Mieux connaître la France d’outre-mer. Entretien avec Jean-Christophe Gay

Par Jean-Christophe GAY, Pierre VERLUISE, le 7 novembre 2021  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Jean-Christophe Gay, agrégé de géographie, est professeur des universités à l’IAE Nice (université Côte d’Azur). Il a vécu une douzaine d’années en outre-mer, comme chargé de recherche à l’ORSTOM en Polynésie française, de 1987 à 1989, maître de conférences à l’université de La Réunion de 1995 à 2000, et codirecteur scientifique de l’Atlas de la Nouvelle-Calédonie au centre IRD de Nouméa de 2009 à 2012. Il vient de publier : La France d’outre-mer. Terres éparses, sociétés vivantes, éd. A. Colin. Pierre Verluise, docteur en géopolitique, fondateur du Diploweb.com.

Jean-Christophe Gay, vient de publier « La France d’outre-mer. Terres éparses, sociétés vivantes », Armand Colin. Ce remarquable ouvrage présente des éléments localisés et chiffrés qui mis en relation forment une clé de lecture d’ensemble des caractéristiques de ces territoires trop souvent méconnus voire méprisés en métropole. J-C Gay passe d’un territoire à l’autre avec une aisance impressionnante, autant pour pointer des traits communs que des différences. Il répond aux questions de Pierre Verluise pour le Diploweb.com.

Pierre Verluise (P. V.) : Les espaces de la France d’outre-mer sont à la fois méconnus et très divers. Pourriez-vous les présenter en identifiant leurs différences mais aussi leurs points communs ?

Jean-Christophe Gay (J-C G.) : Avec 2,8 millions d’habitants, l’équivalent de la région Bourgogne-Franche Comté ou de l’ex-région Languedoc-Roussillon, pour 120 000 km², la France d’outre-mer (FOM) constitue une partie non négligeable de l’ensemble national. Nous excluons la Terre-Adélie (390 000 km²) de ce total car la France, comme « État possessionné », a accepté le gel de ses revendications territoriales sur cette portion du continent austral depuis la signature, en 1959, du traité de l’Antarctique. La FOM se décline en treize entités aux statuts différents : les plus connues sont les « quatre vieilles colonies », devenues des départements d’outre-mer (DOM) en 1946 et des régions d’outre-mer (ROM) en 1982. Les trois « îles à sucre » (Guadeloupe, Martinique et Réunion) ainsi que la Guyane ont une histoire commune, marquée par l’esclavage, jusqu’à son abolition en 1848, et l’assimilation, avec la départementalisation, en 1946. Elles totalisent 1,9 million d’habitants, soit environ les deux tiers de la population de la FOM. Cet ensemble, dont les statuts ont divergé récemment, est complété par une série de collectivités diverses à l’autonomie variable, dont Mayotte, devenue un DOM en 2011 et d’autres appelées collectivités d’outre-mer (COM) depuis la révision constitutionnelle de 2003, à l’exception de la Nouvelle-Calédonie qui, par l’accord de Nouméa (1998), est une collectivité au statut dérogatoire et transitoire à nul autre pareil. Des îles inhabitées ou sans population permanente, telles les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) ou Clipperton, complètent cet ensemble hétéroclite et dispersé.

Mieux connaître la France d'outre-mer. Entretien avec Jean-Christophe Gay
Jean-Christophe Gay
Jean-Christophe Gay vient de publier « La France d’outre-mer. Terres éparses, sociétés vivantes », Armand Colin.
Gay/Diploweb.com

P. V. : Comment caractériser les relations entre la FOM et la métropole, et réciproquement ? Quelles sont les calculs et ambiguïtés ?

J-C G. : C’est une relation complexe et exceptionnelle, faite d’arrogance et de mépris de la Métropole vers l’outre-mer, d’admiration, de crainte et de défiance dans l’autre sens. En outre-mer, presque tous les regards sont tournés vers la Métropole et faiblement vers les autres entités ultramarines, qui sont plus perçues comme des concurrentes voire comme des adversaires, que comme des alliées. Les antagonismes et les jalousies sont innombrables, car chacune cherche à obtenir le maximum de bénéfices de sa relation avec la Métropole, aux dépens des autres. On peut remarquer que les mots que nous utilisons pour évoquer ces territoires sont piégés, l’opposition Métropole/outre-mer reflétant un rapport de domination, du centre sur la périphérie. L’outre-mer est une « définition exogène » comme le dit très justement François Garde, bien étrangère à ceux qui en sont originaires et qui y vivent. En fait, l’outre-mer est à la France ce que la province est à Paris. On est Provençal, Breton, Alsacien ou Auvergnat, mais c’est par un séjour à Paris et/ou en adoptant le regard du centre qu’on se rend compte qu’on est un Provincial. Se dire « Ultramarin » ou « Provincial » participe du même processus de centrage et si la Métropole permet à l’outre-mer de prendre conscience de lui-même, elle crée également une identité chimérique que certains rejettent.

