Le Salafisme jihadiste : de quoi s’agit-il ?

Par Pierre CONESA, le 4 juillet 2015  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Ancien haut fonctionnaire du Ministère de la Défense (France). Pierre Conesa est l’auteur de « La fabrication de l’ennemi ou comment tuer avec sa conscience pour soi », Paris, éd. Robert Laffont, 2011. Un livre recommandé par le Diploweb.com.

« Quelle politique de contre-radicalisation en France ? », c’est le titre d’un rapport remis par Pierre Conesa en décembre 2014 à la Fondation d’aide aux victimes du terrorisme. Compte tenu des attentats de 2015, Pierre Conesa, membre du Conseil scientifique auquel est adossé le Diploweb.com, offre à ses lecteurs les extraits suivants, issus de la première partie du rapport, intitulée : La radicalisation : un phénomène en expansion. Il présente de manière précise le Salafisme jihadiste.

La radicalisation : un phénomène en expansion

Y a- t-il des symptômes communs aux mouvements radicaux ?

IL N’EST PAS dans l’objet de l’étude de dresser un bilan exhaustif de tous les phénomènes de radicalisation mais de s’en servir pour comprendre la spécificité de la radicalisation islamiste. Les quelques constats qui suivent, concernent principalement les diverses formes de radicalisation religieuse [1].

Crise économique et identitaire aidants, les différentes formes de radicalisation sont en expansion et en pleine croissance : dans la confrérie des « Fous de Dieu », les radicaux polluent toutes les grandes religions : néo-évangélistes protestants, extrémistes juifs (Bloc de la Foi…), milices armées du BJP en Inde, Hezbollah chiite au Liban et bien évidemment le Salafisme Jihadiste (sunnite), le plus important par son extension géographique, la variété des ennemis qu’il se désigne et l’importance des actions violentes qu’il revendique.

Idéologiquement l’appartenance à un groupe radical répond à la recherche d’une identité unique et exclusive. « Du plus haut degré de la gestion de l’Etat, jusqu’aux toilettes, l’Islam gère » affirme M (incarcéré à Fresnes) « Avec l’Islam il y a peu de questions car il y a beaucoup de réponses » dit MO (Saint Maur).

La radicalisation se traduit d’une part par une démarche d’adhésion volontaire à la différence de l’appartenance par filiation familiale ou sociale, et d’autre part par une idéologie exclusive corsetée d’interdits et de ruptures strictes mais psychologiquement protectrices. L’idéologie refuse le compromis avec le monde environnant dont les mutations en cours (sociétés multiraciales, coexistence avec des groupes religieux minoritaires…) sont dénoncées comme corruptrices : « Vous dites que vous êtes censés être correct avec les Episcopaliens, et les presbytériens et les méthodistes etc… Je n’ai pas à être conciliant avec l’esprit de l’Antéchrist. Je peux aimer les gens qui ont de fausses opinions mais je n’ai pas à être conciliant avec eux » (Pat Robertson, téléprédicateur américain, « The 700 Club TV program », 14 janvier 1991.

La fossilisation de la pensée, les « clôtures dogmatiques » (Camel Bechikh) marquent l’identité du groupe et permettent de « positiver les ruptures » avec l’environnement familial, social ou national. Internet foisonne de ce genre de déclaration impérieuse d’affichage de la « Vérité » contre le reste du monde. L’idéologie collective est une construction intellectuelle de la certitude, une sorte de phobie sociale puisque « le Shaitan (Satan) est partout » dit SS qui exclut le dialogue avec l’Autre. L’individu isolé se retrouve dans la nouvelle identité qu’il acquiert, habité par la fierté d’entrer dans un groupe « d’élus » qui a compris les mécanismes profonds de la marche du monde et se conforte de son isolement. Le contre système idéologique prôné par le groupe consiste en une lecture des textes sacrés aussi littérale et exclusive qu’imaginative pour se couper des Autres : refus de partager les repas avec des croyants d’autres religions ; refus de mélanger les ustensiles de cuisine, refus de mixité, isolement des femmes… Quelques adaptations circonstancielles ou technologiques sont cependant possibles : « Les Savants autorisent la masturbation et même l’amour par téléphone » annonce fièrement MR, jeune homme de 22 ans incarcéré à Fresnes depuis 17 mois.

Toute contestation du dogme est regardée comme une déviance procédant d’une démarche hostile. La rhétorique, généralement agressive, renvoie invariablement à une dénonciation des avatars consubstantiels au monde moderne. Le retour à l’observance sectaire, politique ou religieuse qui définit le licite et l’illicite dans tous les aspects de la vie sociale serait la seule façon valable d’échapper à ces maux. Le 12 juin 2011, des ultra-othodoxes ont manifesté devant un parking de Jérusalem parce qu’il restait ouvert pendant le shabbat.

La vision holistique de l’histoire permet de déceler un sens global à la réalité masquée du monde et de donner un nom aux forces occultes et malfaisantes qui le gouvernent [2]. Les media sont bien évidemment des porte-paroles du diable et de ses acolytes, menteurs et racistes, manipulés par les Juifs ou les Américains ou Satan directement. La théorie du complot, explication commune, est souvent un couteau suisse qui permet de relire et réécrire les évènements historiques, passés ou actuels. Il suffit de citer ce texte de la Sainte Eglise Normande qui dénonce « les infiltrations judéo-islamiques, et progressistes dans les églises…qualifie le Pape Paul VI de « débauché organisateur d’orgies et à la solde des nazis, des sionistes, des Chinois des Russes et des homosexuels [3]  » ou celle du Révérend Jerry Falwell, proche des néo-conservateurs et de l’équipe de G W Bush, qui rendait responsables des attentats du 11 septembre « les païens, les avorteurs, les féministes, et les homosexuels…coupables d’avoir tenté de séculariser l’Amérique et attiré la colère divine ». Le sentiment d’agression sournoise, la traitrise de la hiérarchie officielle, ou les influences secrètes d’ennemis aussi nombreux que coalisés, est un élément essentiel et rituel de nombreuses sectes, pas seulement islamistes.

On remarquera le triptyque accusatoire commun à toutes les sectes radicales : l’individualisme et la sexualité, les femmes et le féminisme et le sécularisme, sur lequel des éléments d’analyse psychanalytique manquent encore.

Comme dans toute secte religieuse, l’appartenance au groupe se manifeste par des marqueurs différenciant : nouveau nom patronymique, formules rituelles vêtements… L’habit sunna » semble faire l’objet d’une mode réglementée : « Le pantalon doit être relevé au-dessus de la cheville quand on est musulman » (M B Fresnes). Quelques adaptations vestimentaires comme des chaussures Nike ou New Balance, plus adaptées que les sandales en peau de chameau, ou alimentaires sont possibles : « Aucun Hadith n’interdit de boire du Coca Cola » rétorque un Salafiste surpris à consommer cette boisson « impérialiste » pendant l’offensive israélienne à Gaza.

La recherche de la ghettoïsation du groupe sectaire dans des quartiers religieusement homogénéisés par pression, voire par violence pour en exclure les Autres, est identique. C’est ce que les Salafistes font à Trappes et à Aubervilliers en résistant aux forces de l’ordre lors de contrôle d’identité, ou les intégristes juifs font dans les quartiers Mea Sharim et Geoula de Jérusalem en interdisant certaines femmes dans les bus. Le plus souvent la secte radicale rejette l’action politique classique. La justice des hommes doit être remplacée par la justice divine même si elle est exercée par les hommes, c’est le principe de la théocratie iranienne ou saoudienne. En Septembre 1984, Pat Robertson, téléprédicateur américain, suggéra qu’un tribunal religieux spécial soit désigné pour déterminer si un prédicateur qui prétendait avoir reçu un message divin avait été effectivement visité. En fait la concurrence est vive entre les nombreux prédicateurs rivaux dans le protestantisme américain. La justice religieuse tente de se différencier voire de s’imposer à la justice laïque : des tribunaux islamiques pour les musulmans canadiens avait demandé Syed Mumtaz Ali, président de la Société canadienne des musulmans, fondateur de l’Institut islamique de justice civile canadien, ou des tribunaux rabbiniques comme le demandait le rabbin Ovadia Yossef, fondateur du Shas, contre les tribunaux d’Etat.

L’espace d’interdits construits autour des femmes et des enfants est également très caractéristique et pas réservé à l’Islam radical comme les media ont tendance à le croire. On le retrouve chez les Adventistes et les Radicaux juifs : les mariages ne peuvent être qu’endogames et souvent décidés par la hiérarchie ; le voile intégral, la disparition des cheveux sous un voile ou une perruque est imposée aux femmes afin de les marquer. L’enfermement est une caractéristique commune :
. Et bien j’allais à des cours et puis quand c’est comme ça, le mari fait bien les choses, il restreint ton cercle d’amis de mécréants et puis il élargit celui de la communauté, donc il t’emmène à des cours les samedis, les dimanches, et puis dans la semaine voir des sœurs... C’est vrai qu’au début c’est lui qui me le suggérait et puis au fur et à mesure on a envie d’y aller parce que toute façon ton réseau d’amis se réduit voire s’anéantit et puis il y a une sorte de discours dans la communauté qui te convainc. Tu te convaincs qu’il faut t’éloigner de ces gens-là, ils sont différents les mécréants et qu’ils sont dangereux et qu’ils vont polluer notre pratique, notre religiosité, notre éthique etc. Finalement personne et tout le monde est responsable à la fois, c’est-à-dire que c’est un ensemble de choses qui viennent te persuader, te manipuler pour te faire croire que ce chemin que t’es en train de prendre et qui est en train de t’exclure de la société clairement, alors qu’avec le temps pas du tout. Moi très vite j’ai fait une dépression. Alors après sur cette dépression il faut mettre des mots, donc voilà « tu dois être majnoun, il faut faire une roqya (rituel de désenvoutement), il faut écouter le Coran … Mais en fait pas du tout : juste tu craques quoi, tu n’en peux plus (rires) et ta vie s’est écroulée et tu n’as plus de famille et tu ne fais plus de sport et tu n’as plus droit de regarder les gens dans les yeux (rires) quand tu sors dehors donc c’est que … Je pense que j’ai frôlé l’hôpital psychiatrique » raconte SS jeune femme convertie qui donne une version intéressante de l’adoption du voile : « C’est très, très bizarre, le bandana je ne l’ai porté que deux mois. Ensuite le voile complet, ça a été trop violent j’ai vécu des agressions. Quand je portais le voile intégral, il faut savoir que je ne voyais plus du tout ma famille…j’étais complètement seule avec (mon mari), avec cette communauté et à l’époque j’avais rencontré une fille qui le portait, et puis comme je développais des phobies sociales, c’était aussi un moyen de se cacher encore plus »

