L’Europe trois décennies après l’ouverture du rideau de fer

L’Allemagne 1989 – 2019. De la "Bonner Republik" à la "Berliner Republik" : quels changements ?

Par Fabien LAURENCON, le 20 octobre 2019  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Fabien Laurençon est agrégé d’allemand et diplômé de l’Institut d’Études politiques de Paris. Il enseigne à Sciences Po Paris après avoir enseigné à Paris-III et Paris-X.

Avec brio, l’auteur présente trois décennies de la géopolitique de l’Allemagne, distinguant les continuités, césures et contradictions. La commémoration des trente ans de la chute du Mur est l’occasion d’analyser le chemin parcouru par la politique extérieure de l’Allemagne, et la mue de la Bonner Republik, si rhénane, prudente et polie dans sa « culture de la retenue », vers une Berliner Republik qui n’hésite plus à affirmer ses intérêts (souvent) et ses ambitions (parfois). Berlin est cependant profondément perturbée par la remise en question des cadres de régulation multilatéraux par D. Trump.

9 NOVEMBRE 1989 : chute d’un mur, effondrement d’un système. Berlin se retrouve à l’épicentre de la fin de la Guerre froide, après une succession de crises internationales (1947, 1953, 1961). Une génération européenne plus tard, la commémoration des trente ans de la chute du Mur est l’occasion d’analyser le chemin parcouru par la politique extérieure de l’Allemagne, et la mue de la Bonner Republik, si rhénane, prudente et polie dans sa « culture de la retenue », vers une Berliner Republik qui n’hésite plus à affirmer ses intérêts (souvent) et ses ambitions (parfois).

1989 – 2019 : les trente années qui se sont écoulées depuis la chute du Mur de Berlin et la dissolution de l’URSS (1991) ont été placées sous le signe d’un accroissement sans précédent historique de la République de Berlin en termes d’influence, de puissance et de prospérité.

A la fin de l’année 1990, porté par les révolutions démocratiques dans l’ex-bloc de l’Est, la fin de la Guerre froide, le Zeitgeist en Allemagne est dominé par une forme d’euphorie, l’optimisme d’une « Fin de l’Histoire », et la possibilité d’un Nouvel Ordre mondial. 29 ans plus tard, le contraste est saisissant avec le Kulturpessimismus qui semble se diffuser à l’échelle des 27 Etats depuis la succession de crises internes et externes, que l’Allemagne affronte avec ses partenaires et alliés, la France au premier rang.

L'Allemagne 1989 – 2019. De la "Bonner Republik" à la "Berliner Republik" : quels changements ?
Fabien Laurençon
Laurençon

Trente ans de cheminement, entre continuité, nouvelles responsabilités et limites

Les 30 ans dernières années s’inscrivent dans la continuité absolue des choix politiques faits par Konrad Adenauer et ses successeurs depuis 1989 : ce que l’on résume par le triptyque « Westbindung » (ancrage à l’Ouest), multilatéralisme et construction européenne, qui demeurent encore aujourd’hui l’astrolabe et la boussole de la diplomatie allemande, de sa politique militaire et de sécurité, de sa politique économique et commerciale extérieure, et in fine de la projection de son identité politique hors de ses frontières.

Cependant, depuis la réunification (3 octobre 1990), l’Allemagne a fait évoluer progressivement sa politique étrangère, en particulier dans sa composante de défense et de sécurité, en assumant une prise de responsabilités croissante une conception de multilatéralisme actif, à la demande de ses partenaires. Dans la plupart des cas, ces inflexions ont été conduites en réaction aux acteurs extérieurs, sans que Berlin ait pris l’initiative. Les crises successives dans les Balkans - 1991-1995 en Yougoslavie, puis au Kosovo en 1998-1999 – ont constitué une première inflexion dans le domaine militaire. En matière économique, la défaillance de la Grèce en 2008 et la crise de la zone euro en 2008, ont conduit Berlin à jouer avec la France un rôle leader dans la résolution de la crise. Depuis 2008, cette « polycrise » qu’affronte l’Allemagne, soit la conjonction de crises de nature différente (crise de l’Union économique et monétaire – UEM - depuis 2008, crise sécuritaire avec le terrorisme, conflit russo-ukrainien, montée des forces centrifuges populistes et extrémistes dans les pays de l’UE, crise migratoire depuis 2015) a conduit à un certain nombre d’adaptations et, partant, de questionnements.

