Géopolitique de l’environnement. Brésil. Pourquoi l’Amazonie brûle-t-elle ?

Par Hervé THERY, Pierre VERLUISE, le 9 janvier 2020  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Hervé Théry est géographe spécialiste du Brésil. Ancien élève de l’École Normale Supérieure, agrégé de l’Université et docteur en géographie. Il est professeur à l’Universidade de São Paulo-USP. Il vient de diriger "Le Brésil et la révolution géopolitique mondiale", Outre-Terre, n°56, 2019, (éd. Ghazipur, disponible à l’unité sur Cairn). Membre du Conseil scientifique du Diploweb.com. Propos recueillis par Pierre Verluise, docteur en géopolitique, fondateur du Diploweb.com

Les feux qui ravagent l’Australie en ce début de l’année 2020 attirent de nouveau l’attention sur les feux de forêts dans le monde. En juillet-août 2019 c’est sur l’Amazonie que les projecteurs des médias étaient braqués, mais les situations sont-elles comparables ? Diploweb.com a demandé son expertise à Hervé Théry, qui étudie cette région depuis l’époque de sa thèse, en 1974-1976, jusqu’à aujourd’hui, où après avoir fait sa carrière au CNRS-Creda il est professeur à l’Universidade de São Paulo (USP).

Pierre Verluise (P.V.) : Les feux de 2019 ont-ils été exceptionnellement étendus, en Amazonie et ailleurs ?

Hervé Théry (H. T.) : Oui, en Grèce, sur l’île d’Eubée, plus de 2 400 hectares ont été atteints par le feu. Au Portugal au moins 7 000 hectares sont partis en fumée en juillet 2019. En août 2019 près de 10 000 hectares ont été détruits dans l’île de Grande Canarie (Espagne). En Indonésie les feux ont été particulièrement dévastateurs, sur plus de 328 000 hectares. En Australie, depuis le mois de septembre 2019, six millions d’hectares ont brûlé. Et la Sibérie a connu des incendies d’une ampleur inédite, plus de 13 millions d’hectares de forêt boréale.

L’Organisation météorologique mondiale (OMM) indique une année "plus active que la moyenne dans plusieurs régions des hautes latitudes" avec des incendies "dans certaines régions de l’Arctique où ils étaient auparavant extrêmement rares". Au total, selon le service de surveillance de l’atmosphère (CAMS) du programme européen Copernicus entre le 1er janvier et le 30 novembre 2019, les feux de forêts ont relâché environ 6 375 millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère.

Géopolitique de l'environnement. Brésil. Pourquoi l'Amazonie brûle-t-elle ?
Image satellite des feux en Amazonie, 15-22 août 2019
Image satellite prise par MODIS. Wikipedia
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P. V. : Les feux qui ont attiré l’attention sur l’Amazonie en août 2019 sont-ils de même nature que ceux de ces pays ?

H. T. : Non, en Sibérie ou en Australie ils ont très vraisemblablement été causés – ou au moins aggravés – par le réchauffement climatique. En Europe, par imprudence ou accident. En Amazonie, comme en Afrique tropicale, à Madagascar, en Indonésie ou en Malaisie, c’est l’homme qui met volontairement le feu. Il brûle pour dégager le terrain, et pour utiliser les nutriments contenus dans les cendres. Cette technique de "culture sur brûlis" est vieille comme l’agriculture.

En Amazonie brésilienne (qui occupe les deux tiers du bassin de l’Amazone), ce qui est préoccupant est que la tendance s’est inversée : le déboisement y avait atteint un pic préoccupant en 2005 avec 30 000 km2 (la surface de la Bretagne). Depuis, les choses s’étaient relativement calmées, grâce à une politique active du ministère brésilien de l’Environnement, elle s’était stabilisée autour de 5 000 km2 par an (l’équivalent d’un département français). Entre l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, le 1er janvier 2019 et le mois d’août 2019 (période après laquelle les feux déclinent) l’Institut National d’Études Spatiales brésilien a constaté une augmentation de 83 % par rapport à la même période de l’année précédente. Le nouveau président a clairement encouragé les bûcherons et les agriculteurs à « y aller », et beaucoup se sont précipités car ils sentent confusément que cette ouverture sans frein ne pourra pas durer.

Hervé Théry, professeur à l’Universidade de São Paulo (USP)
Crédits : iea.usp.br
iea.usp.br

P. V. : Qui met le feu à la forêt et quelles sont les conséquences de ces incendies ?

H. T. : Pas les bûcherons, qui entrent les premiers dans la forêt avec leurs bulldozers, mais pour sortir un arbre, ils en abattent au moins sept ou huit, qu’ils abandonnent sur place. Les agriculteurs ou les éleveurs qui les suivent n’ont plus qu’à mettre le feu, une fois que feuilles et branches ont séché.

Les Indiens d’Amazonie ont toujours brûlé la forêt, mais des surfaces limités, 3 ou 4 hectares, qu’ils cultivent quelques années. Quand les sols sont épuisés, par les prélèvements des plantes ou le lessivage causé par les pluies, et surtout quand les fourmis coupeuses de feuilles arrivent, ils vont plus loin. Ils ont appris à vivre en équilibre avec ce milieu très riche en biodiversité mais très fragile, en organisant de longues rotations qui les ramènent à leur point de départ trente ou quarante ans plus tard. Ils retrouvent alors les arbres fruitiers qui avaient été plantés par eux ou leurs parents, et tout autour, la forêt a repoussé, les animaux ont retrouvé leur habitat : il faut être un botaniste aguerri pour repérer qu’il s’agit en fait d’une forêt secondaire...