Les enfants doivent très tôt être pris en charge afin de préserver la progéniture des impuretés du monde : certaines communes de la banlieue parisienne visitées par nous, constatent la vie en autarcie de certaines familles : l’envoi des enfants à l’école coranique le mercredi (« les enfants doivent apprendre » explique-t-on) ; l’inscription à des centres aérés gérés par les mosquées… [4] L’enlèvement de plus de 200 fillettes par la secte Boko haram au Nigéria est purement scandaleux, mais est-ce une pratique exclusivement musulmane ? La Ligue de Résistance du Seigneur, secte chrétienne du nord de l’Ouganda, aurait enlevé près de 25 000 enfants entre 1986 et 2005 [5] pour en faire soit des soldats (80% des effectifs), soit des esclaves sexuelles (30 à 40% seraient des fillettes). Les sectes extrémistes religieuses exercent les mêmes violences partout. Sont-elles condamnées de la même façon ?

Enfin il faut constater que les extrémismes fonctionnent en miroir, avec des valeurs formellement opposées mais souvent des mythologies assez semblables : les GAL furent un groupement clandestin de la police espagnole destinés à lutter par la force contre l’ETA ; les militants identitaires ciblent particulièrement l’Islam et les lieux de culte musulmans, enfin, lors des dernières élections européennes, presque tous les partis politiques populistes ou extrémistes ont affiché des slogans antimusulmans. La similitude des principes politiques du Front National et du Salafisme par leurs mythes fondateurs (la Nation française versus l’Oumma), la fragmentation à but d’exclusion du corps social, leurs disciplines de vie et leur corset de certitudes est frappante. Il est d’autant plus surprenant que la poussée d’extrême droite européenne fasse l’objet d’analyses et de débats politiques, alors que la poussée salafiste jihadiste est simplement représentée sous son angle policier et terroriste. Comme si les deux phénomènes ne relevaient pas d’un même processus politique !

Radicalismes religieux et violence

La rhétorique de sectes religieuses, généralement agressive, renvoie invariablement à une dénonciation des défauts consubstantiels au monde moderne. Le retour à l’observance religieuse dans tous les aspects de la vie sociale est affirmé comme la seule façon valable d’échapper à ces maux modernes. Pour remédier à la carence des solidarités et des idéologies traditionnelles qui découle de l’uniformisation de la modernité culturelle, le référentiel religieux joue le rôle de liant social mobilisateur, créateur de nouveaux repères identitaires. Cette mobilisation dans la nouvelle foi, joue comme un tremplin socio politique pour assurer la mise en place de l’ordre nouveau. Le retour à l’orthodoxie cultuelle s’articule presque toujours une orthopraxie, et la lecture des malheurs du monde moderne se prolonge dans une volonté d’intervention dans l’organisation pratique de la vie. L’extrémisme religieux se pose comme la voie pour corriger les diverses déviations sociales que sont l’immoralité, l’injustice, l’oppression politique, les abus et les dépravations apportés par le progrès et la modernité [6]. Beaucoup offrent une grande perméabilité à la légitimation de la « juste violence » indispensable pour infléchir la dépravation du monde.

Les extrémismes religieux sont devenus la forme licite d’un racisme à base théologique. Quand un fondamentaliste religieux apporte sa propre nourriture et ses ustensiles, refuse de partager un repas avec un croyant d’une autre religion, ou de le côtoyer, qu’il demande que son enfant soit mis à part avec ses coreligionnaires ou interdise qu’une de ses filles se marie avec un homme d’une autre religion, cela ne peut se justifier au seul titre du respect des religions. Ces mêmes interdits opposés par un laïc seraient qualifiés d’actes racistes. Il appartient à chacune des autorités religieuses de sanctionner ses propres extrémistes et pas seulement ceux des autres religions.

Ces extrémismes revisitent une histoire truquée permet de désigner un responsable qui devient ainsi l’ennemi : « Le peuple musulman, les Arabes, furent ceux qui capturèrent les Africains, les réduisirent à l’esclavage, et les envoyèrent en Amérique. Pourquoi les Américains devraient ils embrasser la religion des esclavagistes ? …Vous vous dites, que se passe-t-il : nous accueillons dans notre société et leur donnons des droits à des gens qui persécutent les Chrétiens partout dans le monde. C’est assez !’ (Pat Robertson). Ils excluent et le discours est parfois très direct :« On ne doit pas s’aider avec les Koufars (non musulmans) a dit Allah, ni combattre avec ceux qui ont tué nos parents » dit ML (salafiste incarcéré à St Maur). « Ma soeur fait ses prières mais ne porte pas le Hijab. Elle a choisi son mari pratiquant, mais ils sont très françisés. Il ne faut pas leur ressembler ».

L’intolérance religieuse est leur credo commun. « Je suis pour toutes les religions, du moment qu’elles se soumettent à la loi islamique » déclare M O (Saint Maur), ce à quoi semble répondre le communiqué du Christian Zionists en 1996 : « Nous sommes convaincus d’un point de vue biblique, que le concept musulman d’Allah est une déviation antijudaïque et antichrétienne de la manière dont Dieu s’est révélé …à notre Seigneur ».

Nés souvent de traumatismes historiques ou géopolitiques, les radicalismes religieux aussi multiples que variés, sont plus que d’autres, tentés par la violence, forts du mandat divin dont ils se prétendent porteurs. « Seules les certitudes rendent fous » constatait Nietzsche. Même pour les stratèges du Département d’Etat américain, le danger des radicalismes religieux est perceptible. Dans la liste régulièrement mise à jour des groupes qualifiés de terroristes, en 1980 15 des 30 plus dangereux groupes étaient de nature religieuse ; en 2012 ils étaient devenus 45 sur 61 (et encore cette liste n’évoque-t-elle pas les groupes proprement américains qui relèvent du FBI). Tout individu extrémiste n’est pas obligatoirement un terroriste mais s’il contribue à faciliter ou légitimer le passage à l’acte et en ce sens il doit entrer dans le champ de la réflexion. Après les assassinats de médecins pratiquant l’avortement par des militants chrétiens anti-avortement comme celui du docteur David Gunn en mars 1993, trente-deux pasteurs, prêtres, et dirigeants d’Operation Rescue, affirment dans une pétition que le meurtre était justifié et signent en janvier 1995 une déclaration dans le Detroit Free Press défendant l’utilisation de la violence contre ces médecins avorteurs. Nombre de prédicateurs salafistes qui se prétendent pacifiques ont légitimé certains attentats en refusant de les condamner.

Ce monde inique court vers sa perte et la violence peut seule en redresser la dérive ou à l’inverse accélérer sa destruction, préalable indispensable au « Grand Soir » politique ou religieux. Destiné à accélérer l’arrivée de l’Apocalypse, l’attentat chimique commis le 25 mars 1995 dans le métro de Tokyo, trouve son explication dans la vision eschatologique du Gourou Aoum Shinrikyo. Le premier attentat de masse commis sur le sol américain l’a été par le militant suprémaciste, Timothy Mac Veil convaincu de la supériorité menacée du Christianisme et de la Race Blanche. Les 168 morts auraient ainsi vengé l’attaque par les troupes fédérales de la ferme de Waco où s’étaient réfugiés les membres armés de la secte apocalyptique des Davidiens.

L’acte violent prend une tournure purificatrice et sacramentelle et la cible a peu d’importance (anonymes du métro de Tokyo, enfants d’une crèche à Oklahoma City, ou travailleurs humanitaires en Afghanistan…). L’assassinat de dirigeants politiques ou religieux pacifistes responsables plus que d’autres des misères du monde, est une pratique fréquente : assassinats d’Yitzhak Rabin qualifié de traitre par Yigal Amir et d’Anouar El Sadate par un militaire islamiste appartenant aux Frères Musulmans. En France, un projet d’égorgement de Daril Boubakeur, Recteur de la Grande Mosquée de Paris, a été arrêté à temps, mais les menaces de mort continuent à l’encontre d’Imams républicains. Les « mauvais croyants » ne sont pas épargnés : les GIA algériens dans la nuit du 22 au 23 décembre 1997 à Benthala, ont massacré des villageois qui étaient allés voter en dépit d’une Fatwa d’interdiction.

Appelons donc avec les mêmes mots, les mêmes manifestations de rejet de l’Autre par les mêmes termes. Dès lors pour comprendre la spécificité du radicalisme musulman, il faut le comparer aux autres formes de radicalismes religieux. Mohamed Ali (ex Cassius Clay) interrogé par un journaliste après les attentats du 11 septembre, se voyait demander :
. Qu’est-ce que cela vous fait de partager la même foi que ceux qui ont attaqué l’Amérique ?
Il répondit
. Qu’est-ce que cela vous fait de partager la même religion qu’Hitler ? »

Tentons donc de discerner ce qui fait la spécificité du radicalisme musulman qui est celui qui menace le plus la société française …

Spécificités du radicalisme islamiste

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Secte ou pas secte ?
Les media utilisent pour des raisons difficilement compréhensibles le qualificatif sectaire pour nommer la « Secte Boko Haram » au Nigéria mais pas Al Qaida [7]. Pourtant l’un et l’autre émargent au marché des Biens du Salut. Mais si les hiérarchies de l’Eglise catholique ou du Chiisme, veillent au respect de leur propre dogme qualifiant de « secte » telle ou telle résurgence théologique inattendue, ce n’est pas le cas dans le Protestantisme, l’Islam sunnite ou dans la religion juive, plus habitués à l’émergence d’offres religieuses à la carte que nulle hiérarchie incontestable ne peut condamner.