Ces questionnements soulignent les limites de cette influence allemande en Europe celles-ci se traduisant par une forme d’impuissance allemande face aux défis qui se posent à l’UE en 2019 et au-delà. L’Allemagne est-elle parvenue à la fin d’un cycle historique, à l’image de l’Union européenne d’ailleurs ? Cette période florissante pour l’Allemagne réunifiée qu’a représenté le segment 1990-2019, ces « Trente Glorieuses » selon l’expression de Jean Fourastié détournée avec justesse par Constance Stelzenmüller [1] pour définir ces trois décennies de dynamique politique et économique en Allemagne et en Europe, semblent toucher à leur terme, si l’on en juge par l’accumulation des signaux de crise qui se coalisent depuis plusieurs années au sein et en périphérie de l’Union européenne, et qui n’épargnent pas le cœur du consensus politique allemand à travers l’essoufflement que connaissent les deux grands partis ( SPD et CDU).

Vis-à-vis de partenaires qui ne peuvent plus jouer (la France et l’UE), ou qui ne veulent plus jouer avec les mêmes règles qu’autrefois dans le cas du partenariat transatlantique, de la Russie, et de la Chine quelles peuvent être les lignes de fuite de la politique de l’Allemagne ? Face à ce bouleversement des règles du jeu international auquel on assiste, Berlin dispose-t-elle encore des leviers appropriés ?

Trente années de continuité allemande

Présenté le 28 novembre 1989, le plan en dix points du chancelier Helmut Kohl pour une réunification des deux Etats allemands inscrit la réunification dans le cadre de la construction européenne (points n°6 et 7). Dès les premières discussions en 1990 entre le chancelier Kohl et son ministre Hans-Dietrich Genscher et les Alliés en format 2 + 4, le choix de l’ancrage à l’Ouest est tranché : il n’est pas question d’un Mittelweg ou d’une Allemagne puissance centrale/médiane en Europe, entre Est et Ouest, entre CEE et Comecon, OTAN et Pacte de Varsovie : l’Allemagne réunifiée reste résolument ancrée à l’Ouest, et c’est là l’une des principales concessions obtenues par la diplomatie ouest-allemande à l’Union soviétique finissante. Le traité de Moscou du 12 septembre 1990 ou traité 2 + 4 consacre ce choix, et clôt définitivement la question allemande en fixant la frontière orientale de l’Allemagne.

Depuis 1990, les points cardinaux de la politique étrangère allemande n’ont pas varié. En revanche, les vecteurs, les méthodes et les moyens de la puissance ont connu plusieurs inflexions à la fois dans le cadre du multilatéralisme actif et de décisions unilatérales vers une plus grande implication voire une forme de leadership en matière de politique de sécurité.

Le nouveau gouvernement de l’Allemagne réunifiée réaffirme son objectif de poursuivre la construction européenne. Cette politique d’intégration se traduit par une triple dynamique : la création de l’Union économique et monétaire d’une part, les efforts vers une Europe politique de l’autre, l’élargissement dans un troisième temps aux pays de l’ex-Pacte de Varsovie.

Avec la décision prise lors du sommet de Maastricht en décembre 1991, puis l’introduction de l’euro en 2000, l’Allemagne a largement façonné les règles de fonctionnement de l’Union économique et monétaire mises en place dans les années 1990. Les mesures prises suite à la crise économique et financière de 2008 pour garantir la cohérence et la pérennité de la zone euro s’inspirent largement du modèle économique allemand.

Sur le plan politique, l’Allemagne a poursuivi son objectif d’élargissement à l’est de l’Union européenne, convaincue de la nécessité de stabiliser les ex-pays communistes à ses frontières tout en constituant un vaste espace économique et commercial dont son industrie a largement profité. Par deux vagues successives, en 2004 (adhésion de la République tchèque, Hongrie, Slovaquie et Pologne) et 2007 (Roumanie et Bulgarie), l’Allemagne se retrouve entourée de pays alliés et amis. A cette stabilité politique qui permet à l’Allemagne d’exporter à sa périphérie de l’Europe, s’ajoute la volonté constante de stabilité économique et monétaire à travers la construction de l’UEM. 

Ainsi, durant la crise de 2008, l’action du gouvernement allemand aux côtés de la France et de la Banque centrale européenne (BCE) est déterminante pour sauver l’Union économique et monétaire (UEM).

L’apprentissage du leadership, entre partenariat transatlantique et opérations extérieures

L’évolution progressive de l’Allemagne vers une doctrine militaire et un engagement plus actif aux côtés de ses alliés dans les opérations extérieures est l’un des volets les plus visibles de cette évolution, exogène plus que réellement voulue et décidée par le corps social, électoral et politique allemand. Mais si les outils ou les vecteurs d’appréhension de son environnement ont changé, les principes qui guident sa politique étrangère sont restés globalement inchangés.

