Plan de relance à 750 milliards d’euros : le nouveau souffle de l’Union européenne ? Un entretien avec Maxime Lefebvre

Par Antonin DACOS , Maxime LEFEBVRE, le 13 septembre 2020  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Diplomate, ancien ambassadeur et professeur affilié à l’ESCP. Les propos de Maxime Lefebvre n’engagent que ce dernier. Entretien réalisé par Antonin Dacos pour Diploweb. A. Dacos étudie le droit public, l’histoire et les relations internationales à Sciences Po Rennes.

Sous la pression de la crise économique provoquée par la COVID-19, la création d’une dette publique européenne de long terme est une étape décisive de la construction européenne. Le curseur a été modifié dans le sens de la solidarité en raison des circonstances. Il y a eu, à nouveau, la prise de conscience systémique que ce qui nous est commun (le marché unique, l’union monétaire) est plus important que le chacun pour soi. Avec beaucoup de clarté, M. Lefebvre répond avec beaucoup de générosité et de précision aux questions d’A. Dacos pour Diploweb.

Antonin Dacos (A. D. ) : En quelques mots, en quoi consiste le plan de relance annoncé par l’Union européenne ?

Maxime Lefebvre (M. L.) : Connu sous le nom anglais de Next Generation EU, le plan de relance agréé par le Conseil européen à l’issue de quatre jours de négociations à Bruxelles (17-21 juillet 2020) prévoit 750 milliards € de déboursements, la plus grosse part (390 milliards) sous forme de subventions transitant par le budget européen, et l’autre (360 milliards) sous forme de prêts de la Commission européenne aux Etats. Il s’ajoute aux crédits du cadre financier pluriannuel 2021-2027, agréé par ce même Conseil européen au bout de deux ans de négociation, pour un montant de presque 1100 milliards € sur 7 ans (soit 150 milliards € par an, un montant stabilisé par rapport au budget européen actuel malgré le Brexit). Il s’ajoute aussi au programme de rachats d’actifs de la Banque centrale européenne (750 milliards), décidé en mars 2020, et aux mécanismes de prêts agréés par l’Eurogroupe en avril 2020 (540 milliards).

A. D. : Peut-on parler d’un plan « historique » comme l’a qualifié le Président de la République, E. Macron ? Pourquoi ?

M. L. : D’abord parce qu’il répond à un contexte historique exceptionnel : la pandémie de la COVID-19, qui n’est pas terminée, et ses conséquences ravageuses non seulement sur le plan sanitaire mais aussi sur le plan économique et social à cause des mesures de confinement (une baisse du PIB qui pourrait atteindre 10 % pour 2020 dans l’Union européenne).

Ensuite par son ampleur. L’Union européenne avait déjà répondu à cette crise sans précédent, dès mars-avril 2020, par un nouveau plan de rachats d’actifs de la Banque centrale européenne (750 milliards €) puis par un programme de prêts agréé par les Etats (plus de 500 milliards € de prêts possibles aux Etats pour financer le chômage partiel et les dépenses liées à la crise, et aux entreprises via la Banque européenne d’investissement). Le plan de relance, une sorte de « plan Marshall » pour reprendre les termes de la présidente de la Commission européenne, aidera les Etats membres à relancer leur économie et à financer leur transition écologique et numérique. Au total, l’UE s’est montrée capable dans cette crise de mobiliser plus de 10 % son PIB pour des interventions au niveau européen. C’est considérable. Même après la crise économique mondiale de 2008 et la crise de la zone euro en 2010, de tels montants n’avaient pas été atteints et cela montre l’importance de l’effort de solidarité commun qui a été consenti.

Enfin par les avancées au plan des principes. La BCE avait déjà montré après 2010 sa capacité et sa volonté d’être le garant fédéral en dernier ressort de l’intégrité de l’union monétaire, ce qu’elle a confirmé dans cette crise. Mais les Etats ont montré eux aussi qu’ils pouvaient se mobiliser et s’entendre pour sauver l’économie européenne et être à la hauteur du défi de la solidarité.

Avec les crédits du plan de relance, le budget européen annuel va quasiment doubler durant les trois prochaines années, alors qu’il plafonnait à hauteur de 1 % du PIB européen.

