L’Iran, quelle place dans les relations américano-russes contemporaines ?

Par Vincent DOIX, le 26 décembre 2016  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Diplômé du Master Affaires Publiques de SciencesPo Paris et en droit international à Paris 1 Panthéon.

Les déterminants de la relation de l’Iran avec les Etats-Unis et la Russie dépassent le cadre d’une « Amérique de D. Trump » et s’inscrivent dans le temps long comme dans les intérêts communs des trois pays, particulièrement concernant la crise syrienne.

LA PRISE de fonction le 20 janvier 2017 du nouveau président américain Donald John Trump peut inaugurer un changement dans les relations entre les Etats-Unis et l’Iran ; moins en ce qui concerne l’avenir de l’accord sur le nucléaire iranien du 14 juillet 2015 - qualifié de « pire accord jamais négocié » par celui qui était encore candidat - qu’en la définition d’une politique d’endiguement de la menace djihadiste.

La République islamique d’Iran, reconnue depuis le discours de Barack Obama à l’occasion du nouvel an persan en mars 2009 comme nation partenaire dans les relations internationales, fait de nouveau l’objet d’une politique pragmatique de la part de Washington.

Le souhait exprimé par la Russie et par l’Iran, et auquel les Etats-Unis adhèrent de facto, celui d’un monde multipolaire et d’un équilibre des puissances au Moyen-Orient, conduit-il à un rapprochement entre Moscou, Téhéran et Washington ? Cette étude, qui constate le réalisme des relations entre les Etats-Unis et l’Iran et l’approche stratégique de Moscou vis-à-vis de Téhéran (I) fait état de priorités partagées liées à l’après organisation « Etat islamique » malgré des incertitudes provenant de stratégies dissonantes en Syrie et de tensions internes en Iran irriguant les relations internationales (II).

L'Iran, quelle place dans les relations américano-russes contemporaines ?
Vincent Doix

I. Tant les relations américaines que les relations russes avec l’Iran ont été marquées par une volonté de pragmatisme

A. Les périodes de crises entre les Etats-Unis et l’Iran révèlent la continuité des rapports entre les deux pays.

Le coup d’Etat du 19 août 1953 contre Mohammad Mossadegh, organisé par la Central Intelligence Agency (CIA) pour contrer une éventuelle prise de pouvoir communiste et assurer la sécurité des approvisionnements en pétrole modifie les rapports entre Téhéran et Washington, qui reposaient alors sur l’aide technique apportée par les Etats-Unis puis une coopération pendant la Seconde Guerre mondiale. L’ingérence américaine est profonde dans l’administration et la défense, à laquelle des protestations s’opposent ; notamment chez les religieux de Qom, menés par Ruhollâh Khomeyni, expulsé en novembre 1964. Toutefois, le pragmatisme américain conduit le président Jimmy Carter a dépêché le général Robert E. Huyser pour conserver les intérêts américains. La crise de la prise d’otages débutée en novembre 1979 par des étudiants, qui dura 444 jours, donne substance au slogan « mort à l’Amérique » (marg bar amrika !).

Par la suite, les relations entre Téhéran et Washington sont gelées, à la fois par la guerre opposant l’Iraq et l’Iran (1980-1988) et la politique de double endiguement qui vise l’Iraq et l’Iran, définie par l’administration démocrate en 1994. Les sanctions de la loi d’Amato-Kennedy d’août 1996 (Iran Libya Sanction Act) touchant les investissements dans les secteurs pétroliers et gaziers s’inscrivent dans un climat politique américain ferme vis-à-vis de l’Iran, et particulièrement de la part des républicains. George W. Bush, dans son discours sur l’Etat de l’Union de janvier 2002, place l’Iran dans « l’axe du mal », inaugurant une période d’aggravation des sanctions, de discours fermes sur le programme nucléaire iranien et du financement de médias ou de vecteurs ayant pour objectif la « démocratisation » de l’Iran.

L’élection de Barack Obama, son discours à l’occasion du nouvel an perse (21 mars 2009), reconnaissant la république d’Iran sans volonté d’interférer dans les élections de mai, qui reconduisent dans un climat tendu M. Ahmadinejad, puis l’appel historique du 27 septembre 2013 avec Hassan Rouhani, nouvellement élu, modifient rapidement les relations irano-américaines. Ce changement permet la réalisation d’un accord, le 14 juillet 2015 à Vienne, sur le programme nucléaire iranien. Toutefois, un tel rapprochement ne signifie pas la fin des sanctions. Non seulement dès le lendemain de la levée des sanctions liées au nucléaire iranien, le 17 janvier 2016 les Etats-Unis sanctionnent 11 entités et individus en lien avec le test d’un missile balistique, mais en outre, l’Office of Foreign Assets Control américain, agence du Trésor en charge de l’application des sanctions économiques américaines, continue de viser les entreprises commerçant avec certaines entités ou individus iraniens.