Historiquement, l’OTAN occupe une place centrale dans la politique de sécurité de l’Allemagne fédérale, à la fois pour des raisons historiques, dans la mesure où elle a garanti la sécurité de la RFA depuis 1949, et par volonté politique après 1990 d’en faire un vecteur de stabilité à l’Est de l’Allemagne. L’adhésion à l’OTAN de l’Allemagne réunifiée est actée dès l’été 1990 lors des négociations qui aboutiront au traité 2 + 4 à Moscou le 12 septembre 1990.

En 1990 l’invasion du Koweït par l’Irak, entrainant la réaction américaine et occidentale de l’opération Desert Storm, place la RFA, en plein processus de réunification devant sa première crise internationale de l’après-Guerre froide. Pressée de rejoindre la coalition, l’Allemagne renonce à participer militairement à l’opération, préférant comme le Japon une contribution financière (diplomatie du chéquier). La décision du 12 juillet 1994 de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe autorise l’envoi de soldats allemands hors de la zone OTAN prévue par le Traité de 1949, « out of area  » levant ainsi le verrou juridique au déploiement de la Bundeswehr en opérations extérieures dans le cadre de missions de gestion de crise et de post-conflit. A partir de cette date, l’Allemagne participe à toutes les opérations majeures de l’OTAN (à l’exception de la Libye en 2011).

Au Kosovo, pour la première fois de l’après-guerre, l’Allemagne fédérale participe aux opérations militaires contre les forces serbes, puis à la stabilisation post-conflit dans la KFOR (opération Joint Guardian) dans le cadre de la résolution 1244 de l’ONU. Vingt ans plus tard, la Bundeswehr est toujours présente au Kosovo.

En Afghanistan, l’implication de l’Allemagne est actée par le gouvernement Schröder fin 2001. La Bundeswehr participe à la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) ou International Security Assistance Force (ISAF) sous mandat de l’OTAN légitimé par la résolution 1386 du Conseil de sécurité de l’ONU. Elle déploie un contingent de 5500 à hommes au plus fort de sa présence dans la région qui lui sera attribuée autour de Kunduz (ce qui la place en 3ème contributeur de l’ISAF) de 2005 à fin 2014, date du retrait et de la fin du mandat de l’ISAF. Au Mali, l’Allemagne participe à la fois à la MINUSMA dans le cadre de l’ONU et dans le cadre de la PESC à la mission de formation l’UE (EUTM) depuis 2013.

Dans la lutte contre Daesh, le gouvernement allemand décide également de s’impliquer davantage. Au Kurdistan, le gouvernement allemand, en dépit d’une vive polémique récurrente dès qu’il s’agit d’exportations d’armements, décide en 2018 de fournir des armes aux milices kurdes qui sont en première ligne face à l’Etat islamique. Au total, ce sont près de 6000 fusils d’assaut et munitions, matériels de vision nocturne et missiles anti-char sont livrés par l’Allemagne qui assure également la formation des miliciens kurdes et yézidie. A la suite du sommet du pays de Galles en 2014, l’Allemagne prend une part importante dans la mise en place des mesures de réassurance, armant la force de réaction très rapide [2] de l’OTAN, et en acceptant de contribuer à la sécurité des Etats baltes.

Les Livres blancs allemands sur la défense successifs (1995, 2006 et 2016) traduisent cette acceptation progressive d’un rôle et de responsabilités accrues sur le plan militaire et sécuritaire. Le consensus de Munich de 2016 [3], selon l’expression désignant les prises de positions du président de République Joachim Gauck, le 28 avril 2016 et des ministres de la défense Ursula von der Leyen, et du ministre des affaires étrangères, Franck-Walter Steinmeier lors de la conférence de Munich pour la sécurité en Europe, en faveur d’un « rôle plus déterminé, et plus actif » de l’Allemagne, tout en restant fidèle aux valeurs de la démocratie allemande, constitue une étape importante, sinon un tournant, dans cette aggiornamento du discours politique allemand.

Second pilier de l’action extérieure de l’Allemagne, le multilatéralisme se traduit par un soutien constant, aussi bien politique que financier, aux secrétaires généraux successifs de l’ONU. Bien qu’elle soit un membre récent de ces instances (comme la RDA, la RFA n’adhère qu’en 1971), l’Allemagne réunifiée se distingue par son attachement aux thématiques de la préservation de l’environnement, et de la lutte contre le réchauffement climatique, qui entrent en résonance avec sa propre culture politique et le référentiel de sa diplomatie. Le multilatéralisme reste un des véhicules privilégiés de l’action et de l’influence de l’Allemagne. Il se concrétise par une participation constante à la plupart des opérations de maintien de la paix sous l’égide de l’ONU, de la Somalie (1993) au Mali (depuis 2016).