C’est une discussion intéressante sur le plan académique car la France est le seul pays d’Europe à avoir tenté de définir par la voie législative, les dérives du phénomène sectaire. Selon la MIVILUDES, une dérive sectaire est « un dévoiement de la pensée, d’opinion ou de religion, qui porte atteinte à l’ordre public aux lois et aux règlements aux droits fondamentaux, à la sécurité et à l’intégrité des personnes. Elle se caractérise par la mise en œuvre par un groupe organisé ou par un individu isolé, quelle que soit sa nature ou son activité, de pressions ou de techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne en état de sujétion psychologique ou physique, la privant d’une partie de son libre arbitre avec des conséquences dommageables pour cette personne, son entourage ou la société ». La secte s’est propagée comme nouveau modèle religieux de socialisation à base religieuse. Durkheim avait insisté sur la situation d’« anomie » dans les sociétés modernes, résultant de l’individualisme de plus en plus poussé qui sape le sentiment d’interdépendance entre les individus, indispensable à la vie collective.

Par certains de ses aspects, le radicalisme islamiste répond à la définition de secte, mais par d’autres il s’en éloigne et c’est ce qui fait son originalité et probablement une des clés de son succès. Arrêtons-nous donc plutôt à des comparaisons avec des phénomènes religieux similaires.

Les méthodes de conversion sont assez semblables avec celles des Témoins de Jéhovah. Le contact humain d’abord : le placement d’un livre ou d’un périodique dans de nouvelles mains, décrivant la fin inexorable du monde annoncée par la Bible. La plupart des gens ont des connaissances trop superficielles de la Bible pour ne pas être troublée par les enseignements de l’Association. Puis la cible est incitée à lire et à étudier les publications de « l’Association » (publications bibliques interprétées). Ces livres emplissent l’esprit du candidat de leur phraséologie et de leur enseignement jusqu’à ce que ce dernier parle et pense comme le veulent les tribuns « théocratiques » du quartier général. L’angoisse du candidat est stimulée par des remarques dramatiques concernant les événements mondiaux, et par un entretien empreint de sympathie à l’écoute de ses problèmes personnels. Un groupe local dirigé par un représentant de l’Association dirige l’étude d’un manuel avec questions et réponses. Les participants cherchent et lisent les versets bibliques bien souvent sans leur contexte, justifiant l’enseignement de l’Association. Les questions évoquées renvoient le lecteur au passage précis de l’article ou du verset donnant la réponse, comme dans un manuel scolaire ou dans le Petit Livre Rouge de la Révolution Culturelle chinoise. De cette manière l’enseignement des "Témoins de Jéhovah" structure plus profondément l’esprit. Si le candidat met sa formation fidèlement en pratique, il est prêt pour la dernière étape du rite d’intégration : baptême collectif par immersion, mariage endogamique dans la secte sanctifié par le Gourou (comme dans la Secte Moon), manifestation publique de l’entrée dans « l’Organisation de Dieu ». On devient « proclamateur du royaume », serviteur de « la bonne nouvelle du royaume » donc prosélyte. Si l’on reste fidèle aux ordonnances de l’Association, on peut être sûr de bénéficier d’actifs pour l’entrée au Paradis. Certaines sectes proposent souvent aux adeptes l’auto-déification (« Deviens toi-même ton "Dieu" comme moi, le gourou »), c’est le principe même de l’Imam autoproclamé.

Les convertis interviewés dans le cadre de l’étude, donnent un récit assez similaire. Tous ont été aidés par d’autres dans l’apprentissage de la religion, si tous déclarent avoir eu un intérêt pour l’islam à travers les livres et le Coran ou par internet, ils ont été pris en charge par un ensemble de personnes : « C’est une sœur au lycée qui m’a parlé de religion et c’est elle qui m’a ouvert la voie du minhaj ». Au départ de la conversion/réislamisation, c’est le bouche à oreilles qui semble primer, « on rencontre telle personne qui nous conseille d’aller au cours d’untel parce qu’il est dit qu’elle connait la science religieuse… ou que tel ‘alim lui accorde le droit d’enseigner en France… La première année c’était formidable… avec des frères [8] j’ai commencé à apprendre l’arabe ». Dans le fondement théologique (le Coran), les sociétés musulmanes sont des sociétés de l’écrit mais à travers une parole au départ. C’est pourquoi l’apprentissage par cœur du Coran est la base des écoles coraniques, système qui repose sur les écrits avec l’idée que la transmission réelle du savoir par l’oralité. Ces jeunes ne se contentent pas d’apprendre à travers les livres et par l’écrit uniquement, ils ont besoin d’un intermédiaire, d’une personne capable de transmettre un savoir religieux un digest de l’Islam. « Faut pas être tout seul, j’avais des orientations et on me donnait des preuves » « Quand j’ai commencé à lire, j’ai vu que les maghrébins étaient à côté de la plaque…. J’ai appris au début par moi-même, le Coran, la sunna et aussi beaucoup de traductions… puis je suis tombé sur des gens bien ». Ces gens ne sont pas enfermés dans un groupe, ils sont généralement face à eux-mêmes, c’est le contrôle social des autres croyants extrêmement fort qui contribue à structurer la pratique des individus (par le rappel et la da’wa).

La langue arabe, langue du Coran, a un statut particulier et c’est une obligation de l’apprendre, dans le cadre du groupe. Il y a d’abord des stratégies matrimoniales, ainsi les Oulémas conseillent de se marier avec un arabophone pour que la langue soit parlée au quotidien. C’est le cas d’une française interviewée qui est allée vivre à Alger en se mariant avec un Algérien. D’autres prennent des cours dans des appartements privés, avec des frères ou des sœurs qui se sont rendus dans des universités islamiques à l’étranger et se chargent à leur retour en France de diffuser leur savoir aux autres. Chez toutes les personnes interrogées, à défaut de maîtriser la langue, elles remplacent des termes français par des termes arabes, ainsi les invocations quotidiennes (au lever, la prière, avant de manger, avant de sortir de chez soi…) sont dites en arabe.

La religion arrive à un moment précis dans l’histoire de ces jeunes. Généralement à la recherche d’eux-mêmes ou en situation d’exclusion sociale, ils y trouvent un renouveau pour les convertis ou « une vérité longtemps mise de côté » pour les autres. On a le sentiment en les écoutant raconter leur parcours, qu’ils ont été accompagnés pendant le temps « des premiers moments d’enthousiasme » dont parlait déjà Farhad Khosrokhavar [9] en 1997, puis une fois leur foi consolidée, c’est le mariage endogame organisé qui prend le relais, enfin vient le moment de la remise en question et des doutes et de nouveau les frères arrivent pour faire da’wa à celui qui s’éloigne d’Allah. On distingue donc trois temps qui s’étalent dans un très court terme, « tout va très vite » selon les interviewés.

L’identité originelle est reconstruite comme membre d’une nouvelle communauté universelle. La conversion peut se faire indifféremment par conversion ou par « renaissance » sorte de redécouverte de la foi : Ben Laden était un reborn Muslim comme G W Bush se disait reborn Christian après sa phase alcoolique. A ce moment-là, l’identité commence à prendre sens et l’individu devient « réellement » musulman. L’engagement dans une communauté croyante construite sur le modèle associatif et décentralisé, doit être prosélyte et, en ce sens, le salafisme est assez comparable aux sectes adventistes avec les mêmes ambitions et missions planétaires. Dans les sectes, la rupture est positivée puisque le nouvel adhérent accède à une élite composé « d’élus », en l’espèce de « vrais croyants » appartenant à la « faction sauvée » destinée à éclairer le monde [10]. Dans ses livres, John Calvert [11] fait remarquer que quand les pères fondateurs de l’Islamisme, Qotb et Maudaudi, comparent l’Islam à d’autres systèmes, ce n’est pas au Christianisme au Judaïsme ou à l’Hindouisme qu’ils font référence mais au communisme au capitalisme et à la démocratie libérale. L’islam se présenterait ainsi comme une troisième voie. Il ne s’agissait pas d’une quête de la cité islamique originelle, mais de la recherche d’un ordre social nouveau où la justice serait assurée grâce au cadre des valeurs islamiques puisées directement dans les textes sacrés. Le salafisme (étymologiquement le modèle à prendre chez les grands ancêtres, compagnons du Prophète) est une idéologie réactionnaire d’imitation du passé. Remarque identique d’un autre auteur américain Christopher Caldwell [12] : « Même s’ils ne croient pas à l’Islam, (les musulmans) croient au camp Islam ». L’Oumma, nouvelle collectivité supranationale virtuelle mais mondialisée comme en d’autres temps le Tiers-mondisme ou le Communisme, donne au disciple un sentiment d’appartenance plus prégnante que dans les autres grands monothéismes (voir en annexe 1 la lettre Malcolm X).

Le rapport au texte sacré est strictement littéral : comme dans les églises évangéliques protestantes basées sur une lecture très normative du Livre saint : le « Biblicisme » on retrouve la pratique littéraliste de la lecture du Coran chez les Salafistes qui vise à définir, dans le moindre détail sans adaptation aucune, la « conduite juste » du croyant. . La tradition doit servir le projet de changement social. Les sites islamistes francophones consultés fourmillent de questions et de réponses quotidiennes et très matérielles pour se comporter en bon musulman en toutes circonstances. Les références aux textes sacrés sont parfois explicites, parfois inventées et largement abondées [13] par des leaders religieux dont la puissance charismatique l’emporte souvent sur la solidité théologique. Les jeunes islamistes démontrent, comme le souligne Kepel « une très grande disponibilité à s’émanciper des contraintes de l’accumulation historique des gloses [14] », quand ils ne souffrent pas tout simplement d’inculture religieuse. La définition du licite et de l’illicite aux frontières mouvantes et toujours plus contraignantes, borne le refus des mixions avec le monde. Cela va jusqu’à des remises en question des pratiques médicales que ce soit le refus des transfusions sanguines des Témoins de Jéhovah, les pratiques ésotériques des adeptes du New Age, ou, pratique de désenvoutement des Adventistes du 7° jour, ou la Roqiya des Islamistes les plus convaincus [15].

