Argentine. Retour au pouvoir du kirchnérisme : perspectives et limites d’un basculement

Par Lucas FAVRE, le 6 novembre 2019  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Diplômé d’un Master Histoire militaire comparée, géostratégie, défense et sécurité à l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence. Passé par l’Université Nationale de La Plata (Argentine).

Voici un vaste tableau de la situation en Argentine à l’issue des élections du 27 octobre 2019. Des élections marquées par une confirmation de la bipolarisation politique et sociale du pays, dans un contexte de crise économique à laquelle les deux principaux candidats voyaient des solutions assez différentes. Ce désaccord sur les solutions et de fragilité du pays se retrouve d’ailleurs en politique extérieure.

Le 27 octobre 2019 a vu l’élection à la présidence argentine du candidat Alberto Fernández face au président sortant Mauricio Macri, dès le premier tour de scrutin. Cette large victoire du candidat kirchnériste face au président libéral a lieu dans un pays frappé de lourdes difficultés économiques et sociales.

Inscrites dans un panorama régional troublé, ces élections furent marquées par une confirmation de la bipolarisation politique et sociale du pays (I), dans un contexte de crise économique à laquelle les deux principaux candidats voyaient des solutions assez différentes (II), cette alliance de désaccord sur les solutions et de fragilité du pays se retrouve d’ailleurs en politique extérieure (III).

I. Une élection fortement polarisée

Si la campagne n’a pas été sans surprises, ces élections s’inscrivent sans réelle rupture dans la tradition politique argentine, marquée notamment par une forte bipolarisation.

La marche à la victoire d’Alberto Fernández

La campagne électorale s’est ouverte sur une surprise orchestrée par le camp kirchnériste. Cristina Fernández de Kirchner, veuve du fondateur du kirchnérisme Néstor Kirchner (président de 2003 à 2007) et présidente de 2007 à 2015, semblait la candidate naturelle. Mais elle suscitait un rejet fort dans une partie de l’opinion, principalement du fait d’enquêtes pour corruption. Aussi, le 18 mai 2019, elle annonça que son ancien chef de cabinet (équivalent du premier ministre) Alberto Fernández serait candidat à la présidence, tandis qu’elle-même se contenterait de concourir pour la vice-présidence. Cette formule permettait la réunification du kirchnérisme, fortement divisé depuis le second mandat de Cristina Fernández, tout en contrebalançant l’image clivante de cette dernière par celle, plus consensuelle, d’Alberto Fernández (qui, précisons-le, n’a malgré son patronyme aucun lien familial avec l’ex-présidente).

Le second tournant eut lieu le 11 août 2019, lors des « Primaires Ouvertes, Simultanées et Obligatoires » (PASO en espagnol). Il s’agit d’un vote obligatoire pour les partis afin de désigner leur candidat à l’élection présidentielle, avec une participation ouverte à l’ensemble des électeurs, et obligatoire – le vote est également obligatoire lors des élections, selon une règle courante en Amérique du Sud. Dans la pratique, les partis ne proposent souvent qu’un seul candidat : les primaires servent avant tout à compter ses voix – chaque électeur ne pouvant voter qu’à la primaire d’un seul parti. Lors de ces primaires, le président Macri reçut une véritable gifle, n’obtenant que 32,30% des voix contre 47,37% pour Alberto Fernández. La situation économique rendait certes probable sa défaite lors des primaires, mais on imaginait encore possible une victoire à l’élection présidentielle au second tour. Après les résultats des PASO, une défaite dès le premier tour apparaissait probable, et une victoire presque impossible.

Malgré une campagne efficace qui lui permit d’améliorer fortement son score des primaires jusqu’à obtenir 40,37%, Mauricio Macri dut donc s’incliner dès le premier tour, son adversaire ayant réuni 48,10% des suffrages – un candidat peut en effet être élu au premier tour soit s’il réunit plus de 45% des voix, soit s’il en réunit au moins 40% des voix en ayant un avantage supérieur à 10% des voix sur son concurrent le mieux placé.

Ce qui frappera sans doute l’observateur français, outre la règle un peu baroque régissant la possibilité de victoire sans ballotage, c’est la forte concentration des voix sur ces deux candidats qui, lors d’un premier tour, obtinrent à eux seuls 88,47% des suffrages.

Un pays fortement bipolarisé politiquement

Il convient toutefois de revenir sur les deux camps en présence avant d’examiner cette bipolarisation.