L’influence de l’Allemagne à l’ONU est réelle même si elle trouve ses limites, liée structurellement à l’absence de siège permanent au Conseil de sécurité aux côtés des autres membres du P5. Depuis la réunification, les chanceliers G. Schröder et A. Merkel ont porté et défendu un certain nombre de thèmes phares qui entrent en résonance avec ceux de l’ONU : le changement climatique, les droits des femmes, la protection des réfugiés dans le monde [4] et le désarmement. Sur ce dernier point, Berlin a joué un rôle essentiel dans la conclusion des accords de Vienne sur le nucléaire iranien signé entre l’Iran et les pays du P5+1 le 14 juillet 2015.

En synthèse, de 1990 à aujourd’hui, l’engagement croissant de l’Allemagne sous le double mandat de l’OTAN et de l’ONU répond à cette volonté d’assumer des responsabilités nouvelles, attendues par ses partenaires, en matière de politique de défense et de sécurité. Pour autant, cette implication croissante reste marquée par du sceau des spécificités de la culture politique allemande : légalisme ou primat du droit, réticences voire répugnance face à l’emploi de l’outil militaire, qui se traduit par des caveats multiples auxquels la Bundeswehr est soumise en opérations extérieures en matière de recours à la force, et préférence pour l’action collective multilatérale.

La tentation unilatérale ou le goût de la dissonance géopolitique ?

L’histoire de ces 30 dernières années montre néanmoins la rémanence de réflexes unilatéraux et d’une tentation du cavalier seul de la part de Berlin, qui contraste avec les fondamentaux de son action extérieure.

Sur le plan européen, en décidant de reconnaître de manière unilatérale l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie en 1991, bien avant la reconnaissance par la France et les autres pays de la CEE en 1992, le gouvernement H. Kohl met ses autres partenaires (à commencer par la France) devant le fait accompli.

Dans le domaine des relations transatlantiques, le refus du chancelier Gerhard Schröder et de son ministre des affaires étrangères Joschka Fischer, de soutenir l’intervention américaine en Irak en 2003 déclenche une crise durable des relations germano-américaines parallèle à la crise franco-américaine.

Dans le domaine des relations franco-allemandes, en 2011, le choix de Guido Westerwelle de d’abstenir au moment du vote de la résolution 1158 de l’ONU autorisant l’intervention militaire française et britannique en Libye provoque un très vif débat politique sur les limites de la solidarité de l’Allemagne, des deux côtés du Rhin.

Enfin, en matière de politique industrielle, Angela Merkel a également su agir sans concertation avec ses partenaires (le couple franco-allemand au premier chef) en annonçant quelques mois après la catastrophe de Fukushima (2011) la sortie progressive du nucléaire (Atomausstieg) qui n’est pas sans impact pour les acteurs français de la filière électro-nucléaire.

En 2015, la décision de la chancelière - dont les motivations profondes, humanitaires et politiques, ont été bien résumées – d’accorder l’asile sans restriction à 900 000 réfugiés, pour la plupart syriens, a été prise sans concertation. Cette décision n’en finit pas de provoquer ses contrecoups tant vis-à-vis des partenaires en Europe, que sur l’équilibre politique allemand. Cette décision a en effet cristallisé le vote protestataire et xénophobe du parti d’extrême-droite populiste AfD qui a su exploiter les peurs d’une partie de la population, que le raidissement de la CSU bavaroise n’a su qu’imparfaitement capter. Elle a suscité l’opposition de la Pologne et de la coalition conservatrice autour du parti PiS arrivée au pouvoir en 2015, et au-delà des pays d’Europe centrale (Hongrie, Autriche, Slovaquie, République tchèque).

Berlin à la fin d’un cycle historique ?

Les défis qui se posent en 2019 à Berlin sont d’une nature bien différente qu’en 1989-1990. Depuis la réunification, le référentiel de la politique extérieure et de sécurité de l’Allemagne n’a pas fondamentalement changé. Le triptyque ancrage à l’Ouest-intégration européenne-multilatéralisme décrit plus haut n’a fait à aucun moment l’objet d’une remise en cause par les gouvernements allemands successifs, tout au plus à des mises à jour nécessaires.

Cependant, nous assistons depuis 2015 à une crise concomitante de ces trois piliers (UE, partenariat transatlantique et ONU-OMC) qui place l’Allemagne devant les limites de sa grammaire géopolitique.