L’emprunt européen, longtemps considéré comme un tabou, est né : certes, il y avait déjà eu des prêts de la Commission européenne dans le passé, après le premier choc pétrolier ; certes, il y avait les rachats d’actifs par la Banque centrale européenne ; certes, il y avait les prêts de la Banque européenne d’investissement ; certes, il y avait le Mécanisme européen de stabilité (une sorte de FMI européen) pour secourir les États en difficulté ; certes, il y avait l’instrument SURE de la Commission européenne pour financer le chômage partiel. Ces mécanismes ont créé une sorte de mutualisation des conditions de financement : des institutions européennes font bénéficier les emprunteurs (États, entreprises) de conditions plus favorables que s’ils s’adressaient directement au marché et créent un bouclier de protection solidaire au bénéfice des Etats vulnérables qui risquent de faire l’objet d’attaques spéculatives. Mais globalement ce sont les États, ou les entreprises, qui restaient endettés et qui devaient rembourser.

L’impôt européen pourrait être la prochaine étape

Cette fois, on franchit une étape supplémentaire. La Commission européenne va s’endetter pour des montants importants (750 milliards €) pour donner ou prêter de l’argent aux États membres. Une partie de cette dette (les subventions) devra être remboursée solidairement à partir de 2028, sur une durée très longue (30 ans). On crée une dette publique européenne de long terme et c’est une étape décisive. Maintenant que cette dette commune existe, rien n’empêchera de la prolonger le moment venu, voire de l’accroître au fil du temps.

L’impôt européen pourrait être la prochaine étape. Certes, l’accord au Conseil européen n’a pas modifié le volet recettes du budget européen, ni le système des rabais mis en place au départ à la demande du Royaume-Uni. L’UE avait déjà des ressources propres, comme les prélèvements douaniers ou les prélèvements agricoles à l’importation, mais l’essentiel des recettes budgétaires européennes repose sur des contributions nationales versées par les Etats en fonction de leur PIB. Il est question désormais que la dette européenne soit remboursée par des impôts européens. Seule la taxe sur les plastiques non recyclés est actée, mais il est envisagé qu’elle soit complétée par une taxe carbone (sur les biens importés), une taxe numérique (sur le chiffre d’affaires des géants de l’économie numérique), et peut-être encore une taxe sur les transactions financières.

Plan de relance à 750 milliards d'euros : le nouveau souffle de l'Union européenne ? Un entretien avec Maxime Lefebvre
Maxime Lefebvre
Diplomate, M. Lefebvre s’exprime ici à titre personnel
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A. D. : Voyez-vous des idées fausses circuler autour de ce plan de relance européen ? Lesquelles ?

M. L. : Des idées fausses, non, mais des critiques et des interprétations à nuancer, oui.

Pour les uns, le plan de relance ne va pas assez loin. Il y a eu, c’est vrai, des déceptions dans la négociation : la diminution de la part des subventions (au départ prévue à 500 milliards €) par rapport aux prêts ; le rabotage de la rallonge budgétaire à plusieurs programmes européens importants (recherche, santé, etc.) ; la perpétuation des rabais pour araser la contribution des pays riches « contributeurs nets ». Le budget européen va passer à 2 % du PIB annuellement pendant trois ans, puis devrait revenir à 1 %. La dette européenne va atteindre environ 5 % du PIB européen mais une grande partie est en fait constituée de prêts aux États qui devront les rembourser. Les chiffres peuvent apparaître en retrait par rapport au plan de relance américain (déjà 2000 milliards $) ou aux mesures de soutien décidées par les États membres (jusqu’à 35 % du PIB pour l’Allemagne). Mais comme on l’a vu, l’effort européen dans sa globalité a été à la hauteur des circonstances et exprime la part nécessaire de solidarité entre États membres, sans se substituer à la nécessaire mobilisation des finances publiques nationales.

Pour les autres, l’Europe vient de connaître, comme les États-Unis au début de leur histoire, un « moment hamiltonien », et elle est maintenant, comme l’affirme Sylvain Kahn, un « État ». Sans doute que la création d’une dette publique européenne et les avancées vers des impôts européens sont des progrès décisifs qui prolongent l’intervention de la Banque centrale européenne dans la foulée de la crise de la zone euro. Une monnaie, une banque centrale, un budget, une administration, une dette publique, des impôts européens : on voit prendre forme cet État fédéral européen que l’on pourrait comparer, en apparence, à l’État fédéral américain.