B. La Russie est pour l’Iran un partenaire stratégique nécessaire

La période de rivalité marquée par les guerres russo-persanes (1804-1813, 1826-1828) est le signe d’une lente domination russe en Transcaucasie sur un Empire faible, territoire tampon dans le « grand jeu » anglo-russe (« guerre des ombres » selon les auteurs russes). Bien qu’assez minces, la Russie a développé des liens concrets avec son voisin du sud : voies de communication à l’est pour rejoindre Mashad et à l’ouest depuis Bakou, où de nombreux iraniens participent au boom pétrolier. Malgré tout, les relations de ces pays, partageant avant 1991 1690 kilomètres de frontières terrestres, ne deviennent importantes qu’à la fin du XXème siècle : contrats de défense visant à reconstituer les stocks iraniens épuisés après la guerre avec l’Iraq, contrats d’exploitations des hydrocarbures, et appui pour le développement de la centrale nucléaire de Bouchehr, située sur le golfe persique. En 1995, la Russie poursuit la construction de cette centrale endommagée par la guerre, construction débutée en 1975 par une compagnie allemande et stoppée en 1979. En 2014, la compagnie russe Rosatom obtient la construction de deux réacteurs supplémentaires.

Aujourd’hui, plus qu’un soutien idéologique à la fin de l’ingérence américaine en 1979, la Russie fait de l’Iran un partenaire stratégique [1]. Ce partenariat est en premier lieu un partenariat en matière militaire, à l’image de l’accord de 2007 pour la livraison de missiles anti-aériens S-300B (livrés, en raison des sanctions internationales en avril 2016) et du projet de contrat estimé à 10 milliards de dollars portant sur l’achat par l’Iran d’armements (tanks T-90, avions de chasse Sukhoi Su-30SM, artillerie…). La coopération militaire entre Téhéran et Moscou s’est accentuée avec la crise syrienne. L’Iran a toléré la présence russe sur ses côtes en Caspienne et a permis à la Russie l’utilisation de l’utilisation de sa base de Hamadan, située au Nord-ouest. Ce partenariat est aussi économique, à l’image des investissements de compagnies russes dans le développement des hydrocarbures, voire à l’annonce d’une banque islamique russo-iranienne.

II. Si l’après organisation « Etat islamique » impose un rapprochement entre Moscou, Washington et Téhéran, la politique internationale de l’Iran reste soumise à l’inflexion du Guide suprême

A. Les conséquences de la guerre en Syrie et Irak et la lutte contre le jihad global imposent un consensus entre Téhéran, Moscou et Washington malgré des objectifs dissonants

Les Etats-Unis, l’Iran et la Russie partagent des intérêts communs en ce qui concerne l’après crise syrienne ; dans la lutte et le confinement des groupes djihadistes et dans le maintien d’un équilibre régional des forces. Toutefois, en pratique, les moyens d’atteindre cet objectif ont divergé.

Ainsi, Téhéran et Moscou ont apporté un soutien au régime syrien ; ils ont d’ailleurs vraisemblablement peu ciblé l’organisation « Etat islamique ». Toutefois, la décision en décembre 2016 par la force d’intervention extérieure des Gardiens de la Révolutions – la force Qods, créée en 1982 pour participer à la libération des territoires occupés du Liban – et qui opère dès 2012 en Syrie, de ne pas appliquer l’évacuation d’Alep décidée par Moscou, démontre certaines lignes de fractures entre les deux pays [2].

La stratégie américaine en Syrie, indécise, est moins définie que celle de la Russie et de l’Iran mais est tout de même portée par un discours militaire qui vise à défaire l’ « Etat islamique ». Les Etats-Unis ciblent principalement l’organisation mais le soutien aux groupes locaux d’opposition au régime reste diffus. A l’automne 2016, les Etats-Unis ont débuté des attaques contre le front al-Nosra, devenu front Fatah-al Sham. Les objectifs militaires de Moscou et des Etats-Unis se rejoignent.

En somme, l’objectif commun de lutte contre la menace djihadiste ne saurait cacher la diversité des stratégies.
Pour la Russie, outre prolonger son déplacement stratégique vers les mers chaudes et protéger son accès à la Méditerranée, il s’agit en premier lieu de réaffirmer son leadership dans les relations internationales – le retrait du Moyen-Orient sous Gorbatchev ayant marqué la fin de la puissance soviétique – mais aussi de contenir le danger islamiste qui menace ses propres frontières et enfin d’assurer des relations durables avec les pays de la région [3]. Au plan économique, il s’agit de favoriser les investissements en Russie des pays du Golfe et convenir d’une politique collaborative sur les prix de l’énergie.
La politique des Etats-Unis au Moyen-Orient, qui ont opéré un pivot vers l’Asie, est celle d’un retrait. Toutefois, ce retrait n’est possible qu’avec la sécurité d’Israël assurée et tant que l’équilibre des puissances est tel qu’il ne menace pas la sécurité des approvisionnements énergétiques.
Pour l’Iran, il s’agit de protéger sa frontière occidentale d’intrusions djihadistes et de conserver une alliance utile avec un pays arabe de la région, qui plus est frontalier d’Israël et de ses alliés du Hezbollah.