S’agissant de l’OTAN et de la relation transatlantique, la crise la plus sérieuse qu’ait traversée le partenariat transatlantique en 2003 avec la décision de Gerhard Schröder de se dissocier de l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis et la coalition, en choisissant de rejoindre le camp du "Non" aux côtés de la France (et de la Russie) n’a pas été un tournant comme certains commentateurs avaient pu l’imaginer. Passée la phase de German bashing, l’Allemagne a retrouvé sa place au sein du dialogue transatlantique. Dans son discours en Allemagne lors de sa tournée d’adieu à l’été 2017 en Europe, le président Barack Obama avait fait l’éloge de la Chancelière, tandis que le magazine Times lui décernait le titre de personnalité politique la plus importante du camp libéral.

Bien plus grave et durable en revanche est la crise de confiance initiée par l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en novembre 2016 : celle-ci elle remet en cause le partenariat transatlantique germano-américain, accélère le désengagement américain du continent européen et attaque de manière brutale et frontale les excédents commerciaux allemands, fondement de sa prospérité économique et de son modèle économique. Le style frontal du président Donald Trump ne doit pas masquer le fait que le désengagement américain dans la relation transatlantique avait été amorcé en fait par son prédécesseur, au profit du pivot sur l’Asie-Pacifique.

La crise du multilatéralisme, ensuite, affecte doublement l’Allemagne : d’une part, l’action extérieure de l’Allemagne s’est épanouie dans les différentes enceintes multilatérales (ONU, OSCE, OMC, Conseil de l’Europe) qu’elle privilégie. Ces institutions sont aujourd’hui en crise, qu’elles soient contestées par les attaques de la diplomatie américaine qui remet en cause l’utilité même de l’OMC ou de l’OTAN, ou contournées par la Russie et la Chine. Cet effacement des cadres de régulation multilatéraux affaiblit l’influence de l’action extérieure de l’Allemagne.

Historiquement et structurellement, l’Allemagne n’est pas à l’aise dans la planification et la conduite d’actions en dehors de ces cadres multilatéraux. Faute d’outils militaires appropriés, et d’une culture de la coercition et de la projection de forces, en dehors du cadre d’une coalition militaire, ses capacités de soft power ou d’entraînement sont peu efficaces. Face à des acteurs comme les Etats-Unis ou la Russie ou la Chine qui jouent, eux, sous le seuil institutionnel, comme en Ukraine pour la Russie, ou en marge comme Syrie, et plus généralement au Proche-Orient, ou encore face à des adversaires « irréguliers » comme les organisations terroristes (Daesh, AQPA, AQMI), la politique de sécurité et de défense de Berlin n’a guère de leviers. Dans la bande sahélo-saharienne, contre Daesh, c’est la coalition franco-américaine qui conduit les opérations.

Sa vision légaliste, si elle est constitutive des valeurs politiques de l’Allemagne fédérale, à travers la priorité donnée au cadre du droit international (primat du mandat onusien), est également une limite face à des adversaires ou des acteurs jouant délibérément de leviers asymétriques, hors cadre (cyberattaques, ingérence politique indirecte dans le cas de la Russie, chantage ou pression politique dans le cas de l’Amérique trumpienne, influence chinoise…).

L’Allemagne n’est pas préparée, à la différence de la France, à des opérations militaires extérieures décidées et planifiées, parfois dans des délais très courts (Serval, Barkhane) : cela s’explique à la fois par des raisons de culture militaire et de culture politique (processus d’approbation des OPEX par le Bundestag) et sociétale (opposition d’une majorité de la population allemande aux interventions militaires, pacifisme). Les débats à l’été 2018 sur la livraison d’armes légères aux peshmergas des forces kurdes en première ligne contre Daesh ont souligné une fois de plus les résistances endogènes à l’Allemagne. Le fair play allemand tourne à vide face à des adversaires qui bafouent les règles.

En Europe, enfin, l’Allemagne est confrontée au cœur de sa zone d’influence à plusieurs crises non résolues, dont on peut se demander si elle n’est pas été à la fois partie du problème et solution : la crise de l’UEM provoquée par la crise des dettes souveraines en 2008 n’est toujours pas réglée, en partie en raison de l’inflexibilité de l’Allemagne sur la question de la mutualisation des dettes tandis que la sortie programmée du Royaume-Uni accélère les forces centrifuges dans la plupart des autres Etats-membres, instrumentalisée par les régimes illibéraux et populistes (Pologne, Hongrie, Italie, Autriche).

