Vie politique roumaine, l’analyse

Par Catherine DURANDIN, le 19 décembre 2015  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Professeur des Universités, historienne, ancien élève de l’ENS, ancienne auditrice de l’IHEDN. Ex - consultante à la DAS, ministère de la Défense, C. Durandin a publié un grand nombre d’articles et d’ouvrages consacrés à la Roumanie et aux équilibres géopolitiques du monde contemporain, parmi lesquels : OTAN, histoire et fin ? Diploweb éditions. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique auquel est adossé le Diploweb.com

Voici un tableau très clair de la scène politique roumaine et de ses interactions avec l’OTAN, l’UE et son voisinage oriental. Un document de référence pour comprendre ce pays de 20 millions d’habitants membre de l’UE depuis le 1er janvier 2007... mais encore trop peu connu.

LE 18 novembre 2015, la formation d’un gouvernement technocrate est annoncée à Bucarest. La nouvelle soulage. La Roumanie semble, en effet, sortir d’une crise politique ouverte mi juillet du fait de la mise en examen par le parquet anti corruption du premier ministre Victor Ponta : il est accusé de faux en écriture, de complicité d’évasion fiscale et de blanchiment. Le 4 novembre seulement, le Premier ministre socialiste s’est résolu à la démission.

Le président Klaus Iohannis, centre droit, élu en novembre 2014 nomme un ex commissaire européen, expert en questions agricoles, né en 1969, au poste de Premier ministre. Le 17 novembre 2015, le Parlement par 389 voix contre 115 approuve la composition du gouvernement. Quelques journées de consultation auront été nécessaires à Klaus Iohannis pour mettre en place l’équipe de sortie de crise [1].

Sortie de crise, sans nul doute, mais de quelle crise ?

Le malaise, la désillusion, le désenchantement à l’adresse des politiciens en place, quelle que soit leur appartenance, à l’égard de l’UE dont la Roumanie est membre depuis 2007, couvaient lourdement et ouvertement depuis l’été 2012. A cette date, la cohabitation entre le président libéral de droite Traian Basescu et le premier ministre socialiste Victor Ponta, jeune héritier des nomenclatures proches de l’ex président Ion Iliescu ne fonctionnait pas. Une alliance hybride s’était formée autour de libéraux tel que Crin Antonescu qui caressait des ambitions de futur président et de Victor Ponta. Le pays, traversant des semaines de grandes violences verbales, a frôlé le coup d’état fin juillet 2012. Traian Basescu survécut tandis que se poursuivaient des luttes intestines féroces. Le Monde du 17 juillet 2012 traçait un bilan catastrophe : « M. Ponta a été entendu les 11 et 12 juillet à Bruxelles par les plus hauts responsables de l’UE. Ils ont fait part de leur « profonde préoccupation ». Ils estiment que M. Ponta a « intrumentalisé les institutions » pour faire un coup de force [2]. »

Face à Victor Ponta, son opposant aux présidentielles, Iohannis a bénéficié d’un fort soutien de l’électorat jeune qui lui a assuré la victoire.

Avec l’élection inattendue de Klaus Iohannis aux présidentielles de novembre 2014, sans que les conséquences n’aient alors vraiment été mesurées, quelque chose a véritablement bougé en Roumanie.

Klaus Iohannis n’appartient pas au monde des héritiers nomenclaturistes. Né en 1959, il vient d’une famille de la minorité allemande de Transylvanie, il s’est engagé en politique en 1990 dans le cadre du Forum Démocratique des Allemands de Roumanie. Elu maire de Sibiu en 2000, il a pris des initiatives qui intégraient « sa ville » dans le registre du tourisme européen. Face à Victor Ponta, son opposant aux présidentielles, au deuxième tour, Iohannis a bénéficié d’un fort soutien de l’électorat jeune qui lui a assuré la victoire, avec 54, 43% des suffrages exprimés. Surprise supplémentaire, Iohannis n’est pas de confession orthodoxe dans une Roumanie à l’orthodoxie majoritaire conservatrice, mais luthérien. Calme, peu loquace, on lui sait gré, tout en s’interrogant durant quelques mois sur ses compétences, de mettre un terme au grand spectacle gesticulatoire des mises en scène respectives de Traian Basescu et de Victor Ponta.