Argentine. Retour au pouvoir du kirchnérisme : perspectives et limites d'un basculement
Alberto Fernandez, vainqueur des élections 2019 en Argentine

Alberto Fernández porte la bannière du kirchérisme, héritier du péronisme – courant politique majeur en Argentine. Fondé par Juan Domingo Perón (président de 1946 à 1955 puis de 1973 à 1974), le péronisme défend un patriotisme fort, une proximité avec les mouvements sociaux, et une politique économique volontariste et redistributive. Il se caractérise également par une certaine sacralisation du suffrage universel, un désintérêt pour les aspects formels de la démocratie représentative, et un exercice du pouvoir vertical, voire autoritaire. Le kirchnérisme, bâti par Néstor Kirchner à partir son élection à la présidence en 2003, reprend cet héritage en y adjoignant un volet progressiste : revendication des Droits de l’Homme, antimilitarisme, avancées sociétales (avec par exemple le mariage homosexuel en 2011).

Face à lui, Mauricio Macri apparaît comme l’incarnation du libéralisme argentin, présent depuis le XIXème siècle même s’il n’a pas souvent été incarné en tant que tel par un parti. Le futur ex-président a forgé une coalition alliant autour de l’anti-kirchnérisme une droite libérale reconstituée dans les années 2000 autour d’entrepreneurs et de technocrates à d’autres forces politiques que l’on peut rapidement qualifier de centristes.

Venons-en à présent à la bipolarisation. Celle-ci est une donnée structurelle du pays : depuis l’éclatement du champ politique lors de la profonde crise de 2001, on peut d’ailleurs remarquer sa réorganisation progressive en deux camps, comme une sorte de « retour à la normale ».

Tableau. Répartition des votes sur les deux premiers candidats à l’élection présidentielle en Argentine, de 2003 à 2019

Premier candidat Deuxième candidat Total des deux premiers
2003 24,45% 22,25% 46,70%
2007 45,28% 23,05% 68,33%
2011 54,11% 16,81% 70,82%
2015 37,08% 34,15% 71,23%
2019 48,10% 40,37% 88,47%

Le système politique argentin, présidentiel avec un chef de l’Etat élu au scrutin majoritaire à deux tours, influe dans ce sens. Mais la tendance argentine à la bipolarisation est antérieure, remontant jusqu’aux guerres civiles du XIXème siècle.

Le péronisme est depuis sa naissance une cause fondamentale de cette bipolarisation. Il n’est pas exagéré de dire qu’il détient de fait une majorité absolue dans le pays, ce qui se constate par exemple très bien dans les résultats de premier tour des élections présidentielles depuis 2003 [1]. Cette force pousse les péronistes à mettre en sourdine leurs divisions, car le pouvoir est toujours à portée de main. Ils n’y arrivent cependant pas toujours, car un mouvement si large ne va évidemment pas sans profondes fractures internes. De même, elle pousse leurs adversaires à l’union.

A cette solidité du péronisme s’ajoute celle tout aussi importante du sentiment anti-péroniste dans une partie non négligeable de la population. Ces deux noyaux durs de part et d’autre reposent avant tout sur une division verticale de l’électorat, en fonction du niveau économique.

Une bipolarisation verticale

Le péronisme (aujourd’hui le kirchnérisme) s’adresse en premier lieu aux classes populaires. Depuis l’origine, son discours porte aussi un rejet violent des élites traditionnelles. Logiquement, ses opposants proviennent en majorité des classes aisées, ainsi que de la frange supérieure des classes moyennes.

La répartition géographique du vote permet d’identifier ces déterminants sociaux. La ville de Buenos Aires, globalement plus aisée que le reste du pays, a voté pour Mauricio Macri à 52,38%, soit un score supérieur de plus de douze points de pourcentage au score national. Et, au sein de la ville, les différences entre quartiers sont remarquables : le quartier chic de Recoleta a voté pour Macri à 70,71%, tandis que la 8ème commune, qui regroupe plusieurs quartiers pauvres, ne lui a donné que 35,85% des voix. Au niveau national, le candidat kirchnériste fait ses scores maximaux dans les provinces déshéritées du nord, atteignant jusque 74,83% à Santiago del Estero. En revanche, les provinces centrales dans lesquelles le président sortant est arrivé en tête (notamment Córdoba) font plutôt parties des provinces les mieux loties.