Cette crise de sens politique que traverse l’UE depuis le Brexit (2016 - ) est accentuée par une double ligne de fracture : à l’Est avec les pays de Visegrad et l’Autriche au sujet de la politique migratoire et de la remise à plat des accords de Schengen, au Sud avec l’Italie, la Grèce et l’Espagne, dans le débat sur l’évolution de la politique économique de la zone UE (refus de l’Allemagne du bail-out, mutualisation de la dette…). La conséquence, est que Berlin se retrouve isolé en 2019. Elle éprouve la difficulté de construire des alliances avec ses deux partenaires historiques : le Royaume-Uni suite à son retrait programmé de la construction européenne, et la France, en raison du déséquilibre économique désormais structurel au sein d’un tandem franco-allemand qui n’a plus de couple que le nom. Comme le résume le politologue Josef Janning : « la classe politique allemande n’a pas d’idées concrètes qui permettrait d’utiliser les forces de l’Allemagne pour les affaires européennes et internationales ; elle échoue à construire de façon énergique un lien stratégique avec la France et néglige de forger une coalition de partenaires influents au sein de l’UE. » [5]

Une diplomatie rhétorique conjuguée à une absence de débat stratégique

Il faut se garder de personnaliser les relations internationales en surestimant le rôle du personnel politique et diplomatique dans la conduite de la politique étrangère. La prudence du gouvernement allemand depuis 2017 en matière d’Europe, de relations transatlantiques tient à plusieurs facteurs, dont l’essoufflement de la Grande Coalition, et le style de gestion politique de la chancelière ne sont qu’une composante.

L’autre explication est doctrinale, car la politique étrangère de Berlin semble en panne d’idées et de vision. Si l’on rappelle l’Ostpolitik impulsée par Willy Brandt et son conseiller Egon Bahr, artisan du « changement par le rapprochement » vers le bloc soviétique, en passant par l’audace de Helmut Kohl en 1989 avec le plan en dix points évoqué plus haut, ou encore la décision – historique - de Gerhard Schröder de participer aux opérations militaires de libération du Kosovo contre les forces serbes, la politique étrangère allemande a montré qu’elle savait faire bouger les lignes. Or, depuis 2017, c’est bien l’impression du "weiter so", du statu quo qui s’installe comme une constante de la politique européenne de l’Allemagne depuis le quatrième mandat d’Angela Merkel.

Les projets allemands pour l’Europe donnent ainsi l’impression d’une volonté rhétorique plus que d’une construction assumée : à titre d’exemple, les prises de position sur les Coopérations structurées permanentes (CSP), notamment dans la défense n’ont pas été suivies de mesures concrètes par Ursula von der Leyen. De même, l’idée évoquée par la Chancelière de mettre le siège non-permanent de l’Allemagne au CSNU au profit de l’UE n’a pas eu de suite. Le credo de la politique étrangère, qui entend combattre les racines des conflits, reste, on l’a vu dans la bande sahélo-saharienne, peine à se décliner sur le terrain.

Face aux propositions françaises depuis 2017, le gouvernement allemand peine à répondre par une stratégie claire et concrète, temporise et tergiverse, comme en témoigne par exemple son absence d’initiative sur la PESD ou son silence à la suite du discours de la Sorbonne du président français le 26 septembre 2017. L’Allemagne apparaît désemparée [6].

Cette inertie stratégique s’explique par plusieurs facteurs. Le premier tient à la paralysie politique des deux grands partis au pouvoir, CDU et SPD, pour lesquels la Coalition est un pis-aller, subi plus que véritablement choisi.
Allant de pair avec la disparition des grandes figures d’experts des relations internationales qui fonctionnaient comme des repères et des références au sein des différents partis (Hans-Dietrich Genscher, Otto Graf Lambsdorf pour le FPD, Helmut Schmidt pour le SPD, Karl Lamers pour la CDU), d’une génération politique de professionnels des questions géopolitiques, la classe politique allemande semble accorder de moins en moins d’intérêt pour les dossiers de politique étrangère. La part réduite dévolue à ces thèmes lors de l’élaboration du contrat de coalition de 2017 en est l’incarnation.
Depuis la réunification, l’Allemagne a le plus souvent esquivé le débat stratégique interne sur la définition de ses intérêts, et de leur défense, au-delà de la rhétorique convenue sur l’attachement à l’Europe et aux valeurs libérales. Le défi pour Berlin est désormais de définir sa vision d’une Europe souveraine, de la notion même de souveraineté, et son corollaire l’ultima ratio de la force militaire, sans renier ses valeurs fondamentales.