Pour autant, il convient de garder la mesure. Le budget européen ne peut pas être en déficit. La dette publique levée par la Commission européenne, même si elle atteint 6 ou 7 % du PIB de l’UE, devra être remboursée, en partie par les États membres auxquels l’argent aura été prêté, en partie par un remboursement solidaire gagé sur de nouvelles recettes. Les verrous de l’unanimité sont par ailleurs maintenus, aussi bien pour les dépenses (dans le cadre financier pluriannuel), que pour les recettes (la fiscalité européenne). L’UE est très loin d’être un Etat capable de décider démocratiquement (c’est-à-dire à la majorité du Conseil et du Parlement européen) de lever des impôts et d’affecter en contrepartie ces ressources à des dépenses et des politiques publiques. Seule la Banque centrale européenne est une institution fonctionnant sur un véritable mode fédéral, mais avec des critiques en raison de sa légitimité technocratique et non démocratique. Il n’est pas acquis que le retour à la normale, une fois cette crise surmontée, permettra de changer la nature du projet européen. Les positions dures du camp des « frugaux » (Pays-Bas, Autriche, Danemark, Suède) et le maintien de leurs « rabais » ont d’ailleurs montré les limites de la solidarité européenne.

Le plan de relance, et c’est ce que critiquent certains économistes notamment en France, ne modifie pas le pacte fondateur de la monnaie unique qui repose largement sur la discipline budgétaire et la compétitivité. Il existe une solidarité qui est à la fois redistributive, notamment via les crédits de la politique régionale, et systémique, pour préserver l’intégrité de l’union monétaire et de l’économie européenne contre les chocs majeurs. Le curseur a été modifié dans le sens de la solidarité en raison des circonstances.

Il faut s’attendre à ce que l’Allemagne et les « frugaux » remettent la pression pour rembourser les dettes, consolider les finances publiques, faire des « réformes structurelles ».

La position de l’Allemagne a été clé : sans sa décision de mettre la main au portefeuille, il aurait été impossible de se mettre d’accord sur un plan de relance et de surmonter la résistance des « frugaux ». Elle l’a fait parce que c’est dans son intérêt (comme l’a dit Mme Merkel, « L’Allemagne ne va bien que si l’Europe va bien ») et parce qu’elle s’apprêtait à prendre la présidence du Conseil qui l’oblige à défendre l’intérêt européen. Contrairement aux tentations « néogaulliennes » qui se manifestaient pour mettre l’intérêt allemand au-dessus de l’intérêt européen, l’Allemagne a su cette fois faire preuve de leadership et de responsabilité européenne, et c’est à l’honneur de ses élites. C’est d’autant plus remarquable que l’initiative pour le plan de relance est intervenue au moment même où la Cour constitutionnelle de Karlsruhe prenait une direction opposée en remettant en cause le programme de rachats d’actifs de la Banque centrale européenne.

Pour autant, il faut anticiper le retour à une situation normale qui prendra la forme d’une consolidation. Si l’Allemagne a montré son attachement à l’Europe et si elle a su prendre des décisions à la hauteur d’une crise exceptionnelle, ses positions de fond n’ont pas changé. Après la crise de 2008, son endettement public est revenu au niveau initial (60 % du PIB) alors que l’endettement français est passé de 60 à 100 % du PIB ! De même, l’Allemagne (comme les Pays-Bas) enregistre des excédents commerciaux considérables supérieurs à 5 % de son PIB, reflet de sa compétitivité. Il faut s’attendre à ce que l’Allemagne et les « frugaux » remettent la pression pour rembourser les dettes, consolider les finances publiques, faire des « réformes structurelles ».

Une dernière idée à nuancer est que ce plan coûterait cher à la France. C’est vrai que le plan de relance, s’ajoutant aux crédits du cadre financier pluriannuel, va d’abord bénéficier aux pays du Sud les plus touchés par la COVID, comme l’Italie et l’Espagne, en plus des pays d’Europe centrale et orientale qui vont aussi être bien servis parce qu’ils sont beaucoup moins riches que les pays d’Europe occidentale et nordique. Le rééquilibrage de la solidarité vers l’Europe du Sud était devenu une nécessité après la crise de la zone euro et maintenant la crise du coronavirus. L’Italie en particulier représente un risque systémique à cause de sa taille (la troisième économie de la zone euro), de son endettement énorme (qui va dépasser 150 % de son PIB), et de la pression populiste : le plan de relance européen, voulu par Paris et Berlin, répond à ce défi systémique pour le projet européen.