L’Argentine étant un pays de très forts contrastes sociaux, il n’est pas étonnant de voir le champ politique s’organiser de telle manière. Mais cette division profonde, avec de part et d’autre la pensée plus ou moins rentrée que l’autre camp – « oligarques » ou « plèbe » – n’a aucune légitimité à gouverner, est une des plaies dont souffre l’Argentine. Le bon déroulement de l’alternance qui s’annonce en 2019, avec des rencontres régulières prévues entre ancienne et nouvelle administration afin d’organiser au mieux la transition, est cependant un signe assez encourageant, d’autant plus que la situation économique difficile du pays ne lui permet pas de se payer le luxe de rodomontades partisanes.

II. Une situation économique difficile

Peuplée de 44,5 millions d’habitants, l’Argentine traverse, en effet, une crise à la fois économique et sociale, avec par exemple une augmentation de la pauvreté, qui d’après le gouvernement touche aujourd’hui plus de 35% de la population. Face aux problèmes conjoncturels ou plus structurels, les deux candidats proposèrent des solutions différentes, mais point nouvelles.

Une monnaie instable, une dette insolvable

Les deux volets les plus urgents de la crise économique argentine sont la question de la stabilité du peso argentin, et celle de la soutenabilité de la dette publique.

Les crises d’inflation sont malheureusement bien connues des Argentins, confrontés à des taux à trois chiffres à la fin des années 1980. Si la situation n’est pas aujourd’hui aussi extrême, elle n’en demeure pas moins sérieuse : l’INDEC (office étatique argentin des statistiques économiques) estime que le mois de septembre 2019 a vu une augmentation des prix de 5,9% par rapport au mois précédent, et de 52,4% par rapport à septembre 2018.

Cette inflation fragilise le peso, dont la baisse face au dollar est un phénomène structurel, mais en voie d’accélération : un dollar valait 2,9 pesos en 2003, 4,5 en 2011, 14,7 en 2016, autour de 58 en octobre 2019. Le peso est d’autant plus fragile que l’économie argentine est lourdement dollarisée : il y est habituel d’acheter des dollars afin de protéger son épargne. Il est d’ailleurs frappant de voir à quel point les Argentins sont au courant du taux de change, et en sont venus à le considérer comme le thermomètre instantané de l’état économique du pays. Aussi existe-t-il un cercle vicieux : tout début d’inquiétude engendre une baisse du peso face au dollar, et les baisses face au dollar engendrent de l’inquiétude, donc une baisse face au dollar. Au lendemain des PASO, le dollar est ainsi passé de 46 à 58 pesos : singulier effet pour une surprise sur le seul écart de voix (personne n’imaginait une victoire de Mauricio Macri). La question du taux de change n’est donc pas un simple problème macro-économique, ce qui complique fortement l’action gouvernementale.

En lien direct avec cette question puisque la dette publique argentine est libellée aux trois quarts en monnaie étrangère, se pose aussi celle de la soutenabilité de cette dette. Il faut insister sur ce lien, car l’insoutenabilité de l’endettement de l’Etat argentin tient avant tout à la constante baisse du peso, baisse qui peut qu’augmenter la valeur de la dette en monnaie nationale. D’après le gouvernement, la dette publique s’élevait au deuxième semestre 2019 à 80,7% du PIB (contre 53,1% en 2016). Les difficultés face à la charge croissante de cette dette furent à la source du prêt contracté auprès du Fonds Monétaire International (FMI) en septembre 2018 – prêt de 57 milliards de dollars, le plus important de l’histoire de l’institution internationale. De fait, la question du futur de cette dette, insolvable en l’état, fut au centre des préoccupations à la suite des PASO : dans la foulée de sa victoire, dès le 26 août 2019, Alberto Fernández a rencontré des responsables du FMI (ce qu’il avait déjà fait en juin).

Des solutions résolument différentes

Mauricio Macri et Alberto Fernández ont eu en commun de ne pas déconnecter les deux questions abordées plus haut du reste de leur programme économique, et de partir de l’idée qu’un rétablissement économique global réduira l’inflation et la chute du peso, en restaurant la confiance des acteurs économiques.