La présidence de Iohannis, un simple changement de style ? Nullement

Iohannis témoigne de la venue à la direction des affaires d’équipes rajeunies, formées en Europe et aux Etats-Unis, exigeant le respect de contrats et de codes de conduite qui sauvegardent les structures d’une société.

Depuis quelques années, la Direction nationale anti corruption (DNA) traque les « affaires » à l’échelle des vedettes politiques tout comme au niveau des instances locales [3]. Cette dynamique d’une justice fermement indépendante est nouvelle. Adrian Nastase, ex premier ministre de Ion Iliescu et ex candidat à la présidence de la République en 2004, a été arrêté, après de nombreuses péripéties, condamné en janvier 2014 à quatre ans de prison. Très proche de l’ex président Basescu, ex ministre elle-même Elena Udrea est poursuivie. La liste est longue. La justice frappe à gauche tout comme à droite. La liste des condamnations, l’objet de la sanction, la durée de la peine sont consultables sur le site de la DNA ouvert à tous. Les hauts dirigeants sont touchés, juge de la cour d’appel, directeur des douanes, les cadres moyens ne sont pas épargnés, avocat au barreau etc.…

Soudain, l’opinion se soulève contre l’incompétence.

De manière synchronique, soutenant ces aspirations au respect de la loi, la société civile s’organise autour de groupes de réflexions, de clubs et de blogs. Les intellectuels des années 1990 qui ont porté la chasse aux sorcières anti communiste n’apparaissent plus en première ligne. Ce sont des architectes, des médecins, des avocats, des sociologues, des militants écologistes, nombre de mathématiciens et d’informaticiens qui s’emploient à une réflexion alternative attachée à une connaissance des institutions. Les fondamentaux nationalistes considérés comme intouchables sont devenus la cible de questionnements et de critiques. C’est le cas de la Patriarchie et de l’église orthodoxe mise en accusation pour son indifférence à l’égard des souffrances de la société. L’attention portée au patrimoine architectural, au parc naturel du Danube est nouvelle [4]

Il a donc suffi, en ce contexte de mutation des mentalités de la génération des quarantenaires, qu’un accident, incendie soudain et violent dans une discothèque, lors d’un concert de rock à Bucarest, le 30 octobre 2015, dû au non respect flagrant des règles de sécurité fasse plus de 60 morts et des dizaines de blessés graves, pour que l’opinion se soulève contre la corruption, contre l’incompétence.

Alexandru Gabor, professeur de philosophie écrit : « Nous sommes de nouveau citoyens au plein sens du terme, prêts à une transformation radicale des règles. Assez ! »

Les manifestations qui se succèdent à Bucarest principalement, début novembre 2015, sont accompagnées de slogans radicaux. Les principaux médias adoptent des prises de positions romantiques. Le sentiment se fait jour d’avoir perdu vingt ans post communistes et plus encore, de s’être vu voler les espoirs ou les illusions des manifestants de la place de l’Université à Bucarest, au printemps 1990. Le 4 novembre 2015, Alexandru Gabor, professeur de philosophie écrivait : « Nous sommes de nouveau citoyens au plein sens du terme, prêts à une transformation radicale des règles. Assez ! »

L’intelligence politique de Klaus Iohannis a été de se présenter place de l’université au milieu des manifestants le 7 novembre 2015 et de recevoir en consultation au palais présidentiel des personnalités de la société civile avant de faire appel à Dacian Ciolos qui constitue une équipe de ministres sans affiliation politique.

De cette crise et de son dénouement dont le succès dépend largement de la capacité de tous les partis politiques à se refonder autour des programmes et des valeurs de la société civile, l’on peut tirer quatre constats, éléments de réflexion pour le futur roumain et pour d’autres pays de l’Est européen sortis du communisme.