(…)

Le Salafisme appartient à la communauté des sectes de l’Apocalypse par l’annonce d’un absolu eschatologique. On peut recenser aisément une trentaine de ces sectes catastrophistes toutes religions confondues, regroupant plus de 30.000 adeptes, trouvant leur argumentaire dans une interprétation qui leur est propre soit des textes religieux (en particulier le livre de l’Apocalypse de Saint Jean), soit des textes ésotériques (de différentes traditions), soit de vraies ou fausses apparitions, révélations, prophéties d’événements catastrophiques nationaux ou mondiaux, de phénomènes cosmiques ou de découvertes scientifiques. Les Camelots de la fin du monde qu’ils vendent du Christ (Adventistes ou Témoins de Jéhovah), du Yaveh (Bloc de la Foi) ou de l’Allah (Salafistes) emploient le même argumentaire. La lecture exclusivement eschatologique de la vie internationale, se double d’une annonce précise de signes annonciateurs de l’Apocalypse et les agissements du Démon sont décodés par le Gourou [16]. Le discours religieux est construit sur une relation pathogène à l’histoire : arrêt de l’horloge du temps, détection de « signes » annonciateurs, révélation de « prophéties cachés », retour du Messie… James G Watt, ancien secrétaire d’Etat à l’intérieur de l’équipe de G W Bush déclarait sans ciller que « la pollution n’était pas un véritable problème pour un Chrétien puisque l’Apocalypse était pour bientôt ». La crise syrienne, le « Bilad al Sham » mobilse d’autant plus que c’est précisément là qu’interviendrait la fin du monde et le combat contre l’Antéchrist, dans les discours salafistes.

Il n’y a pas de droit de propriété intellectuelle sur le marché de l’Apocalypse où prévaut le syncrétisme le plus débridé : Aoum le prophète japonais expliquait la déclaration de guerre américaine au Japon en 1941, par l’influence…des Juifs américains (toujours eux !). Chaque évènement (tsunami, crise nucléaire au Japon ou réchauffement de la planète) est lu au travers du prisme du merveilleux et du combat d’Issah (Jésus) contre l’Antéchrist. La prédiction de la date exacte de la fin du monde étant une science à risque, elle est associée à des « déconfirmations » qui permettent aux Prophètes d’expliquer leurs erreurs d’annonce [17]. A défaut de calendrier exact, certains prédicateurs sont très précis sur les modalités du processus. L’ennemi tout puissant (le complot judéo-américano-croisés-hypocrites etc) est la concrétisation terrestre de Gog et Magog, les deux figures mythiques qui combattront le retour du Messie selon le livre d’Ezechiel, 38 et 39 [18]. Un doute subsiste toutefois : comment expliquer que dans deux conversations avec Jacques Chirac, G W Bush ait fait lui aussi référence aux deux agents de l’Apocalypse pour entrainer la France dans la guerre en Irak [19] ? Gog et Magog sont-ils des agents de l’Impérialisme ou du Salafisme ?

Les Salafistes se divisent cependant entre ceux qui voient comme étape préalable le rétablissement imminent du mythe conjuratoire du Califat, bouclant ainsi un cycle historique par retour aux origines, nouvelle version du mythe parousique du Paradis perdu, et ceux qui promettent le Grand Soir immédiat : « un Etat (islamique) où l’eau, l’électricité, et le gaz seront gratuits, conformément aux enseignements du Coran…où tout le monde aurait accès à un logement, à des habits décents et à de la nourriture » annonce à un journaliste, Anjem Choudary, un des agitateurs du Londonistan. On comprend que ce discours de la rédemption salvatrice avec garantie du paradis prenne chez les plus désespérées des désespérés.

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Le Salafisme, une idéologie refuge : l’islam de ces jeunes s’est construit dans une société qui n’a plus rien à proposer, où les anciennes idéologies (socialistes, républicaines, communistes…) sont en crise et chaque groupe cherche à se construire une identité de substitution. Certains des convertis rencontrés déclarent avoir été anarchistes ou proches de l’extrême gauche avant leur conversion. « L’islam m’a apporté la stabilité car je me suis mariée et une certaine régularité dans ma vie de tous les jours » « L’islam m’a accompagnée lorsque j’ai perdu ma mère, j’avais 13 ans, j’étais catholique avant, avec l’islam je me suis sentie apaisée ». Se constitue alors une religiosité dans un groupe hors de la société, porteurs d’une dignité à travers le sacré. Ils arborent l’islam comme une identité remettant en cause la culture dominante qui au nom de la tradition laïque, renvoie la religion au domaine privé. Ces jeunes adoptent une attitude religieuse par aspiration pour une spiritualité que ne leur apporte pas la société. "C’est une conversion, après ça dépend ce qu’on entend par le terme islamisation, si l’islamisation est l’intégration de pratiques culturelles moyennes orientales ou maghrébines pas du tout. Seulement je suis musulman donc converti à la religion de l’islam qui veut qu’il y ait un seul Dieu et que le dernier de ses Prophètes soit Mohamed et qu’il y ait le jugement dernier. Donc islamisé dans ce sens-là, mais pas dans le sens culturel… Le terme islamisation ne me convient pas, je dirais entrer en religion, l’islam est pour tout le monde et la racine signifie paix… avec les convertis c’est différent, car il n’y a pas de racines à l’étranger, ce n’est pas un islam traditionnel, on est étranger chez nous… et les gens voient que l’islam n’est pas qu’aux arabes".

Quelques différences notables avec d’autres radicalismes sectaires : un système réticulaire décentralisé plutôt qu’un groupe sectaire

Pas de gourou, le croyant contacte des référents par les moyens modernes sans toujours les rencontrer. Un rapport de l’ICSR de Londres appelle ces référents des « disséminateurs », sorte de sympathisants hyper actifs sur le Web comme Ahmed Moussa Jibril, Américain d’origine palestinienne, ou Moussa Cerantonio, Australien converti. Sans jamais constituer de groupes organisés, ni inciter directement à la violence, sans se prétendre membre de l’un ou l’autre des groupes terroristes, ceux-ci font écho à tous les attentats et actions de ces derniers. L’étude montre qu’ainsi l’EIIL est le plus référencé des groupes terroristes, suivi du Front Al Nosra….


Une politique d’influence plutôt que de communication

Il faut remarquer que les Jihadistes qu’ils soient membres d’Al Qaida ou individuels comme Merah ne revendiquent publiquement leurs actes que lorsqu’ils y sont contraints : pas de conférences de presse clandestines comme le FNLC, pas de vitrine légale comme Iparretarak, pas de communiqué envoyé à l’AFP comme les mouvements tiers-mondistes. Cette politique de communication assez nouvelle, entretient le mystère et le sentiment d’omniprésence du Jihadisme dans l’opinion mondiale. Par contre elle peut convaincre directement des individus et ensuite les réseaux sociaux font le lien. Le succès de certaines vidéos montre l’impact de ces disséminateurs. Internet n’est jamais source exclusive de recrutement et il y a toujours contact humain relationnel avant comme le démontrent le rapport Quilliam [20] mais aussi les entretiens effectués par nous.

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Chacun de ces référents emploie les méthodes qui lui paraissent les plus adaptées. Prêches enregistrés, sites web, vidéo chocs, images de guerres et de massacres, associées à des prises de vues assez semblables aux jeux vidéo, tous media et messages adaptés à la génération d’internet et du clip, pour répondre à des questions comportementales quotidiennes, attirer vers le recrutement ou pour annoncer la fin du monde.

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Ces chiffres d’audimat quoiqu’impressionnants, sont très largement inférieurs aux audiences des téléprédicateurs protestants américains. Les pratiques sont donc assez comparables aux mouvements sectaires sans leadership unifié du Protestantisme.

Des lieux et des formes de la radicalisation sont de plus en plus variés. Le Tabligh longtemps acteur du fondamentalisme est en recul au profit du salafisme. Les Mosquées sont de moins en moins un lieu de radicalisation. Certaines connues pour leur encadrement salafiste, veillent à la parole publique. Ceci n’empêche cependant pas des prêches qui ressemblent fort à des justifications de la violence, y compris à l’encontre d’autres musulmans. La prison est le lieu de radicalisation étudié par F Khosrokavar et son équipe [21]. C’est l’objet d’attention particulière des administrations. L’islam y a fait son apparition à la fin des années 90. Tandis que depuis une dizaine d’années, chercheurs et professionnels de l’administration pénitentiaire s’accordent à dire que l’islam est devenu la première religion en prison, on constate sur le terrain un déséquilibre entre des détenus de plus en plus musulmans et un culte catholique qui prédomine toujours autant dans le paysage de l’aumônerie carcérale française. Avec la loi de 1905, le service religieux doit être assuré dans tous les établissements pénitentiaires maisons d’arrêt, centres de détention ou maisons centrales. La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, réaffirme d’ailleurs le droit à la liberté d’opinion, de conscience et de religion de chaque personne détenue. Malgré des tensions persistantes au sein du CFCM, l’aumônerie musulmane au sein de l’institution pénitentiaire s’est organisée en nommant dès 2005, un aumônier national des prisons, dont la fonction est de recruter et de faire le lien entre l’administration centrale pénitentiaire et les aumôniers régionaux et locaux. Mais le lieu n’attire-t-il pas l’attention des autorités et élus parce qu’il est le plus étudié ? Les services judiciaires antiterroristes disent que 80% des retours de Syrie n’ont fréquenté ni la mosquée, ni la prison.
Internet joue un rôle croissant : Wassim Nasr, journaliste sur France 24, a délivré au colloque de Lyon de juin 2014, une analyse intéressante sur la force de conviction liée à la nature des messages et aux vecteurs utilisés : « Ceux qui fabriquent les messages ne sont pas forcément des relais officiels de groupes qui combattent. Ils n’ont parfois même pas de connexion avec les groupes et encore moins avec Al Qaida. Ce type de vidéo est produit par des jeunes qui ont entre 18 et 35 ans, à destination d’un public du même âge. On valide les actions d’un groupe. A la limite, c’est donc toléré par Youtube. Se rendre au jihad en Syrie est audible à un public qui n’y avait pas accès. Mais l’intérêt est grandissant pour Twitter. (500 000 membres peuvent être en rapport en direct sur les opérations militaires). Certains groupes jihadistes s’intéressent à Twitter et l’Etat islamique aurait l’intention de nommer un émir pour gérer Twitter. Mais via Tweeter, les membres exposent leur linge sale. C’est comme cela que deux jeunes saoudiens ont été arrêtés. Facebook n’est pas très populaire car cela implique des techniques de connaissance faciale mise en place par les services de renseignement. Par contre les adhérents de Facebook peuvent se mettre en avant, pour la frime, pour prouver qu’ils sont bien là-bas et que c’est faisable par tout le monde… Les réseaux sociaux augmentent la motivation, rendent la chose audible et faisable. Si les voisins l’ont fait, n’importe qui peut le faire. Si mon copain a une Kalach à la main, je peux le faire aussi. Quand un jeune Occidental entend un appel au jihad dans sa langue, cela a un effet amplificateur, ce qui est différent d’un appel en pachtoune. Il s’est créé une proximité qui n’existait pas avant. Les jeunes s’endoctrinent sur internet. Si on tape Al Qaida, on tombe sur des articles... Grâce à Youtube, alors qu’avant pour comprendre il fallait lire et se documenter, aujourd’hui il suffit de regarder une vidéo. Il n’y a aucun effort à faire, c’est plus facile »