P. V. : A travers les siècles et jusqu’à aujourd’hui, quels sont les différents statuts des composantes de la FOM ?

J-C G. : Classiquement on distingue en FOM les collectivités qui sont assimilées à la Métropole aux autres. Il s’agit de l’opposition, remontant à 1946, entre les DOM (départements d’outre-mer) et les TOM (territoires d’outre-mer). C’est une différenciation fondamentale dans la gestion par l’État de l’outre-mer avec, d’un côté une assimilation par la départementalisation, et, de l’autre, une relation plus complexe et plus composite.

C’est donc en 1946 que cette assimilation est votée, signifiant que le droit applicable en Métropole l’est également dans les DOM, sauf mention expresse du législateur. Ce principe d’identité législative est l’aboutissement d’un long cheminement et non résultat d’une loi votée à la sauvette par une Assemblée constituante à l’attention oblique. Déjà, la Constitution de l’an III avait transformé les « quatre vieilles » (Guyane, Guadeloupe, Martinique et Réunion) en départements. L’expérience est éphémère. C’est finalement la Troisième République qui y introduit durablement les grands textes républicains sur l’école publique, laïque et obligatoire, les libertés syndicales, d’association et de la presse, etc. Pour les TOM, le lien à la France est plus lâche, colonisés depuis moins longtemps, souvent occupés par des peuples autochtones, précédant donc les colons, beaucoup plus éloignés, plus façonnés par l’enseignement des missions catholiques et protestantes…

P. V. : Quelles sont les caractéristiques démographiques de la FOM ?

J-C G. : On a des situations très disparates aujourd’hui au sein de la FOM, avec, d’une part, des collectivités en très forte croissance (Guyane, Mayotte) et, d’autre part, des collectivités qui perdent des habitants (Martinique, Guadeloupe et Wallis-et-Futuna). Pendant que les effectifs dans l’enseignement primaire et du secondaire fondent et qu’on ferme des classes en Martinique et en Guadeloupe, on en ouvre massivement en Guyane. Alors qu’à Mayotte des enfants ont cours soit le matin, soit l’après-midi, par manque de locaux. Les autres collectivités se situent entre ces extrêmes, avec une transition démographique plus ou moins avancée. Wallis-et-Futuna connaît une baisse de sa population en raison d’une forte émigration, depuis plusieurs décennies, vers la Nouvelle-Calédonie, où ils sont aujourd’hui plus nombreux que dans leurs îles d’origine. La croissance de la population dans les collectivités françaises du Pacifique a fortement ralenti ces deux dernières décennies. Il faut noter qu’il existe une importante communauté originaire de l’outre-mer dans l’Hexagone, depuis la mise en place, en 1963 et jusqu’en 1982, d’un Bureau intéressant les migrations des DOM (Bumidom) qui a organisé l’arrivé d’Antillais en Île-de-France et de Réunionnais dans le Midi. Sont venus se rajouter les autres populations d’outre-mer ensuite, notamment par le canal des études supérieures et de l’Armée.

La population y est plus pauvre et ces sociétés sont plus inégalitaires. La population est aussi plus vulnérable qu’en Métropole.

P. V. : Pourquoi écrivez-vous que la FOM est une France en souffrance ?

J-C G. : La sujétion de la FOM à la Métropole est flagrante sur le plan économique et toutes les économies ultramarines ont un air de famille, souffrant des mêmes maux, en dépit de statuts ou de contextes socioculturels différents. Sa biodiversité est en péril, avec un capital corallien exceptionnel mais qui se dégrade, une forêt amazonienne en péril par l’orpaillage illégal, les dégâts miniers en Nouvelle-Calédonie ou les espèces envahissantes un peu partout. La population y est plus pauvre et ces sociétés sont plus inégalitaires. La population est plus vulnérable qu’en Métropole avec des problèmes de santé plus fréquents (diabète, obésité, addictions aux drogues et à l’alcool…) et des violences plus nombreuses (insécurité routière, meurtres, viols, incestes, etc.). La condition des femmes y est plus mauvaise qu’en Métropole.