Du côté de Juntos para el Cambio, plateforme électorale du président sortant, on place l’issue dans la compétitivité internationale du pays, son adaptation « en accord avec ses besoins d’intégration internationale » [2]. Il faut viser « l’impulsion d’une culture exportatrice, le développement de marchés et d’investissements là où l’État ne peut (et ne doit) pas arriver et la défense de la concurrence dans tous les secteurs. » Ce programme de libéralisation et d’insertion internationale par les exportations et les investissements étrangers est dans la continuité de la politique du président Macri. Dès décembre 2015 il avait diminué drastiquement les impôts sur les exportations. Plus récemment, le plan « L’Argentine exporte » de 2018 vise un triplement des exportations d’ici 2030, tandis que la nouvelle Loi sur les Sociétés votée en 2019 réduit les obligations légales que doit remplir une entreprise étrangère pour investir. Mauricio Macri fut aussi en pointe de la relance et de la signature de l’accord UE-Mercosur, qu’il défendit le 3 juillet 2019 devant des entrepreneurs par ces mots : « si nous ne sommes pas globalisés et intégrés au monde, aujourd’hui notre pays n’a pas de futur » [3].

Du côté du candidat Fernández, le diagnostic est tout autre : l’instabilité monétaire découlerait à court terme de l’endettement extérieur, à long terme de l’insuffisante industrialisation du pays. Il s’agit de mettre fin au nouveau règne « néolibéral » car « l’histoire nationale démontre que l’application de ce type de programme n’a jamais produit les résultats que ses défenseurs pronostiquaient ». Face à la situation d’urgence, le programme stipule une renégociation de la dette, position réaffirmée régulièrement – et qui s’inscrit dans l’héritage des Kirchner, dont un des grands sujets avait été le règlement par la négociation du défaut souverain de 2001. A long terme, tout en misant sur une augmentation des exportations pour générer des devises, le programme prescrit de réactiver la demande interne et d’enclencher un processus d’industrialisation visant à se substituer aux importations.

Les difficultés passées de ces deux orientations

Ces deux axes ne sont pas neufs dans l’histoire du pays, qui oscille entre eux depuis la crise de 1929. Leur point commun est d’avoir montré leurs limites dans la résolution du problème économique central de l’Argentine : la faiblesse de son industrie, et l’insuffisance de son secteur agricole compétitif pour pallier cette faiblesse.

La ligne libérale considère que la libéralisation permettra le développement en générant un maximum de revenus d’exportations, que les lois du marché finiront par diriger vers l’investissement industriel. La raison de l’échec est double. En premier lieu, le faible prix du fret et la compétition des pays d’Asie et du Brésil rendent très lointaine la perspective d’un développement industriel « naturel ». Ensuite, laissée à elle-même, une telle dynamique d’augmentation des exportations liées à des produits primaires engendre la fameuse « maladie hollandaise » : l’afflux de devises augmente la valeur de la monnaie nationale, ce qui rend les autres activités (dont l’industrie) moins compétitives. Or l’Argentine ne peut pas vivre exclusivement de son agriculture qui, très moderne, ne représentait que 2,7% des emplois formels en décembre 2018, d’après le Ministère du Travail. Enfin, d’un point de vue conjoncturel, et c’est une des critiques que lui a adressé son opposant, Mauricio Macri a ignoré le contexte international de ralentissement du commerce mondial et de retour du protectionnisme.

L’option de l’industrialisation étatiste par substitution des importations a été mise en œuvre pendant une bonne partie du XXème siècle, puis par les gouvernements Kirchner (2003-2015). Un certain succès est indéniable : à la veille de la dictature de 1976, l’industrie génère 50,9% du PIB. Mais ce niveau ne sera jamais retrouvé : après un pic à 32,6% en 2003, la participation industrielle au PIB reste depuis en dessous des 30% (source : Banque Mondiale). En effet, les importations manufacturières depuis le Brésil et la Chine, du fait du coût du travail plus faible de ces pays et de l’intégration du pays à l’économie mondiale, empêche la reconstitution d’une industrie de consommation aussi étendue qu’auparavant. Surtout, en négligeant la question des machines-outils, cette industrialisation était condamnée à une certaine fragilité.