L’adhésion individuelle parait volontaire. Les cas d’abus de faiblesse punissables par la Loi de janvier 1996 sur les dérives sectaires, paraissent rares. Les ressorts des conversions et reconversions (retour à la religion) des Salafistes interviewés paraissent être de trois ordres. Généralement jeunes au moment de leur conversion à l’islam (entre 13 ans pour la plus jeune et 17-20 ans pour les autres), ils traversent des crises multiples : crise d’identité ; crise du sens ; sentiment d’inutilité sociale, et parfois familiale. C’est à travers leur histoire personnelle que se révèlent leur rapport à la France, leur sentiment par rapport à ce qui se passe dans le monde arabo-musulman et enfin sur la création de l’EIIL.

L’Idéalisme de l’homme révolté par l’injustice du monde, semble prédominer chez les convertis. L’individu se marque en rupture à travers la formidable séduction que constitue le modèle narcissique du « rebelle » dans nos sociétés. Max Weber avait déjà insisté sur la déperdition du sens des sociétés modernes incapables de donner à l’expérience collective un sens ultime. Elles ne disposent d’aucun système explicatif relativement aux paradoxes de la souffrance, de l’inégalité et de l’injustice. Le nouveau croyant se restructure autour d’un contre système de valeurs supposées traditionnelles qui le différencient du monde environnant : il oppose la frugalité à l’opulence du monde ; la pudeur et la décence à la sexualité agressive commerciale des pays occidentaux : la spiritualité au matérialisme ; la solidarité à l’individualisme. « Pour moi, l’Islam est la religion qui ne consomme pas » dit un jeune converti. L’idéologie de rupture exaltée par l’annonce de la fin du monde, se combine avec une exaltation de l’Islam comme nouvelle idéologie de la défense des pauvres et des opprimés (musulmans), prenant ainsi la place de l’éphémère Tiers-mondisme, associé à « l’appel du Héros » que symbolise la figure mythifiée de Ben Laden (comme dans la vidéo « la vérité sur la mort de Ben Laden ») [22]. Les conversions à l’Islam de Ilich Ramirez Sanchez (Carlos), ancienne figure du Tiers-mondisme, est une trajectoire typique. Une jeune convertie s’explique : « moi je pense que ça à voir avec la reconnaissance. Les jeunes ont besoin d’être reconnus, ou c’est une réponse, on est dans un rapport d’altérité parce que pour moi ces barbes qui poussent, ces voiles, burqa etc qui poussent à des endroits très spécifiques (quartiers pauvres) je pense que c’est une réponse à la discrimination à répétition, des gens qui n’ont pas de taf, qui ont des diplômes mais qui ne trouvent pas de travail. Les convertis sont des gens qui ont évolué dans ces milieux-là, de ceux que je connais, ce sont des gens qui ne sont pas du tout étrangers à ces gens et à ces milieux-là, et qui quelque-part sont solidaires malgré eux. Voilà on ne peut qu’être solidaires de ces cas-là. L’environnement social est extrêmement important dans ces choix… c’est sûr ! »

La réhabilitation religieuse offre un nouveau système de valeurs pour les déclassés. Comme les Noirs américains des années 60 proclamant « Black is beautiful ! », les néo-musulmans affichent fièrement leur religiosité. On peut penser le phénomène du retour au religieux comme concernant des gens mis à l’écart de la citoyenneté française. Contrairement aux années 80, c’est le musulman et non plus l’arabe qui devient le damné de l’Occident, ainsi il n’y a plus de différence entre le musulman « français de souche » et le musulman « issu de l’immigration ». L’islam détient dans l’imaginaire collectif français une place à part et négative, conséquence du passé colonial. Ne trouvant pas de reconnaissance sociale, ni projection vers l’avenir, par le religieux ils retrouvent un sens à leur situation et à leur vie : les stigmates sont valorisés, tandis qu’être « arabe » est un lien fondamental avec le Prophète. « On a beau faire des efforts… on doit redoubler d’effort… on fait en sorte qu’ils nous aiment, mais même en étant comme eux ils ne voudront pas de nous. Il faut montrer toujours plus que les autres, tenir la porte, dire bonjour… être plus discret… ». Nombreux sont ceux qui malgré leurs diplômes ou/et un environnement familial stable, n’arrivent pas à se hausser à l’universel républicain. Les individus « perdus » dans leur vie, se rapprochent de l’islam. C’est à ce moment que Dieu est sans cesse dans les discours, les individus passent ainsi de l’obscurité à la lumière. C’est par la valorisation de sa différence que l’individu retrouve une résistance sociale aux logiques de la modernité et s’affirme en tant que sujet avec la sensation d’exister en tant que personne respectable. Par le religieux, ces jeunes inversent les stigmates dont certains étaient victimes : se dire musulman ou parler l’arabe ne sont plus vécus comme un handicap mais comme un rapprochement avec le Prophète et les inégalités sociales et culturelles sont considérées comme des épreuves en attendant le paradis. , les discriminations subies ici-bas sont la promesse d’accéder au paradis dans l’au-delà : « la vie d’ici-bas est la prison du croyant tandis que l’au-delà est le paradis du croyant et le repos éternel » est le crédo de toutes les personnes rencontrées Les individus considèrent que leur position de victime (les discriminations, échecs successifs etc.) est une fatalité et l’acceptent aussi grâce et par le religieux. Comme agent intégrateur, l’islam évite une rupture totale du jeune avec la société. Il devient un lieu de refuge, généralement à un moment difficile dans la vie : « J’avais beaucoup de problèmes, j’avais des moments d’incertitudes à cause de mes échecs professionnels et j’ai cherché le secours et Allah a ouvert mon cœur » « En fait avant mon islam, je travaillais oui et non, en fait je ne travaillais pas dans le sens où je ne faisais rien de productif pour la société et puis rien de constructif de ma volonté ». L’islamisation est pour le jeune un moyen de trouver une identité différente pour lui permettre de trouver sa place au sein de la société, puisqu’il renoue de cette manière avec la société par l’intermédiaire du sacré. Il s’intègre d’abord dans un groupe communautaire, c’est le moment de la reconnaissance et ensuite il s’intègre dans la société et c’est à ce moment qu’il devient un individu social.

Enfin la rédemption est un phénomène particulièrement sensible en milieu carcéral comme la conversion de Teddy Valcy, petit délinquant antillais. Les 11 interviewés en prison disent tous avoir trouvé leur équilibre dans la religion. Le radicalisme semble attirer des jeunes en rupture, extrêmement isolés dans leur milieu familial ou dans la société : ex Mehdi Nemmouche appartenait à une fratrie de 4 de pères différents, placé très jeune dans des familles d’accueil maltraité que les ex-otages décrivent comme quelqu’un « qui n’était pas parti en Syrie pour se battre pour un idéal, mais avant tout pour réaliser une sorte de cavalcade meurtrière dont il avait fomenté le dessein ». Une sorte d’Audry Maupin/Florence Rey à lui tout seul !

C’est la combinaison de ces facteurs avec d’autres caractéristiques qui fait l’originalité du radicalisme musulman.
Le radicalisme islamiste est la construction d’une identité politico-religieuse totalitaire

Une secte n’a en général pas d’expression politique, mais elle entend transformer l’ordre social, c’est une « forme anti—politique qui refuse tout ordre politique hors de son système de coercition » (Max Weber). « L’essentiel n’est pas le contenu même de ce qui est cru, mais l’invention, la production imaginaire du lien, qui à travers le temps, fonde l’adhésion religieuse des membres du groupe qu’ils forment et aux convictions qui les lient » [23] Beaucoup des travaux sur l’islam en France, analyse celui-ci comme un phénomène qui se borne au milieu immigré ou aux enfants d’immigrés. Même les recherches qui essaient de décrire la dimension française de l’islam en mettant en avant la citoyenneté de ces jeunes « issus de l’immigration », finissent par développer l’idée d’une religion ayant systématiquement des origines étrangères. Or l’islam de ces jeunes français et particulièrement des convertis, est spécifique parce que né au sein de la société française. Afin de diffuser une bonne image de l’islam, certains disent combattre avec le cœur à défaut de le faire politiquement. D’autres sont beaucoup plus acerbes, frustrés et parlent volontiers de se venger de cette société ou de partir. Les interlocuteurs rencontrés dans le cadre de cette étude, se définissent exclusivement en fonction de l’islam. La conversion ou la réislamisation se démarquent de tout islam traditionnel et ethnique. Ces nouvelles formes de croyance souvent sous la forme de conversion, entraînent d’une part la revendication et d’autre part la radicalité. L’expérience spirituelle implique pour ces individus de changer de vie, ou plus exactement de mode de vie, rompre avec les liens amicaux, les lieux de fréquentation, changer d’objectif de vie tant professionnellement que personnellement.  : « Ce qui a changé depuis ma réislamisation… ma tenue vestimentaire, ne plus parler aux hommes, je recherche plus la religion et un bon comportement…. La prière est plus régulière ». L’islam des parents est déclassé par leur sentiment d’appartenance exclusive à un groupe supérieur. La filiation religieuse est un héritage où tout enfant porte sa foi musulmane, c’est l’état de la nature que l’on appelle fitra (état de nature). « C’est l’influence extérieure ou la mauvaise éducation donnée par les parents » qui rompt cet état selon les personnes interrogées : « Avec l’islam tu reviens à quand tu nais (fitra) quand tu découvres l’islam ». Chez les enquêtés, le rôle de la famille devrait être de construire la foi de l’individu qui doit devenir un croyant, ce qui le lie à ses parents puis l’individu aux autres.