D’après les prévisions budgétaires, c’est d’abord l’Allemagne qui, tout en gardant son rabais, consent un effort substantiel de solidarité qui est à la fois dans son intérêt et dans celui de l’Europe. Le montant total des rabais à l’Allemagne et aux quatre « frugaux » augmente mais de façon limitée (moins de 20 %), et malgré ces rabais, les « frugaux » vont rester fortement contributeurs nets. La France, considérée comme un pays riche bien que son PIB par habitant soit désormais inférieur à la moyenne de la zone euro, ne contribuera pas davantage que les « frugaux » même si elle sera aussi fortement contributrice nette, comme elle l’est déjà aujourd’hui. Même l’Italie, pays relativement « riche », est et restera contributrice nette du budget européen.

Tous ces chiffres sont de toute façon à prendre avec des pincettes. La négociation du plan de relance a d’ailleurs marqué des progrès du point de vue français, puisqu’un tiers des crédits de la facilité de relance et de résilience (qui constitue le cœur du plan de relance) seront alloués en fonction de l’impact de la crise sur le PIB, et non en fonction des performances économiques passées. Or la France fait partie des pays durement touchés par cette crise. Le montant estimé des crédits que la France devrait recevoir du plan de relance (40 milliards €, deux fois moins que l’Italie mais 40 % du financement de son plan national de relance,) n’est sans doute qu’un point de départ.

Le coût final dépendra des modalités de remboursement du plan de relance. Encore une fois, les prêts aux États membres seront remboursés par les Etats auxquels l’argent aura été prêté, donc le coût sera neutre. Quant aux 390 milliards de subventions, s’ils sont finalement amortis par des impôts européens nouveaux comme la taxe plastique, la taxe carbone, la taxe numérique, la taxe sur les transactions financières, ce ne sont pas les contribuables européens qui devront payer directement. Peut-être même que ce plan va à terme permettre de sortir de la logique purement comptable des contributions nettes et du « juste retour » et de prendre l’économie européenne comme un tout, comme un « bien commun », où des ressources budgétaires européennes communes financent des biens publics et des politiques publiques à dimension européenne (politique agricole, transition écologique et numérique, développement économique régional, sécurité intérieure et extérieure, contrôle des frontières, aide extérieure et au développement, etc.).

A. D. : Qu’est-ce que ce plan nous révèle des conditions de fonctionnement de l’UE ? Celles-ci sont-elles efficaces et viables ? Ce plan est-il la preuve que l’UE sait s’adapter aux crises ?

M. L. : D’abord, cette négociation confirme le caractère très intergouvernemental des négociations budgétaires européennes. A la fin des fins, il faut en passer par l’unanimité. D’un point de vue européen, il serait souhaitable d’avoir, sur ces questions budgétaires et fiscales, un mode de décision fondé sur le vote à la majorité, avec un Parlement européen exprimant une véritable démocratie européenne. Mais on en est loin, les « frugaux » s’y opposeront et je ne suis pas certain que l’Allemagne, même si elle a fait un geste important pour l’Europe, souhaite vraiment abandonner son contrôle national.

La dynamique d’interdépendance et d’intégration, le « réflexe européen », l’a emporté sur les égoïsmes nationaux (...)