Le point commun de ces deux politiques est, en effet, de laisser dans leur angle mort la question des biens de capital, c’est-à-dire de la capacité de l’industrie argentine à produire les machines qui lui permettent de produire – machines qui, du fait du progrès technique, sont de plus en plus coûteuses et indispensables pour qui les achète, et rentables pour qui les produit. La nécessité du développement dans ce domaine, mais aussi sa difficulté au vu du retard technologique à combler, avaient été identifiées dès l’après-guerre par Raúl Presbisch dans un texte fondateur de la pensée du développement, Le Développement économique de l’Amérique latine et ses principaux problèmes (1950). L’option libérale ne s’attaque pas à ce problème puisqu’elle n’assigne à l’Etat aucun rôle d’orientation, tandis que l’industrialisme péroniste est historiquement focalisé sur le développement de l’industrie de consommation par la demande interne et la protection de l’économie par des taxes douanières et/ou le taux de change.

Cette faiblesse économique, conjoncturelle mais aussi structurelle, et cette absence de solution « à portée du vue », participent d’une certaine insécurité de l’Argentine quant à sa place dans le monde.

III. Un pays incertain sur son rôle dans le monde

L’Argentine est marquée par une incertitude sur sa stratégie diplomatique, fruit à la fois d’un (relatif) déclin de ses bases matérielles, d’une absence de consensus et d’un panorama régional instable, avec surtout une possible défection de l’allié brésilien.

Les tendances de fond

Capable de défier les États-Unis à la fin XIXème siècle, l’Argentine a depuis vu son influence décliner. Au XXIème siècle, trois tendances lourdes affectent ses marges de manœuvre au niveau international.

La première est économique : il s’agit de la dépendance croissante du pays envers l’extérieur, fruit notamment des faiblesses évoquées plus haut. Dès son intégration au marché mondial à la fin du XIXème siècle, l’Argentine s’est trouvée en position dominée de fournisseur de produits agricoles et de réceptacle d’investissements. Depuis les Kirchner, le pays remplit de plus en plus ce rôle auprès de la Chine – qui lui achète avant tout du soja, devenu en quelques années le premier produit d’exportation argentin. Si la chute du cours des matières premières et le ralentissement chinois ont réduit la dépendance commerciale, Pékin poursuit ses investissements en Argentine dans l’énergie et les infrastructures, et y possède même une base de recherche spatiale (en vertu d’un accord signé en 2014).

Pour leur part, bien que longtemps assez puissantes, les forces armées argentines sont frappées d’un discrédit profond à la suite de leur défaite lors de la guerre des Malouines (1982) et de l’ampleur des exactions de la dictature de 1976-1983. Les années 1980-1990 voient leur net recul : fin de la conscription, réduction drastique des effectifs et du budget, abandon de programmes d’armement, privatisation et affaiblissement de l’industrie de la défense. Et, là où nombre d’États du continent se réarment (relativement) une fois entamé le XXIème siècle, les forces armées argentines restent méprisées et/ou orientées vers des tâches de sécurité intérieure [4].

De la dégradation de ces bases matérielles ne peut que découler une impuissance diplomatique croissante. Impuissance certes relative : il s’agit tout de même d’un État membre du G20, fréquemment élu comme membre non permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU, compétent dans certains domaines de pointe comme le nucléaire, et non dépourvu de rayonnement culturel. Cependant, à l’heure de la fragmentation de l’Amérique latine et du déplacement du centre de gravité du monde vers le Pacifique, les temps sont difficiles pour cet État atlantique, historiquement tourné vers l’Europe et très impliqué dans la construction d’une forme d’unité régionale.

La (vieille) question du mode d’intégration au monde : adaptation économique ou volontarisme politique ?

Outre cette situation compliquée, il existe une réelle hésitation sur la stratégie internationale du pays, fruit de l’impossibilité d’un diagnostic partagé. De manière schématique, on peut dire que depuis la fin de la Guerre froide (1991) s’affronte deux grandes conceptions internationales dans la politique argentine : une occidentalo-centrée et privilégiant la diplomatie commerciale, une autre tournée vers l’Amérique Latine et les thématiques politiques.

La première vision est portée par Mauricio Macri, pour qui l’Argentine « fait partie de la tradition occidentale et démocratique, avec ses valeurs humanistes et universalistes ». D’ailleurs, son « rôle historique » en Amérique Latine correspond à la défense de ces valeurs : « préservation de la paix, récupération de la démocratie dans les pays qui l’ont perdue, solidarité face aux crises sociales de n’importe quelle origine et coopération en matière de développement » ; nulle mention de l’indépendance politique et économique du subcontinent. Pour ce qui est de l’action diplomatique, l’objectif est avant tout commercial car « pour croître de manière soutenable dans le futur, l’Argentine a besoin d’augmenter considérablement ses exportations » (on retombe ici sur la stratégie de développement économique par le commerce). Ces deux axes furent ceux du président depuis 2015 : son attachement à la démocratie libérale occidentale s’est notamment manifesté lorsqu’il initia la procédure de suspension du Venezuela du Mercosur au nom de la « clause démocratique » du protocole d’Ushuaïa [5], tandis que son penchant commercial s’est illustré dans l’importance donnée à l’accord UE-Mercosur.