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1989 et le leadership allemand en Europe

En l’espace de trente ans, l’Allemagne fédérale, « nain politique, géant économique », a considérablement profité et contribué à cette longue phase de stabilité et de prospérité - sans doute plus qu’aucun Etat membre de l’élargissement à l’est et de la stabilisation géopolitique et économique d’une partie du continent, conforme à sa vision ordolibérale de l’économie. Chacun peut constater sa métamorphose, d’un figurant mal assuré sur la scène internationale, à une puissance leader en Europe [7], maladroite parfois, mais incontournable, même s’il faut rester lucide face à un narratif allemand prompt à une forme de complaisance ou d’auto-lamentation.

L’aggiornamento de la politique extérieure de l’Allemagne s’est construit par étapes, entre réalisme, opportunisme et nécessité d’un leadership malgré elle, imposé par les circonstances (crise de l’UEM en 2008, conflit en Crimée et dans le Donbass en 2014 et rôle moteur dans les accords de Minsk 1 et 2, crise migratoire en Méditerranée orientale en 2015).

L’Allemagne réunifiée bénéficie d’une remarquable stabilité de ses dirigeants politiques : trois chanceliers, H. Kohl, G. Schröder, A. Merkel, et huit ministres des affaires étrangères en trente ans. C’est un levier de son affirmation progressive sur la scène internationale, soit à travers le cadre privilégié, historique et identitaire du multilatéralisme (UE, OTAN, Conseil de l’Europe, ONU), soit à plusieurs reprises à travers des initiatives unilatérales et son intransigeance sur ce qu’elle considère comme son socle de valeurs (ordolibéralisme en matière macroéconomique, légalisme et choix du militaire par défaut sur le plan de la culture militaire). L’influence de l’Allemagne est parvenue à une forme d’apogée, au point que le débat stratégique en Allemagne tourne depuis une dizaine d’années autour des notions d’hégémonie bienveillante et de Führung aus der Mitte (leadership par le centre, c’est-à-dire par le consensus).

Ce cycle touche cependant à sa fin en raison de facteurs externes et internes : les trois cercles concentriques de l’identité extérieure de l’Allemagne sont remis en question et imposent un changement de paradigme.

La diplomatie trumpienne bouscule la nature même de la solidarité transatlantique depuis 2017, le couple franco-allemand reste déséquilibré, l’Allemagne voit l’émergence d’un arc de crises (« l’arc de feu ») à sa périphérie orientale : la Russie met en œuvre des opérations d’ingérence et de déstabilisation, la Turquie membre de l’OTAN s’éloigne, tandis que la cohésion et l’unité de l’UE est fragilisée par le Brexit, la crise de légitimité interne au sein des sociétés.

Avec le retour du jeu des grandes puissances, qui remettent en cause de manière radicale les instances multilatérales, les ignorent ou les contournent, l’Allemagne fait face à un échiquier géopolitique qui n’est plus celui de 1990. Son jeu diplomatique n’est plus adapté car l’espace international, redevenu terrain d’affrontements, marqué par le retour des puissances souveraines, a fondamentalement changé depuis la chute du Mur.

Berlin s’inspirerait trop de Habermas, et pas assez de Bismarck, pour reprendre la formule de Hans W. Maull [8], dans l’adaptation de sa politique extérieure. La passivité, le légalisme ou l’extrême prudence - selon la perspective adoptée - dont fait preuve la politique extérieure allemande depuis 2015 en semble l’expression.

On peut dès lors s’interroger : l’Allemagne, ce « Gulliver enchaîné dans une crise déchaînée [9] », est-elle en mesure d’apporter une réponse aux différentes crises que traverse l’UE ? Souhaite-t-elle renforcer la cohésion, l’unité donc la souveraineté de l’UE ou préférera-t-elle une approche pragmatique visant à éviter les coûts et maîtriser les risques, en phase avec une vision mercantile des relations inter-étatiques dans un provincialisme global ? Est-elle préparée aux défis à venir, au jeu de la puissance et de la force ? Ou préfèrera-t-elle se contenter d’un statu quo, du « pas de vague » ménageant ses partenaires dans l’UE, Russie, Chine et Etats-Unis, au service de ses intérêts commerciaux et économiques ?
Daniel Vernet s’interrogeait déjà en décembre 1991 [10] : « le gouvernement allemand a le choix entre quatre orientations : la poursuite de la politique traditionnelle, qui tente de concilier l’intégration européenne et l’amitié avec les Etats-Unis : l’orientation vers l’Est ; un rôle dirigeant en Europe ; et enfin un rôle dirigeant dans le monde. »