Cette négociation a aussi confirmé la théorie néofonctionnaliste de « l’engrenage » (spillover) bien connue des spécialistes de l’intégration européenne. D’une communauté européenne du charbon et de l’acier, on est passé à une politique agricole commune et à un marché commun, d’un marché commun à un marché unique et à une politique redistributive de développement régional, d’un marché unique à une monnaie unique, d’une monnaie unique à une politique monétaire supranationale et à présent à une dette publique européenne. A chaque crise, l’Europe communautaire s’est renforcée. La crise économique mondiale de 2008 suivie de la crise de la zone euro a conduit à la mise en place de mécanismes et d’actions de solidarité monétaire et financière nouveaux et inédits. La crise migratoire de 2015 a conduit à renforcer la gestion commune des frontières extérieures et des demandes d’asile dans l’espace Schengen. Aujourd’hui, dans la crise du coronavirus, après une réaction initiale en ordre dispersé des Etats membres (fermeture des frontières, plans d’aides nationaux), une réaction commune de plus en plus élaborée s’est développée tant au plan sanitaire qu’au plan économique. Il y a eu, à nouveau, la prise de conscience systémique que ce qui nous est commun (le marché unique, l’union monétaire) est plus important que le chacun pour soi. La dynamique d’interdépendance et d’intégration, le « réflexe européen », l’a emporté sur les égoïsmes nationaux, d’autant que le Royaume-Uni n’est plus là pour freiner et pour bloquer. Cela conduit à des progrès nouveaux (plus de solidarité, une dette commune, et peut-être bientôt des impôts européens) et les nouveaux instruments mis en place créent un « effet de cliquet », un peu comme avec la création de la monnaie unique et les mécanismes mis en place après la crise de la zone euro.
L’Union européenne a confirmé dans cette crise plusieurs principes fondamentaux de son histoire. L’axiome de Jean Monnet : « l’Europe se fera dans les crises et sera la somme des solutions apportées à ces crises ». L’axiome de Herman van Rompuy : « le choix n’est pas entre la méthode communautaire et la méthode intergouvernementale, il est entre une solution européenne et pas de solution du tout ». Et l’axiome de Jacques Delors : « l’Europe, c’est la compétition qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit. »

A. D. : Comment qualifieriez-vous le travail franco-allemand durant les négociations ? Comment a-t-il été perçu par les autres États membres selon vous ?

M. L. : Depuis son élection, Emmanuel Macron a beaucoup investi dans le partenariat avec l’Allemagne, car il sait que ce partenariat est au centre de toute ambition européenne. Il a prononcé son « discours de la Sorbonne » (26 septembre 2017) au lendemain des élections ayant confirmé le maintien de Mme Merkel au pouvoir et il a proposé un nouveau « traité de l’Élysée », ce qui a abouti à la signature du traité d’Aix-la-Chapelle le 22 janvier 2019.
Jusqu’à maintenant, l’impression prédominait qu’il n’avait pas vraiment été payé de retour, que l’Allemagne ne voulait pas s’engager, qu’elle se satisfaisait du statu quo, qu’elle freinait par rapport aux propositions françaises. Ce conservatisme, ou cet immobilisme, était critiqué même de l’autre côté du Rhin. La nomination d’une nouvelle équipe européenne à la fin 2019 a été l’occasion d’une bonne interaction franco-allemande, en dépit ou à cause de l’opposition d’Emmanuel Macron à la candidature de Manfred Weber à la tête de la Commission. La crise actuelle, conjuguée à l’approche de la présidence allemande du Conseil de l’UE durant ce semestre, a donné l’opportunité à Berlin de se réveiller et de se montrer à la hauteur de sa responsabilité historique au service de l’Europe.

On retrouve un fonctionnement assez classique combinant impulsion franco-allemande et fonctionnement institutionnel « communautaire ». La proposition franco-allemande du 18 mai 2020, proposant un plan de relance de 500 milliards €, renoue avec les grandes impulsions franco-allemandes du passé, par exemple en 2002 quand, à l’époque de Jacques Chirac et Gerhard Schröder, les deux pays ont conclu un accord historique pour préparer le financement de l’élargissement et sauver la politique agricole commune. Cette proposition franco-allemande a été dans l’ensemble très bien accueillie par les partenaires des deux pays, malgré les réserves des « frugaux » et la susceptibilité de certains « petits » pays comme l’Autriche qui ne veulent pas se voir dicter les décisions par les « grands » ou par un « directoire » franco-allemand.

Après la proposition franco-allemande, ce sont les services de la Commission européenne qui ont mouliné pour proposer un plan de relance combinant 500 milliards € de subventions et 250 milliards de prêts. Ce plan de relance s’est ajouté au cadre financier pluriannuel proposé en 2018, et sur lequel les négociations avaient bien avancé.