Dès les premières lignes de sa partie consacrée à la diplomatie, le Frente de Todos prend l’explicite contre-pied de son adversaire : « Le tant déclamé ‘’retour au monde’’ du gouvernement […] s’est limitée au retour aux marchés de crédit internationaux qui a culminé avec le retour au FMI. Cette lecture erronée de la situation internationale a amené une perte de la centralité du projet d’intégration régionale, à une ouverture commerciale indiscriminée et à un cycle accéléré d’endettement extérieur ». L’accent est ainsi mis sur l’unité régionale (centrale sous les Kirchner), en lien avec une vision de l’économie mondiale comme étant non seulement une opportunité, mais aussi un danger potentiel, à la fois pour l’économie nationale (à cause de l’ « ouverture commerciale indiscriminée ») et l’autonomie du pays (à cause de l’endettement et du retour du FMI). Le programme fait de plus le diagnostic de la naissance d’un monde multipolaire, et défend pour le réguler le droit international public et le multilatéralisme. Enfin, il faut noter la défense de la souveraineté argentine sur les Malouines, absente du programme de Juntos para el Cambio¸ et autre marque du kirchnérisme – qui la remit à l’ordre du jour après une mise sous silence pendant les années 1990.

Un espace latino-américain incertain

A ces facteurs internes s’ajoute l’instabilité de l’espace régional. Les choses étaient plus simples en 2003 avec le virage du continent à gauche accompagnant l’arrivée au pouvoir de Néstor Kirchner. Le « virage à droite » [6] qu’on prédisait lors de l’élection de Maurico Macri en 2015 n’est pas allé au bout, laissant un continent fragmenté, tandis que les situations instables ne cessent de s’accumuler, avec notamment un mois d’octobre 2019 dantesque (crises meurtrières en Équateur et au Chili, élections contestées en Bolivie). Nous n’avons ni la place de revenir sur chaque crise, ni la prétention à une synthèse globale – encore moins au pronostic. Ce qui est certain c’est que, depuis 2015, l’échiquier latino-américain est de plus en plus difficile à lire et prévoir, et que cette instabilité affecte frontalement l’Argentine. En effet, depuis le retour à la démocratie en 1983, et sous des formes certes changeantes, une des rares continuités de la stratégie internationale de Buenos Aires a été la volonté de jouer un rôle dans son espace régional.

Dans ce contexte, Alberto Fernández semble vouloir rebâtir les alliances du kirchnérisme, c’est-à-dire se rapprocher des pays gouvernés « à gauche » (aujourd’hui Mexique et Uruguay principalement), là où Mauricio Macri s’était plutôt rapproché des gouvernements « de droite » (Brésil et Chili surtout). Il faut toutefois noter que cette volonté se double d’un désir d’équilibre, le futur président ne souhaitant pas réengager de relations étroites avec le Venezuela, et recherchant au contraire de bons rapports avec les États-Unis : dès le 1er novembre 2019 il a eu avec Donald Trump un échange téléphonique décrit de part et d’autre comme positif, et on laisse entendre qu’un voyage à Washington aura peut-être lieu avant même l’entrée en fonction du 10 décembre 2019 [7]. En attendant, le premier voyage du futur président a eu pour destination le Mexique, à partir du 3 novembre 2019, voyage marqué par ses réunions avec des entrepreneurs et une rencontre avec le président Andrés Manuel Lopéz Obrador [8]. Ce choix en a surpris certains, le Mexique n’ayant pas une relation très profonde avec Buenos Aires (le commerce bilatéral est quinze fois inférieur à celui avec Brasilia). C’est que Mexico, deuxième puissance latino-américaine, pourrait offrir un contrepoids à l’heure où, avec le grand allié brésilien, les relations sont au plus mal.