L’identité des salafistes naît du groupe auquel on appartient, il s’agit d’une identité de différenciation, ensuite apparaît une manière propre de concevoir Dieu. C’est la relation intime et personnelle qui prime, l’identité lui vient de l’absolu, sans intermédiaire, un lien seulement entre le croyant et Dieu. Les interviewés essaient de mettre de côté toutes les catégories ethniques auxquelles ils appartiennent. C’est sur ce dernier point qu’ils se différencient de leurs parents dans la mesure où l’appartenance musulmane se fait sur des critères de pratique, et non de filiation. Pour tous ces jeunes l’apprentissage de la religion suppose une quête perpétuelle pour se rapprocher des faits et gestes du Prophète. Le but est de rejoindre l’Oumma, qui selon les interviewés est une société imaginaire de foi commune : « les croyants ne sont que des frères. Etablissez la concorde entre vos frères, et craignez Allah, afin qu’on fasse miséricorde » (Sourate 49, Verset 10). La fraternité entre les croyants prime par rapport à la nation et le fait d’être frère remplace la filiation du départ dans le contexte de la communauté des croyants. Avec les salafistes on parle d’une filiation divine et non plus culturelle. L’Oumma devient l’unique référent en devenant le véhicule d’une norme islamique : « Je suis salafiste, je n’appartiens à aucun groupe de référence, je suis musulman et donc soumis à Dieu » « y a pas un groupe car ça divise mais une communauté car ça unit, pour cela est dit accrochez-vous tous ensemble au Coran et à la sunna » « A Médine, à Mecca, je suis coupé du monde… ça c’est le vrai, le monde ». Ces jeunes circulent aisément sur la planète. L’individu devient indifférent à la nationalité, n’est plus lié à un territoire ou à un quelconque Etat. Les enquêtés considèrent que c’est le lien religieux qui unit les musulmans du monde entier, puisqu’il fixe pour l’ensemble des membres de la communauté les règles et les devoirs : « l’islam est un système complet et bon ». L’extrême diversité des peuples confère à l’Oumma une nature supranationale, capable d’unifier les particularismes existants. Louis Gardet [24] dit à ce propos que « l’Oumma ne transcende pas les cités terrestres, mais entend les unifier » parcequ’elle ouvre sur l’idée d’universalité. Les fidèles ont le sentiment d’être égaux en tant qu’individus puisqu’ils ont le même sens à donner à leur existence. Les salafistes expliquent qu’il y a une différence fondamentale entre savoir que l’on est musulman et accepter d’être musulman (la foi et la communauté). On distingue là trois temps, celui qui appartient à la famille dans laquelle on naît musulman, ensuite au contact des autres on se sent musulman, enfin on choisit d’appartenir à l’Oumma en acceptant de se définir en fonction d’un ensemble de règles religieuses strictes. Ces personnes ne séparent pas le sacré du profane puisque toute leur vie est censée être gérée par le religieux. Ainsi les invocations quotidiennes, la manière de se tenir, de manger, le rapport aux autres, la manière de parler, le mode de vie dans sa totalité veut et doit être pensé en fonction de l’islam exclusivement. « Un musulman s’élève qu’avec la science et pour faire évoluer l’humanité ».

Cette nouvelle forme du croire échappe volontairement à l’encadrement d’institutions religieuses (aucune des personnes interrogées ne fait référence au CFCM), dans un processus d’individualisation, où les individus organisent leur vie personnelle. Pourtant tous déclarent que l’environnement en France n’est pas adéquat et qu’ils ne peuvent pas respecter le mode de vie musulman : « Les gens ne sont pas dupes, ils suivent qui ils veulent, l’image que renvoie le CFCM c’est la soumission au pouvoir et la dénégation de la sève de la religion que les gens pratiquent.... C’est une mesurette, on va faire un conseil de l’islam comme si l’islam de France était le même pour tout le monde… Il faudrait peut-être des représentants musulmans mais ils doivent être choisis parmi les musulmans et par les musulmans, ce n’est pas à l’Etat de s’en occuper… A mon sens, le CFCM c’est comme « Touche pas à mon pote » ou encore « Ni pute ni soumise », c’est exactement le même genre de truc : comme il y a des tensions au sein de la communauté et au lieu de les régler, on invente de toute pièce un groupe, une association qui est censé les représenter et surtout qui va dire ce qu’on veut entendre… et surtout cette catégorie de la population ne leur a rien demandé »

Les salafistes se regroupent entre eux par besoin de certitudes entre croyants, il n’y a pas d’espace pour partager des expériences de vérité subjectives. Il ne suffit pas d’être reconnu en tant que musulman, selon sa confession, il faut se déclarer « salafi » en tant que tel être convaincu d’apporter « la vérité » qui impose des codes institutionnels de croyance. Il importe de contrer d’éventuelles hérésies ou bi’da (innovation). Comme l’hérésie ne surgit qu’avec une orthodoxie, on peut largement parler d’une affirmation religieuse fondamentaliste : ces jeunes essaient de respecter « la vraie croyance » en s’opposant à toute autre forme de pratique. « Par exemple, il y a un truc que je ne peux pas dire, je ne peux pas dire, nous les musulmans par exemple, parce que il y a des musulmans qui pensent des choses qui sont complètement à l’ouest des miennes, voilà alors il y a musulmans et musulmans ». « Il y a différent degrés dans la foi mais tant qu’il n’y a pas de shirk [25], même les hypocrites et les pervers sont musulmans. … Aujourd’hui, je dirais qu’il y a le musulman de base, les étudiants et les savants et dans le musulman de base, il y a l’ignorant, le pervers et l’hypocrite mais c’est une minorité ». L’ancrage théologique des Salafistes Jihadistes parait parfois incertain à a différence de leur positionnement politique : « Je suis salafiste malikite » dit M L (Saint Maur) alors que ses petits camarades de jeu détruisent les sites maraboutiques typiques du Malikisme au Mali.

Au-delà des divergences sur la pratique religieuse des parents, les affirmations identitaires des Salafistes sont contestataires d’abord de l’ordre social. La radicalité se construit en plusieurs étapes : le croyant affiche ce qu’il considère comme sa nouvelle identité ; ensuite il refuse le compromis en contestant certaines règles sociales ; il surenchérit par la parole ou l’action autour de questions quotidiennes d’alimentations, d’images de représentation humaines, de pressions sur son environnement humain « Ce ne sont pas des produits halal car ils sont fabriqués par une entreprise française » dit MA incarcéré à Fresnes qui refuse les aliments proposés par l’administration. Puis le refus de certaines normes légales ou certains enseignements ; enfin en devenant prosélyte, il y a mise en place d’un univers symbolique de rupture qui conteste l’ordre social pour lui-même mais aussi pour les autres (cf ci-dessous l’exemple de la piscine de Lille) justifiée par la défense de l’identité islamique, la « protection des musulmans menacés » ici ou dans le monde arabe, et la lutte contre « l’Islamophobie » supposée de la société. Ils s’efforcent de constituer des enclaves territoriales et sociales par des stratégies de ghettoïsation et de ségrégation, tout en s’opposant officiellement à la violence.

Ensuite la contestation s’étend à l’ordre politique, suspect par nature. Les Frères Musulmans, avec la création de l’UOIF, ont été les premiers à débattre avec les pouvoirs publics des pratiques de l’Islam en France. La véritable rupture politique est introduite par le Salafisme. Diffusé par les grands oulémas d’Arabie saoudite pour contrer les Frères Musulmans, il apparait en France dans la décennie 90 à travers des vecteurs venant de l’Algérie en guerre civile. La plus grande partie des Salafistes prône le retrait de la vie politique pour se consacrer au rite : « Moi franchement je ne vote pas et ça va au-delà de la religion, je n’ai aucune confiance de tout ce qui est politique et personne ne me représente. Ils sont là juste pour avoir des bénéfices pour eux-mêmes, ils divisent les Français en essayant de faire passer tout et n’importe quoi à travers les médias, de monter les gens contre nous. Pour moi ce sont des gens qui n’ont pas de bonnes intentions. Droite, gauche, milieu, ou n’importe quel parti, je donnerai pas ma voix »…« Le vote, la politique, ça donne rien du tout. Moi ce que je crois, ils veulent nos voix pour avoir leur poste mais ils jouent avec nous. Personnellement j’ai voté une fois quand je n’étais pas encore bien dans la religion, quand on a dit que Le Pen risquait de gagner. Je n’ai pas ma carte d’électeur, je n’ai aucune confiance pour aucune personnalité politique. Et je me dis que c’est Allah qui fait les choses et quoiqu’il arrive c’est le destin. Je ne peux pas donner ma voix à des gens qui mentent, on dirait qu’ils essaient de faire une guerre civile en montant les gens contre les autres. Normalement quand on est un bon dirigeant, on essaie de faire qu’il y ait une entente ».