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Enfin, une négociation intergouvernementale sur la base de ces propositions de la Commission s’est engagée entre les États membres, au plus haut niveau (le Conseil européen, rassemblant les chefs d’Etat et de gouvernement), avec la médiation du président du Conseil européen Charles Michel, et elle a abouti à l’accord historique du 21 juillet 2020. En définitive, l’équilibre prêts / subventions a été modifié au détriment des subventions, mais le volume d’ensemble du plan de relance n’a pas été affaibli. Et il a fallu rallier les « frugaux » en augmentant leurs « rabais », mais dans une mesure somme toute raisonnable.

A. D. : Y a-t-il un risque pour la France à s’être engagée contre les pays dits « frugaux », aux côtés des pays du sud ?

M. L. : La France ne s’est pas engagée contre les « frugaux » mais pour l’Europe, pour sauver l’économie européenne et le projet européen. C’est aussi l’intérêt des « frugaux » que l’économie européenne ne s’effondre pas, que le projet européen ne succombe pas au populisme. Du fait de sa position de leadership, l’Allemagne a mieux compris que les « petits » pays « frugaux » la nature systémique et existentielle de cette crise au plan économique comme politique.

Après, les « frugaux » ont aussi leur logique. S’ils sont riches et prospères, c’est que ce sont des peuples travailleurs et performants. Comme l’Allemagne, ils veulent tirer l’Europe vers la compétitivité, la modernisation, les réformes structurelles, la bonne gestion des finances publiques. Leurs gouvernements doivent justifier devant leurs concitoyens et leurs électeurs que l’aide aux pays plus fragiles, qui va leur coûter, n’est pas versée sans contrepartie.

La France ne les a pas pris de front. Elle a essayé de les convaincre. Emmanuel Macron s’est par exemple rendu à La Haye. Et il y a eu une négociation dans laquelle les « frugaux » ont obtenu une double concession : d’une part, le déboursement des fonds est lié à une approbation des plans de relance et de réformes nationaux par la Commission et le Conseil (sans qu’un pays puisse avoir un veto sur le déblocage des fonds, c’est un droit de regard et non un droit de veto) ; d’autre part, les « frugaux » ont obtenu la perpétuation du système des « rabais » qui permet de plafonner leurs contributions.

Ce système des « rabais », qui aurait dû prendre fin après la sortie du Royaume-Uni, est un scandale et une aberration, car il est logique et juste, dans un système de vraie solidarité européenne, que des pays plus riches, qui bénéficient largement du marché unique, contribuent davantage à proportion de leur capacité contributive. L’Allemagne l’accepte, sans aller pour le moment jusqu’à souhaiter la suppression des rabais. Il faut que l’idée fasse son chemin parmi les « frugaux ». Mais chaque chose en son temps : dans la construction européenne, la maxime « Rome ne s’est pas faite en un jour » est plus que jamais d’application.

A. D. : La question de la conditionnalité des aides au respect de l’État de droit a été évoquée. Comment expliquer l’importance donnée à cette question ? Quels sont les résultats des négociations sur ces questions ? Constituent-ils un changement ?

M. L. : Cette question de la conditionnalité n’est pas nouvelle. Elle se pose depuis que des procédures ont été intentées contre la Hongrie et la Pologne sur les questions d’état de droit, du fait des attaques contre l’indépendance du pouvoir judiciaire, contre la liberté des médias, et maintenant contre les droits des femmes et des homosexuels. Il est tout à fait paradoxal, et même incompréhensible, que des pays qui sont massivement aidés par le budget européen se mettent impunément en contradiction avec les valeurs essentielles sur lesquelles repose le projet européen.

La Commission avait proposé, pour mettre en œuvre le cadre financier pluriannuel, un mécanisme permettant la suspension des aides. La Hongrie et la Pologne s’y sont opposées, mais ce sujet n’est pas enterré. Il va revenir sur la table du Conseil européen et aussi dans la négociation avec le Parlement européen, car il faudra que le Parlement donne son accord au paquet budgétaire, et il a déjà annoncé les points sur lesquels il entend obtenir des concessions (à la fois cette question du respect de l’état de droit et aussi l’augmentation des crédits pour certains programmes européens qui ont été trop « rabotés »). Cet accord avec le Parlement européen est attendu pour l’automne, afin que les fonds puissent commencer à être déboursés en 2021.

Les propos de Maxime Lefebvre n’engagent que ce dernier.

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Pierre Verluise
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