P. V. : Pour plusieurs territoires de la FOM, vous présentez le tourisme comme une opportunité à développer davantage. Cependant, la pandémie de COVID-19 n’a-t-elle pas souligné – y compris pour la métropole – combien ce secteur est fragile et dépendant de facteurs extérieurs (croissance économique, moyens aériens, pandémie) qui dépassent ces territoires ? Dans le contexte sanitaire présent et à venir, comment réinventer les tourismes dans la FOM, souvent moins compétitifs que ceux des territoires dans leur environnement proche ?

J-C G. : La faible compétitivité du tourisme ultramarin empêche ces territoires de devenir des grandes destinations internationales, à l’exception de Saint-Barthélemy et Bora Bora. Sans réforme économique majeure, il sera difficile au tourisme récepteur de décoller, notamment le tourisme des étrangers, qui ignorent largement l’outre-mer, à la différence des Métropolitains pour qui l’outre-mer est souvent une destination d’aubaine, en raison de la présence de parents et amis les hébergeant. On peut toutefois chercher à développer le tourisme interne, celui pratiqués par les résidents eux-mêmes.

P. V. : La Nouvelle-Calédonie se dirige vers son troisième référendum au sujet de sa possible indépendance. Comment en est-on arrivé là ? Si la réponse était favorable à l’indépendance, quelles seraient les conséquences ? Si la réponse était contraire à l’indépendance, toutes les difficultés de ce territoire seraient-elle levées ?

J-C G. : L’accord de Nouméa (1998) prévoit de repousser le référendum à la dernière phase du processus de transfert de compétences, soit entre 2014 et 2018. Pour donner des gages aux indépendantistes, il est prévu qu’en cas de rejet de l’indépendance à un premier référendum, un tiers des membres du congrès puissent demander d’en organiser un deuxième, voire un troisième si le résultat de celui-là est toujours négatif. Ces deux consultations, sur la même question, doivent être respectivement organisées dans les deux et quatre ans après le premier référendum. Il reste aujourd’hui un référendum à organiser, le 12 décembre 2021, si les conditions sanitaires le permettent. Si le oui l’emporte, la Nouvelle-Calédonie accèdera à la souveraineté, dans un délai plus ou moins bref. Si le non l’emporte, il faudra négocier une nouvelle forme de relation avec la France, car la validité de l’accord de Nouméa sera dépassée et toutes les dérogations obtenues, en matière de corps électoraux, etc., ne seront plus possibles car elles ne sont possibles que par le caractère transitoire du statut issu de l’accord de Nouméa. La focalisation sur le politique en Nouvelle-Calédonie ne doit pas faire oublier les difficultés économiques qui existent et qui ont été amplifiées par l’incertitude sur le devenir du territoire depuis plus de dix ans.

Copyright Novembre 2021-Gay/Diploweb.com


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. Jean-Christophe Gay, « La France d’outre-mer. Terres éparses, sociétés vivantes », éd. Armand Colin, 2021, 286 pages. Voir sur Amazon

Souvent réduite à l’image d’un paradis exotique, aux dévastations des cyclones ou aux tumultes sociaux, la France d’outre-mer (FOM) est largement méconnue. Cette ignorance, qui l’écarte du « récit national » et qui se combine parfois à une nostalgie de la France coloniale, tend à faire de ces terres éparses un ensemble indifférencié et immuable. Or, la FOM connaît des mutations spectaculaires et rapides depuis le début des années 2000, notamment sur les plans statutaire, démographique et socio-économique. Comme champ d’innovations sociales et d’expérimentations juridiques, elle permet d’apprécier sous un jour différent la République française.
Cet ouvrage, en révélant une FOM dynamique, analyse la diversité croissante de ses territoires à plusieurs échelles. Inégalités, disparités, déséquilibres socio-spatiaux, autochtonie, vulnérabilités ou modèles de développement sont au centre d’une réflexion ayant pour toile de fond le legs colonial. Une décolonisation sans indépendance quoique patente se combine à une sujétion économique et à un assistanat qui ne le sont pas moins.
Si l’histoire de la relation à la Métropole est capitale pour comprendre la FOM, un regard décentré et novateur permet de renouveler son approche. De nombreuses cartes originales, des données et un traitement statistique inédits viennent ici appuyer la démonstration.

Voir sur Amazon Jean-Christophe Gay, « La France d’outre-mer. Terres éparses, sociétés vivantes », éd. Armand Colin


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