Mais la frontière entre le licite et l’appel à la révolte est parfois ténu : « et que disaient les Imams ? – ça dépend beaucoup des mosquées, des quartiers, moi j’ai assisté à des prêches dangereux mais ça m’avait choqué d’ailleurs je suis sortie. C’était à la mosquée Dassault, d’ailleurs l’imam a été viré quelque temps plus tard, il a été renvoyé au Yémen. Il m’avait fait très, très peur, je me souviens qu’il criait, il hurlait, il donnait des ordres, il appelait à se révolter face à la société mécréante, « on ne doit pas se laisser faire et « Les femmes habillez-vous en noir » : je m’en rappelle c’est ce qu’il disait : « Portez des habits longs, on ne doit pas se laisser faire » : enfin clairement un appel à la guerre, un appel à un soulèvement social, il n’apaisait pas, aucun climat social apaisant. Je suis sortie immédiatement car déjà j’étais avec ma fille qui s’est mise à crier et ensuite parce que les propos étaient insoutenables et j’étais hyper inquiète que personne ne réagisse. J’étais pas bien, pas à l’aise, ce n’était pas moi et je suis sortie. Peut-être que ça a participé à mon départ du minhaj, je ne sais pas, mais ce jour-là j’étais encore bien dedans je m’en rappelle. Ah oui il y a eu des prêches de ce genre à plusieurs reprises et validés par la communauté… » (SS).

L’affirmation d’une « autorité » divine non discutable supérieure à la loi de la République, interdit la négociation. L’interprète de la prescription divine sur terre est le radical lui-même, chacun ne reconnaissant aucune intermédiation avec Dieu par la lecture du Coran. « Avant d’entrer dans la religion je pensais vivre dans un pays avancé (de mœurs avancés) mais en pratiquant je me suis rendu compte que c’était que de belles valeurs… dès lors qu’on sort de la norme, on est mis de côté… mon attachement à ce pays s’est effacé, j’ai vu la complexité des choses, le mythe est tombé et ça m’a vraiment écœuré » « Toutes ces lois poussent les gens à partir, pas forcément pour se battre, mais pour fuir. Elles n’ont fait qu’aggraver les choses, ce n’était pas utile de s’en prendre encore aux musulmans, c’est pire on le voit bien… personne n’a voté pour ça. Personne à part des gens qui votent pour des partis extrémistes. Personne n’a voté pour l’UMP pour qu’on fasse des lois antivoile ».

Les méthodes publiques de contestation de la loi sur des bases théologiques, ne respectent pas les processus et débats démocratiques. Kenza Drider, plusieurs fois arrêtée pour avoir porté le Niqab en violation de la Loi de 2011, affiche « son droit » contre le Droit [26] : « bien sûr, j’enfreins la loi puisqu’elle enfreint mes droits ». Elle dit avoir une formation juridique française et répond à la journaliste : « Vous pouvez aussi demander que ce soit une femme (qui vérifie votre identité). Dans la loi française, la voix de deux femmes équivaut à celle d’un homme, vous pouvez vérifier » (sic).
(…)

La multiplicité des Maîtres crée des tensions sur des sujets théologiques parfois essentiels. La loi religieuse rendrait la participation électorale impie selon certains [27], alors que d’autres au contraire comme l’Imam de Brest, Rachid Abou Houdeyfa, l’accepte si le Musulman peut pratiquer sa foi. La même opposition existe sur la nécessite du retour en terre musulmane, l’Hijra (émigration en terre musulmane) qui fait l’objet de débats. Certains prédicateurs salafistes en font une obligation religieuse égale aux autres piliers de l’Islam. D’autres ne le présentent pas obligation théologique. 6 des 11 prisonniers interviewés annoncent leur intention de quitter la France pour une terre d’Islam. C’est parce qu’ils ne sentent pas en conformité avec leurs devoirs religieux que la hijra est devenu un principe fondamental et central dans la construction de l’identité salafiste. Toutes les personnes interrogées déclarent ne pas vivre dans un environnement adéquat, c’est ce qui les pousse à chercher un autre territoire pour mieux vivre leur vie : « Au début je ne pensais pas trop à la hijra, mais ensuite je l’ai vu comme une nécessité… C’est un mélange de tout, le mépris, les portes fermées à chaque fois… Quand je suis allée à Alger, franchement j’étais épanouie ». « La hijra n’est pas une obligation mais c’est préférable ». « Moi je dis que c’est préférable pour nous de partir… tout est fermé… la barbe, c’est un frein le voile, c’est un frein et c’est une mauvaise image que les gens ont de nous ».

Les conversions ou les radicalisations chez les femmes est un objet qui devrait être plus précisément étudié. On retrouve l’illumination de la conversion comme le dit une femme convertie en rupture violente avec sa famille « Finalement c’est ce qui me rendait heureuse, parce que c’est l’euphorie quand on est convertie et on croit qu’on a trouvé la lumière, qu’on a la science infuse. Ouais dans une sorte de vérité que les autres n’ont pas. C’est un peu bizarre on se sent au-dessus des autres »

Le récit de SS, jeune convertie mariée par arrangement religieux avec un homme qu’elle ne connait pas, donne un descriptif plus cru des effets de la conversion : « Voilà je me retrouve avec cet homme dans sa famille, qui est lui aussi sous l’influence clairement de la communauté, à me dicter mon comportement, à me dicter comment je dois penser, me dire qui je dois côtoyer et qui je ne dois pas côtoyer. Que je dois l’appeler avant de sortir, que je dois appeler avant d’avoir une conversation téléphonique. Je me coupe aussi un peu de ma famille etc… ce qui était terrible c’est que je comptais finir mes études quand je me suis mariée et j’avais ce projet, d’ailleurs mon mari était au courant et puis changement de programme, ça n’a plus été possible, il a fallu que j’arrête mon sport, il a fallu que j’arrête de voir mon meilleur ami, j’avais un meilleur ami avec lequel j’ai grandi. Tout a été… enfin c’était un tsunami  »

Puis SS raconte les suites de son divorce avec son second mari, le tuteur salafiste qui l’aide à se remettre sur pied et « à retrouver la juste voix » après son premier divorce :
. Dans la même année, j’ai fait n’importe quoi, je me suis remariée (rires). C’est très bizarre, c’est un peu comme le syndrome de Stockholm, genre on te fait du mal mais tu as envie de les remercier d’être encore là, de ne pas te lâcher alors qu’ils t’ont fait du mal et tu sais très bien que ce mec là encore il ne va pas vers ce que tu tends à reconstruire. Comme je fais n’importe quoi et je ne me fais toujours pas confiance et bien ce mec-là qui a une autorité religieuse, c’était mon tuteur au moment de mon premier mariage, il est pieux etc. je me dis bon lui va me remettre dans le droit chemin. C’est lui qui cherchait après moi, il cherche et je me refais manipuler et il me dit « ce qui t’arrive c’est normal mais je suis là, ça va aller et moi je lui parle de tout, il sait tout ce qui se passe et tout lui convient et je vais pouvoir refaire des études et je vais pouvoir faire ceci et cela … et ça a duré une semaine (rires). …. C’est quelqu’un de très intelligent, je me souviens des discussions qu’il avait avec mon oncle qui n’était pas musulman. Quand il défendait le salafisme, tu avais l’impression que c’était un gourou sur pattes, ce mec il te vendait ça et oui tu avais envie d’y adhérer. C’est incroyable, il avait des sources sûres, des bouquins, des grosses têtes, des contre exemples, c’était toujours en lien avec la société, c’était un excellent orateur. Des gens comme lui, j’imagine qu’il y en a d’autres ».
La construction de cette nouvelle identité politique exclusive voire totalitaire, même par rapport aux autres musulmans qui se traduit par des comportements sociaux et politiques de rupture, explique les rapports particuliers du Salafisme avec la violence. Les prédicateurs du Londonistan, association de préfiguration du Jihadistan, ont fait naitre une communauté qui dépassait les origines ethniques des immigrés ou des « natives » vivant en Grande Bretagne et ont finalement réussi à y importer la violence que beaucoup d’entre eux avaient utilisée dans leur propre pays. [28].

Le Salafisme jihadiste : la guerre de “la vraie foi » contre une coalition planétaire

Le processus de légitimation de la violence est assez classique : une entité opprimée, en guerre contre ses agresseurs, dans une violence qu’on peut comprendre voire légitimer.

La violence contre les musulmans serait planétaire. Le radicalisme raisonne et résonne à l’échelle géopolitique du monde arabo-musulman. Principale victime de la violence des armées et du double standard diplomatique des Occidentaux, les musulmans sont devenus les Damnés de la terre, et l’Islam s’est progressivement identifié à la cause « des pauvres et des opprimés ».

La dimension géopolitique de l’engagement salafiste est essentielle. Elle constitue une spécificité du radicalisme musulman. Le Salafisme jihadiste qui vise à la construction d’une identité planétaire nouvelle, dépassant les cadres nationaux ou ethniques originels, l’Oumma mythifiée, prétend prendre en charge l’ensemble des problèmes du monde arabo-musulman. Les crises mentionnées par radicaux incarcérés, interviewés sont symboliques : Tchétchénie, Somalie, Afghanistan, Algérie, il conviendrait sans doute d’y ajouter Syrie et Irak aujourd’hui. Faut-il s’étonner que selon les services de police, plus de 80 nationalités seraient représentées en Syrie aujourd’hui. « Entre ces émigrants (jihadistes) il n’y a aucun lien apparent de « peuple », de patrie, de langue, ils ne se connaissent pas, ne sont pas liés dans la vie d’ici –bas. Ceci n’est jamais arrivé dans l’histoire de le l’humanité si ce n’est dans l’Etat Islamique » dit la Revue en Français de Daesh, DABIQ [29] retrouvant des accents dignes des Brigades internationales de la guerre d’Espagne.

Celui qui agit dans le cadre d’un groupe sectaire ne porte pas individuellement le poids de la violence commise. C’est le groupe qui le mandate et agit à travers lui. L’individu croit ne porter aucune responsabilité directe mais est récompensé et est honoré pour son acte. Mohamed Merah, assassin d’enfants, est qualifié de martyre par les Salafistes incarcérés, exactement comme Baruch Goldstein, responsable de la mort de 29 fidèles musulmans en prière dans la mosquée d’Hébron dont la tombe devint un lieu de pèlerinage (culte finalement interdit par les autorités israéliennes).