Depuis déjà plusieurs mois, les insultes fusaient entre le candidat Fernández et le président Jair Bolsonaro qui, au lendemain de l’élection, a déclaré sans ambages que l’Argentine avait « mal voté » – Ernesto Araújo, son ministre des Affaires étrangères, estimait pour a part que « les forces du mal » célébraient la victoire de Fernández [9]… Plus sérieusement, Bolsonaro a affirmé qu’il envisageait de faire exclure l’Argentine du Mercosur, ou d’en faire sortir le Brésil [10]. En effet, des discussions engagées avec l’administration Macri devaient mener à une libéralisation totale du commerce (aujourd’hui, l’important secteur automobile n’est pas inclus dans le libre-échange du Mercosur), ce qu’Alberto Fernández exclut : un casus belli pour le président brésilien. Or le Mercosur, ainsi que l’alliance argentino-brésilienne, sont deux éléments qui structurent les diplomaties et les économies des deux pays – mais aussi celles du sous-continent – depuis les années 1980-1990 : même si ce caractère structurel la rend d’autant plus difficiles à briser, la pérennité de cette alliance est clairement la question la plus lourde de conséquences que pose l’élection d’Alberto Fernández.

Au travers des différentes crises qui frappent l’Amérique Latine, sa bipolarisation politique se réaffirme, notamment dans le soutien des uns et des autres au gouvernement en place ou aux manifestants – selon la couleur politique plutôt que des considérations d’ordre public ou de démocratie. Cette bipolarisation recoupe celle des élections argentines : une part de la dramatisation de celles-ci découle de cette portée hors des frontières, car dans le théâtre régional la position de l’Argentine n’est pas anodine.

Le climat régional d’affrontements, de rupture de légalité, d’intervention dans les affaires internes d’autres États et d’incertitude sur les évolutions futures n’a pas aidé – et n’aidera pas – à apaiser le débat politique argentin. Depuis l’élection cependant, de part et d’autre les attitudes constructives sont de mise : peut-être l’Argentine, souvent brocardée pour son « populisme », sera-t-elle le pays de la sortie de crise pacifiée – là où le Chili, longtemps posé en modèle, revoit des militaires tenter d’assurer l’ordre dans ses rues.

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Bibliographie indicative
. Paul Bairoch, Le Tiers-Monde dans l’impasse. Le démarrage économique du XVIIème au XXème siècle, Paris, Gallimard, 1992.
. Renaud Lambert, « Qui arrêtera le pendule argentin ? », Le Monde diplomatique, janvier 2019.
. José Natanson, « L’Argentine montre que la gauche n’est pas morte », Le Monde diplomatique, octobre 2019.
. Alain Rouquié, Le siècle de Perón. Essai sur les démocraties hégémoniques, Paris, Seuil, 2016.
. Alain Rouquié, L’Amérique latine. Introduction à l’Extrême-Occident (Paris, Seuil, 1998).


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[1En 2003, trois candidats péronistes (le futur président Néstor Kirchner, l’ancien président Carlos Menem, et l’éphémère président par intérim Aldolfo Rodriguez Saá) rassemblent à eux trois plus de 60% des suffrages. En 2007, aux 45,28% de Cristina Fernández s’ajoutent au minimum les 7,64% du candidat du parti péroniste (la présidente fut candidate depuis sa propre plateforme). En 2011, Cristina Fernández obtient à elle seule 54,11% des voix. En 2015, il faut ajouter aux faibles 37,08% du kirchnérisme les 21,39% de Sergio Massa, dissident kirchnériste et péroniste revendiqué. Enfin, pour les élections de cette année, il faut ajouter aux 48,10% de Fernández les 6,16% de « Consensus Fédéral », du ticket Roberto Lavagna (économiste péroniste qui fut ministre de Néstor Kirchner) – Juan Uturbey (sénateur affilié au parti péroniste).

[2Les citations utilisées dans la présentation des lignes économiques et diplomatiques des deux candidats sont tirées des programmes présidentiels respectifs, et traduites par l’auteur.

[4Sur l’évolution récente des forces armées argentines, voir notre article : https://www.diploweb.com/Reforme-militaire-argentine-regain-militariste-ou-renoncement-a-la-Defense.html

[5Signé le 24 juillet 1988, et complété par le « protocole d’Ushuaïa II » du 20 décembre 2011, ce texte prévoit la prise de mesures diplomatiques en cas de « rupture de l’ordre démocratique » (article 2), y compris la « suspension du droit à participer aux différents organes des processus d’intégration respectifs » et « la suspension des droits et obligations nés de ces processus » (article 5).


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