B. L’approche iranienne des relations internationales, multipolaire, se comprend à travers les tensions internes au régime et la prépondérance de la ligne du Guide suprême dans la conduite des relations internationales

Au plan diplomatique, l’Iran fait preuve, sinon d’un double jeu, tout au moins d’une grande palette d’actions, étalées entre une action officielle et étatique et l’activité menée par les gardiens de la révolution et le Guide suprême, à destination notamment des acteurs non étatiques. Cette politique bicéphale est en réalité dominée par la ligne du Guide suprême – la diplomatie iranienne pour la Syrie a été jusqu’à l’été 2016 gérée par l’un de ses proches, Hossein Amir-Abdollahian. La prédominance d’une ligne dictée par le Guide suprême se perçoit au plan régional : l’Iran, dont la contrepartie à l’accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015 était d’adopter une attitude responsable, continue d’agir comme déstabilisateur régional, à Bahreïn, au Yémen ou encore au Liban.

Toutefois, à quelques mois des élections présidentielles iraniennes, qui auront lieu en mai 2017, la volonté d’exposer les effets bénéfiques de l’ouverture de l’Iran peut conduire à rapprocher stratégie géopolitique et priorités liées au développement économique du pays. L’Iran opère, en effet, la modernisation des secteurs clés de l’économie : hydrocarbures, pétrochimie, industrie (automobiles, acier). Cette modernisation se traduit par des investissements étrangers dans les infrastructures (ferroviaires notamment) ou la privatisation d’entreprises opérée par l’Iran Privatization Organization (IPO).

Finalement, Téhéran pourra rechercher l’équilibre et la stabilité régionale, ce qui correspond aux attentes russes et américaines. En tout état de cause, l’action iranienne dépasse le cadre idéologique – bien que les soutiens idéologiques et liés au chiisme soient bien réels [4] –, par exemple l’Iran soutient tantôt des régimes laïcs, tantôt l’Arménie chrétienne contre l’Azerbaïdjan chiite. D’ailleurs, la relation de l’Iran avec plusieurs pays du Golfe, le Koweït, le Qatar, les Emirats arabes unis ou Oman sont celles de bon voisins ; Dubaï ayant par exemple été une plaque tournante pour les produits sous embargo. Plus qu’idéologique, les choix iraniens liés au commerce international ont été pragmatiques, à l’image de sa relation avec la Chine, dont les entreprises ont participé à la construction d’infrastructures (voies ferrées, métros..) et au développement de l’extraction de pétrole et de gaz naturel, tandis que les produits chinois compensaient l’embargo occidental [5].

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S’il apparaît que beaucoup d’inconnues demeurent quant aux relations entre Téhéran et les Etats-Unis ou la Russie, qu’il s’agisse de la conduite de la politique étrangère de l’Administration Trump ou du rôle déstabilisateur de l’Iran dans la région ; les déterminants de la relation de l’Iran avec les Etats-Unis et la Russie dépassent le cadre d’une « Amérique de D. Trump » et s’inscrivent dans le temps long et dans les intérêts communs des trois pays, particulièrement concernant la crise syrienne. Sans doute que Moscou, Téhéran et Washington partagent aujourd’hui la vision d’un monde international empreint de chaos hobbesien. Ainsi, dans chacune de ces trois forces vit une composante isolationniste, méfiante : c’est évidemment le cas du camps des conservateurs « durs » du régime iranien - le quotidien Kayhan accuse régulièrement le président iranien de trahir les intérêts nationaux et appelle à « déchirer » l’accord de Vienne en ce qu’il constitue un instrument d’humiliation de l’Iran. C’est également le cas aux Etats-Unis comme le révèle la nomination de James Mattis au département de la Défense qui, lors d’une conférence au think tank Heritage Foundation en mai 2015 a mis en garde contre la menace russe.

Copyright Décembre 2016-Doix/Diploweb


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[1Comme le note Clément Therme, il ressort des enquêtes d’opinion réalisées au début des années 2000 auprès de la population russe, que l’Iran est perçu comme de faible intérêt pour la Russie, tandis que les élites sont plus partagées, s’inquiétant de l’image internationale d’une coopération avec Téhéran et des sanctions américaines. Déjà, la politique russe vis-à-vis de l’Iran vise à réfreiner une propagande envers les autres pays musulmans ou un soutien de Téhéran aux mouvements islamistes. Voir C. Therme, Les relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979, PUF, 2012, p. 155.

[2Plus encore, selon une source diplomatique, les objectifs de moyen terme peuvent être incompatibles entre Moscou et Téhéran.

[3D. Trenin, « Russia in the Middle East : Moscow’s Objectives, Priorities, and Policy Drivers » (5 avril 2016), Carnegie Endwoment for International Peace.

[4Voir par exemple la récente analyse de A. Ostovar, « Sectarian Dilemmas in Iranian Foreign Policy : When Strategy and Identity Politics Collide » (novembre 2016), Carnegie Endowment for International Peace.

[5Notons en outre, la Chine, à la suite de l’accord sur le nucléaire iranien du 14 juillet 2015, gère la transformation du réacteur de la centrale nucléaire d’Arak. La Chine, lors de la guerre avec l’Irak et aujourd’hui, est également un partenaire de l’Iran en matière de défense.


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