Hans Stark et Françoise Nicolas, dans une réponse à l’article de D. Vernet, constataient que l’Allemagne de 1991, si elle était bien redevenue un Etat comme les autres – fermant ainsi la « question allemande », - elle n’était plus la puissance économique rhénane, modeste, sans être pour autant une puissance « classique » ou normale, esquissaient deux options qui se sont confirmées par la suite des trois décennies : « Agissant de concert avec ses partenaires, que ce soit avec les Etats-Unis […] ou dans le cadre de la coopération franco-allemande, l’Allemagne sait faire avancer les choses et peser de tout son poids, certes, mais toujours de concert avec ses interlocuteurs. A l’inverse, dès qu’elle se met à agir seule (comme en Yougoslavie) et en désaccord avec ses partenaires (comme dans la phase initiale de l’intervention occidentale dans la guerre du Golfe), l’Allemagne se voit vite isolée, puis submergée par la critique internationale, une donnée qui limitera incontestablement sa marge de manœuvre. »

Depuis plus de trois décennies, les concepts se sont multipliés pour (tenter) de désigner et d’analyser cette Allemagne post-réunification : à l’expression de « nain politique, géant économique » a succédé la puissance civile (Zivilmacht, Hans Maull), les réflexions autour du refus de la puissance dans les années 1990 [11], les variations autour de l’hégémonie, tour à tour Hegemon bienveillant, puissance malgré elle (Führungsmacht wider willen), Führungsmacht, Zentralmacht, Gestaltungsmacht... autant de variations qui sont bien souvent auto-référentielles - du point de vue de Berlin – et qui ne reflètent pas le regard des partenaires et des alliés.

Toutes ces expressions expriment au fond ce nouveau Sonderweg allemand ; non plus le Sonderweg historiquement connoté, celui de la voie spéciale que l’Allemagne impériale avait tenté de façonner entre libéralisme occidental et autoritarisme oriental, mais un cheminement particulier, tâtonnant, pragmatique, dans la recherche le plus souvent du consensus de ses partenaires européens (avec des exceptions, quand il s’agit de défendre ses intérêts vitaux, mercantiles notamment, ou ses totems intérieurs) vers un pratique de soft power sui generis, différent du modèle classique, canonique de Joseph Nye, différent de l’approche israélo-singapourienne, d’une techno-puissance insulaire, sans comparaison avec la vision chinoise dont le projet de nouvelles routes de la soie constitue le narratif planétaire.
Dans un contexte de crises cumulatives depuis 2015, la gestation commune par l’Allemagne (et la France) d’une vision et d’une volonté d’aller de l’avant pour les 26 pays de l’UE revêt une dimension existentielle. Entre 1989 et 2019, la différence de réactions et d’attitudes des couples chancelier fédéral – ministère des affaires étrangères est frappante. A la différence de 1989, et de la vision déterminée des dirigeants allemands de l’époque (le tandem Kohl-Genscher, qui avaient immédiatement perçu la chance historique qui s’offrait à la RFA, bien loin du courage dont le duo Schröder-Fischer avait fait preuve en engageant l’Allemagne au Kosovo, on peut s’interroger sur la capacité (ou le désir ?) des élites dirigeantes allemandes actuelles à proposer une stratégie, une feuille de route (ein Konzept dirait-on en allemand), à ses partenaires européens à la mesure des défis géopolitiques qui s’annoncent.

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[1Constance Stelzenmüller : « Der ratlose Hegemon », in Internationale Politik (IP), mars-avril 2019.

[2Very High Readiness Joint Reaction Force (VJTF).

[3Barbara Kunz : Le Livre blanc allemand de 2016. La consolidation du « consensus de Munich » et des questions qui persistent », Note du Cerfa n° 134, octobre 2016

[4Cf. le chapitre rédigé par Harald Braun et Conrad Häsler : « L’Allemagne au sein des Nations unies », in L’Allemagne sur la scène internationale, pp. 77-97, sous la direction de Hans Stark, Stephan Martens et Barbara Kunz, Septentrion, 2017.

[5Josef Janning : « Le vide stratégique insoutenable de Berlin en politique étrangère », www.ecfr.eu, 4 octobre 2018

[6Constanze Stelzenmüller : « Der ratlose Hegemon », in IP, 2018.

[7Liana Fix : « Eine deutsche Metamorphose. Vom unsicheren Kantonisten zur europäischen Führungsmacht », in IP, novembre-décembre 2015, pp. 56-59.

[8Hans W. Maull : « Mehr Bismarck, weniger Habermas », in : IP

[9Hans Stark (dir) : L’Allemagne sur la scène internationale, Presses universitaires du Septentrion, 2017, p. 53

[10« Le retour de la question allemande », in Le Monde, 22-23 décembre 1991.

[11Gregor Schöllgen : Angst vor der Macht. Die Deutschen und ihre Aussenpolitik, Berlin-Franfurt/M, 1993


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