. 1. La Roumanie est membre de l’OTAN depuis 2004, sa candidature a été reçue lors du sommet de Prague en 2002 après une première demande datant de 1997 lors du sommet de Madrid. Le pays est intégré dans le dispositif anti missile balistique des Etats-Unis. La Roumanie fait figure d’allié tout à fait acquis à Washington depuis la première élection de Traian Basescu en 2004. Les Etats-Unis soutiennent ouvertement la lutte anti corruption menée par la DNA par la voix de leur ambassade à Bucarest. Nommée en 2013 procureur chef de la Direction Nationale Anti Corruption, Codruta Kovesi a reçu du Département d’Etat le prix décerné aux femmes courageuses du monde entier pour son rôle crucial dans la réforme de la justice. Cette intégration et cet encadrement expliquent sans doute que la société civile a eu l’audace de revendications radicales de changement des règles du jeu en novembre 2015, ne redoutant pas une éventuelle récupération de la crise par Moscou, étant donnée la visibilité de l’engagement des Etat-Unis.

. 2. L’effet présence de l’UE, contacts, formation et expertise est palpable. Il suffit de prendre en compte les curriculums du Premier ministre Ciolos et de quelques uns des membres de son cabinet. Dacian Ciolos a été formé comme agronome en Roumanie, il a complété son cursus par trois ans de spécialisation à l’Ecole Nationale Supérieure d’Agronomie de Rennes puis de Montpellier (1995-1998). Jeune stagiaire auprès de la Commission européenne, ministre de l’agriculture en 2007, Ciolos a passé quatre ans à Bruxelles entre 2010 et 2014 comme Commissaire à l’agriculture et au développement rural. Notons que le ministre de la culture a été formé à l’Ecole des Hautes Etudes en France, que le ministre des Affaires étrangères a exercé plus de dix ans les fonctions de chef de la représentation roumaine auprès de l’UE et de l’OTAN.

. 3. L’évolution de la crise ukrainienne, les incertitudes politiques et économiques quant à l’avenir (Ukraine fédérée ? Qu’en sera-t-il des relations respectives avec l’UE et la Russie ? Endettement et dépendance énergétique) font figure de contre modèle pour la Roumanie qui, en dépit de ses malaises passés dans la relation avec la minorité hongroise [5], n’a pas été et n’est pas un terrain de luttes inter communautaires depuis 1989/1991.

. 4. Enfin, la dérive moldave, l’incapacité de Chisinau à former une alliance de gouvernement, à poursuivre efficacement la lutte contre la corruption qui se joue par à coups, posent peut-être pour l’opinion roumaine une sorte de garde fou face à des dérives anarchisantes, déstabilisatrices – du moins. De leur côté quelques personnalités du Parti Libéral Démocrate Moldave à Chisinau appellent à constituer un gouvernement de technocrates, suivant le modèle roumain.

*

Sur le court terme de la crise et de son issue, l’on peut, à juste titre, estimer de manière positive le rôle d’élites éclairées et expérimentées dans cadre d’institutions européennes et de sécurité otanienne. En arrière fond, le besoin de radicalité épuratrice et romantique des manifestations, besoin également énoncé par les manifestants de Chisinau depuis le début de l’automne 2015, témoigne du décalage entre le Politique et la société. Comme si, mise à part la Justice ressentie comme Grand Tribunal tranchant entre le noir et le blanc, les bons et les méchants, les politiques traditionnels sauf à être experts en tel et tel domaine, avaient perdu toute capacité d’enchantement. La Roumanie reste un pays à suivre.

Copyright Décembre 2015-Durandin/Diploweb.com


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[1Un gouvernement technocrate pour la Roumanie, in Le Monde, mercredi, 18 novembre 2015.

[2La Roumanie contre l’Europe ? in Le Monde, 17 juillet 2012.

[3Le Parquet Anti Corruption a été crée en septembre 2002, il collabore depuis 2004 avec l’Office Européen de Lutte Anti Fraude.

[4Voir România Libera, 7 novembre 2015. Le 1er juillet 2015, Nicusor Dan, né en 1969 à Brasov, mathématicien, formé en France à l’ENS, candidat en 2012 pour la mairie de Bucarest, fonde le parti Union Sauvez Bucarest.

[5Nous pensons aux années 1991-1995 antérieures à la signature du traité bilatéral roumano-hongrois de 1996


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