Par ailleurs, lors de mes fréquents séjours de terrain, je suis depuis des années des agriculteurs, paysans ou grands producteurs de soja, dont certains sont installés au même endroit depuis quarante ans, qui font bien leur travail, dans le souci du long terme. Les sojiculteurs ne brûlent pas, sauf exceptions, ils préfèrent acheter des terres déjà défrichées par les éleveurs, y mettre de l’engrais et y alterner soja et coton, ou soja et engrais vert.

Le problème est ailleurs : dans l’énorme gâchis pratiqué par de grands exploitants, les éleveurs principalement. Comme les sols s’épuisent vite si on ne les amende pas, ils les abandonnent et vont brûler plus loin. On estime qu’il y a près de 600 000 km2 (plus que la surface de la France) de pâturages dégradés et abandonnés.

P. V. : Comment cette situation est-elle perçue par les Brésiliens ?

H. T. : Beaucoup ont été frappés par le fait que le 19 août 2019, la ville de Sao Paulo a connu quelques heures d’obscurité en milieu d’après-midi. Vers 15 heures, le ciel est devenu noir, "comme si quelqu’un avait éteint le soleil". Le phénomène s’expliquait par une combinaison atypique, de gros nuages bas et la présence de brouillard sec : chargée de particules en suspension, cette couche dense bloquait la lumière solaire.

Selon les instituts brésiliens de recherche sur le climat, la fumée des incendies de forêt dans la région amazonienne aurait sa part de responsabilité dans le problème, ils attribuent le phénomène à "de grands foyers d’incendies qui ont été observées pendant plusieurs jours [dans les États amazoniens de] Rondônia, Acre, en Bolivie et au Paraguay".

La population du Brésil est à 80 % urbaine et n’a pas de raisons d’encourager le déboisement. Mais le mythe de l’Eldorado demeure : certains pensent encore que dans ces terres "vierges", on peut démarrer de zéro, et, si l’on n’a pas froid aux yeux, finir riche. Ensuite, comme souvent dans les civilisations de culture chrétienne, beaucoup voient la forêt comme une sorte de non-lieu, inquiétant, sombre et sauvage, où il est bon d’amener la lumière, "l’ordre et le progrès", comme le dit la devise du Brésil.

Mon beau-père, brésilien, a été, dans les années 1970, l’un de ces pionniers partis défricher une terre en Amazonie. Il a toujours dit : "quand je suis arrivé, il n’y avait rien, j’ai nettoyé tout ça". Lui était honnête, il a fait faillite pour avoir voulu rembourser son emprunt auprès du Banco da Amazônia, ce dont tous ses voisins se sont dispensés. Car il faut savoir que beaucoup de ces fazendeiros sont des pirates prêts à tout. Le 10 août a même été décrété Dia do fogo (jour du feu) par plus de soixante-dix gros propriétaires de l’État du Pará qui, via les réseaux sociaux, se sont donné le mot pour allumer des incendies le long de la route BR-163 pour maintenir la pression sur Bolsonaro.

P. V. : Une autre gestion du territoire est-elle possible ?

H. T. : Il faut d’abord se rappeler que l’Amazonie brésilienne est immense, plus grande que l’Union européenne, et qu’aujourd’hui, on estime que moins 20 % de cette surface ont été défrichés, surtout au sud, alors qu’au nord du fleuve Amazone, la forêt est à peu près intacte. On a donc du temps et de l’espace pour trouver de meilleures façons d’utiliser cette région, elle est assez vaste pour qu’y cohabitent réserves naturelles, réserves indiennes, forêts exploitées, et terres attribuées à l’agriculture paysannes ou à l’agriculture commerciale d’exportation.

On peut même réparer les dégâts, en théorie on peut arriver à recréer une forêt tropicale assez riche en biodiversité. À l’occasion de son implantation au Brésil, Peugeot, en association avec l’ONF, a racheté un domaine de 9 000 hectares de forêt, dont 2 000 avaient été défrichés. Depuis 1998 deux millions d’arbres, de dizaines d’espèces locales, ont été plantés et 10 millions de dollars investis, le résultat est prometteur, ce « puits de carbone forestier » continuera à fonctionner jusqu’en 2038 (et sera sans doute repris ensuite par des partenaires locaux).

Sur les terres déjà défrichées, il faudrait mettre en place une agriculture durable. Une ONG va même jusqu’à apprendre aux paysans à mieux brûler leurs terres en ménageant des contre-feux. La forêt tropicale primaire est un milieu très sensible, auquel il ne faudrait pas toucher pour de nombreuses raisons : biodiversité, climat, régime des pluies...

On peut au moins penser à une meilleure exploitation du bois. Aujourd’hui, les bûcherons font beaucoup de dégâts parce qu’ils ne recherchent que cinq ou six essences qui se vendent bien sur le marché mondial, alors qu’il serait possible d’en valoriser commercialement plus d’une centaine. Une autre ONG tente de les convaincre d’utiliser des méthodes moins dévastatrices, et plus rentables à moyen terme. Plutôt que d’envoyer les bulldozers sans savoir ce qu’ils vont trouver, mieux vaut repérer à l’avance le terrain, marquer les arbres intéressants, calculer le chemin idéal pour aller les chercher, et surtout les faire tomber dans le bon sens pour qu’ils puissent être évacués sans dommage pour leurs voisins...

L’idée est paradoxale mais pragmatique, la dénonciation ne suffit pas, il faut indiquer aux habitants de l’Amazonie des moyens d’utiliser les ressources sans les détruire, de gagner leur vie sans tout dévaster, pour qu’ils défrichent moins, il faut qu’ils vivent mieux.

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Vidéo. H. Théry Quelle géopolitique du Brésil sous Bolsonaro ?

Voir la vidéo accompagnée de son résumé validé par H. Théry


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