus des populations locales qui restent, rappelons-le, les premières victimes. En Irak, le phénomène est particulièrement marquant car, contrairement aux affirmations de l’Administration Bush avant l’intervention, le territoire ne connaissait pas la violence islamiste. La main de fer du dictateur Saddam n’avait pas laissé plus de place aux islamistes qu’à l’opposition démocrate. C’est donc bien avec l’arrivée des soldats américains aidés de quelques autres que les islamistes comme al Qaïda se sont invités sur le sol irakien pour en faire une nouvelle terre de jihad. Et, depuis mars 2003, il ne se passe pas un jour sans que des attaques de groupes islamistes ne touchent des soldats étrangers, Américains en priorité.

Enfin, aux Etats-Unis même, la menace est permanente. Si elle est instrumentalisée en vue de légitimer la politique la plus ferme et la plus dérogatoire possible des libertés dans une démocratie, il reste que l’Oncle Sam demeure la cible numéro 1. Mais elle n’est pas la seule. L’Europe est également une cible, la Grande-Bretagne figurant au tout premier plan.

Puissance occidentale fortement présente au Moyen-Orient jusqu’au temps des indépendances, adoptant ensuite une position alignée sur la politique états-unienne, la Grande-Bretagne a vu elle aussi cette histoire voire cette actualité lui revenir comme un boomerang comme nous l’ont rappelé, encore récemment, les attentats qui ont frappé Londres, le 25 juillet 2005. Il faut dire qu’en plus du soutien apporté aux islamistes au Moyen-Orient dans le contexte que nous venons de décrire, le territoire britannique a longtemps constitué une sorte de « sanctuaire » pour les islamistes de tous horizons, à tel point que leur quartier de rassemblement au sein de la capitale anglaise était surnommé « Londonistan ». Autour de la moquée de Finsbury Park se retrouvaient ainsi les islamistes jihadistes se livrant librement à des prêches radicaux ou imprimant des revues diffusant leurs idées, Londres considérant qu’il était plus efficace de laisser ces ennemis de l’Occident s’exprimer au grand jour afin de mieux les surveiller. Mais les attentats ont poussé le gouvernement de Tony Blair à changer de tactique, et à opter pour un contrôle et une répression finalement assez proche des méthodes adoptées par la France, autre cible essentielle sur le Vieux Continent. [...]


2. Présentation du livre par l’éditeur

Antoine Sfeir, Les islamismes. D’hier à aujourd’hui, Paris, Lignes de repères, 2008, 100 p. 10€. ISBN : 978-2-915752-18-2

"Les islamismes d'hier à aujourd'hui"
Sfeir Les islamismes Lignes de repères 2008

POURQUOI les islamismes continuent-ils à remporter des succès, lors d’élections plus ou moins libres au Moyen Orient ? Est-ce à dire que les populations adhèrent sans réserve à leurs thèses ? Comment s’y retrouver dans la confusion –entretenue par les islamistes eux-mêmes- entre l’islam et les multiples courants islamistes ?
Précisant des notions souvent confuses, dressant un tableau des différents islamismes, d’hier à aujourd’hui, l’ouvrage n’est pas seulement pédagogique. S’attardant sur plusieurs mouvements islamistes majeurs (GSPC algérien, UOIF en France, notamment), il montre en quoi les islamismes menacent les pays occidentaux –y compris la France. Et comment nos sociétés peuvent et doivent lutter contre toutes les formes d’islamismes.

Le site des éditions Lignes de repères


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[1Robert Fisk, « Oussama Ben Laden par Robert Fisk », Le Monde, 19/09/2001.


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