On retrouve les processus classiques de reconstruction de l’histoire pour expliquer le rôle de l’étranger, comme dans d’autres sectes : « Ça fait de la peine qu’il y ait autant de gens qui meurent. Ils disent on est dans les temps modernes, la démocratie, c’est la paix mais en fait dans les pays arabes c’est le chaos. C’est une accumulation de choses si on regarde l’histoire, depuis la fin de l’empire ottoman et la colonisation. C’est à ce moment-là qu’il y a eu une instabilité dans le monde arabe. Avant c’était bien, il y avait l’empire musulman depuis des années et tout se passait bien mais depuis que les occidentaux sont arrivés c’est chaotique »…« On peut dire que l’idée de nation a été imposée par la colonisation, elle devenait un moyen de se libérer en étant reconnue sur le plan international. On a forcé le monde islamique à suivre ce modèle au détriment de l’islam… » « Les Occidentaux ont la haine car eux n’arrivent pas à faire entrer leurs valeurs dans les autres pays alors que nous, en faisant da’wa (le prêche), ils se convertissent ». Mais l’ennemi est plus large que le monde occidental colonisateur. Le processus de radicalisation commence par la nécessité de la prise de distance avec le monde environnant, d’abord à la rupture avec les proches, le milieu relationnel et parfois avec la famille (chez les convertis, les parents sont assimilés à des Mécréants). La rupture est surtout consommée avec les autres Musulmans qualifiés « d’hypocrites », avec les Soufis qualifiés « Associassionistes », les Chiites assimilés aux Juifs. « Le chiisme a été inventé par les Juifs pour diviser l’Islam » disait Khaled Kelkal au sociologue allemand Dietmar Loch un an avant sa dérive terroriste [30]. « Les Chiites insultent les compagnons du Prophète » annonce sûr de lui, M O (Saint Maur). Le droit d’excommunication que s’accordent les Salafistes à l’encontre de qui n’est pas de la Secte, le Takfir, est une arme erga omnes, sorte de Tribunal de l’Inquisition permettant d’inclure ou d’exclure qui on veut, comme on veut. Chaque crise est interprétée à la lumière de la théorie du complot : la crise de Crimée est analysée à travers les intérêts des Tatars musulmans, persécutés dans le passé par le complot des « Juifs sionistes russes » qui a donné naissance au Communisme [31].

Le discours sur la violence et le Jihad est assez convenu : « L’islam ce n’est pas l’apologie de la violence contre les infidèles, c’est faux. Allah nous a donné la permission de nous défendre, il ne nous a pas dit d’agresser les gens injustement. Les médias diffusent ça et ce n’est pas pour rien, ils sont corrompus. Il y a des hadiths connus dans lesquels le Prophète Mohamed disait comment faire le jihad : on ne devait pas tuer de femmes, pas tuer d’enfants. Par exemple, si l’armée passait dans un champ et qu’il y avait des paysans qui n’avaient rien à voir avec la guerre et bien il ne fallait pas les tuer, il ne fallait pas couper les arbres ou casser des maisons. Aujourd’hui on est loin de tout ça car tout le monde met des bombes partout et surtout les Occidentaux. Le jihad, la guerre sainte ne doit pas être une guerre qui sème l’injustice et tous les gens qui font des attentats tuent des femmes, des enfants, des innocents donc ce n’est pas possible que ce soit au nom de l’islam, je n’y crois pas mais si c’est vrai ils auront à rendre des comptes à Allah… Le jihad, c’est quand tu es dans ton pays et que tu te défends parce que tu te fais coloniser. En Syrie c’est le cas par exemple, c’est clairement le cas mais on parle de terroristes quand les gens se défendent, ce n’est pas vrai. Après moi ce qui me dérange c’est les actes de tortures sur les prisonniers, en islam on ne doit pas tuer des gens innocents, c’est ça qui me pose problème et puis aussi, on ne doit pas venir en occident pour tuer des civils qui n’ont rien à voir, sauf que l’humain est faible et certains deviennent fous à cause du nombre de morts dans les pays musulmans. Je peux comprendre mais c’est interdit. L’islam c’est la patience et le respect des règles divines ».

« As-tu entendu des gens à l’époque dire qu’il fallait faire quelque chose pour sauver les musulmans ? Oui, oui, des collectes de vêtements, c’est ce qu’on pouvait faire à notre niveau, des trucs humanitaires dans le but de soutenir la communauté. J’ai déjà entendu « ils ont du courage de se faire sauter », je l’ai entendu dans la communauté, même si c’est interdit on le sait. Elles le savaient mais cela ne les empêchait pas de les trouver très courageux. – interdit ? – ouais, chez les salafistes c’est considéré comme un suicide, ce qui est interdit mais quand même quelque-chose de courageux dans une situation qui était insoutenable dans les pays musulmans » (SS).

On retrouve la mécanique de fabrication de l’ennemi des guerres de religion [32] :

. 1) le complot global contre les Musulmans mené par une alliance entre Juifs, Croisés, Occidentaux, Francs-Maçons, Chiites, Soufis, Américains, Russes, Indiens au Cachemire, et Chinois au Xinjiang et tout récemment sorti « les sionistes peshmergas » qui résistent à Kobané. Les frères Tsarnaev, réfugiés tchétchènes bénéficiant du droit d’asile aux USA, se sont réislamisés après un séjour en Russie et en Tchétchénie et reviennent commettre un attentat…à Boston ! « Mohamed Merah par exemple je sais qu’il s’est basé sur certains versets du Coran donc on peut attaquer la France » déclare par contre M R (interné à Fresnes).

. 2) la « violence défensive contre des forces armées du Démon », qui tuent des civils innocents est juste. Elle autorise à frapper n’importe quelle cible de la mondialisation puisque c’est ce que pratique l’ennemi.

. 3) Les civils ne sont pas épargnés : puisque le peuple américain a voté pour G W Bush, et le peuple israélien ne veut pas de la paix avec les Palestiniens, alors ils supportent les agresseurs et peuvent légitimement être visés [33] ; Mais on ne sait quels crimes avaient commis les touristes australiens victimes de l’attentat de Bali (202 morts en octobre 2002),

. 4) la défense des musulmans, nouveaux damnés de la Terre, qu’il faut aider, se limite cependant aux Musulmans « sélectionnés », les autres ayant le choix entre l’extermination ou la conversion ; en particulier les chefs d’Etats de pays musulmans qui s’allient aux forces du Mal ou n’appliquent pas la Chariah, sont rangés au rang des « ennemis proches », et les autorités religieuses musulmanes ne sont pas plus protégées. Les GIA puis le GSPC l’ont démontré contre des Imams en Algérie, et Daril Boubakeur, Recteur de la Grande Mosquée de Paris, a été visé par un projet d’égorgement parce qu’apostat selon les auteurs de la tentative.

. 5) Les salafistes considèrent cependant pour la plupart, que le passage à l’acte de Merah et Nemmouche comme relevant de la théorie du complot, des actes isolés ne correspondant pas selon eux aux règles du jihad défensif : « Franchement, je suis plus dans le point de vue que c’est des coups montés (Nemmouche, Merah). Moi je n’y crois pas parce que tuer des innocents ce n’est pas islamique mais bon il y a peut-être des tordus. Dans tout mon parcours je n’ai jamais entendu de sœurs qui ont cru un instant à la réalité de ces attentats et je n’ai jamais entendu de discours agressifs vis-à-vis des non musulmans….Pour moi le loup solitaire c’est un mythe. Un mec qui agit tout seul, ça n’existe pas, il n’est jamais tout seul. Ces mecs ne sont pas des gens endoctrinés. Le mec de la fusillade du musée juif, on va découvrir la même chose qu’avec Merah. Ce mec a été approché par les services secrets, forcément à un moment ou un autre parce que c’est pas possible que des mecs aussi instables socialement avec un passé de délinquant, puissent aller et venir. Ils n’ont pas le profil de sunnites radicaux qui vont bercer dans le jihad. Ce n’est pas des gens comme ça. Les sunnites radicaux qui vont vers le jihad vont aller en Syrie par exemple ou ailleurs dans d’autres pays où ils vont sentir que là au moins, ils peuvent combattre pour la cause, mais leur cause elle est entendue : c’est l’avènement de l’islam rigoriste et orthodoxe, le vrai, le seul et qui est juste et s’il y a des gens qui veulent combattre pour cet islam alors, je vais les rejoindre et vivre sur place’. Il y a 10-15 ans, les mecs partaient déjà au Yémen par exemple, j’en connais. Ces gens n’ont besoin de personne pour foncer, ils y croient, ils comprennent, ils y vont, et quitte à mourir autant mourir en terre d’islam. Et ces mecs là pour en avoir connus…, ces mecs n’ont besoin de personne parce que eux, à la limite, correspondraient plus à en vérité au mythe du loup solitaire parce que c’est des mecs, c’est un choix, ce n’est pas de l’auto endoctrinement, c’est un choix réfléchi, personnel, politique, assumé et surtout intelligent. Ces mecs là c’est pas des bêtes, des Mohamed Merah que t’endoctrines et que tu manipules comme tu veux parce qu’ils ont la rage, parce qu’ils ont la haine, et qu’ils sont débiles. Bon je suis un peu dur mais ce sont des mecs qui socialement, intellectuellement, culturellement ils sont en déficit et depuis longtemps et donc c’est facile. Des mecs comme Merah, j’en connais, j’en ai côtoyés et des mecs comme ça, tu leur fais faire ce que tu veux c’est facile (rires) …des mecs comme ça qui ont bercé dans la primo-délinquance de banlieue, tu t’en sers pour vendre ton shit, c’est ceux qui vont aller se battre sur Paris pour le délire, c’est ces mecs-là, des ratés comme il y en a plein. Il y a ceux qui ont une démarche personnelle de partir s’installer et faire la hijra alors que des Mohamed Merah et des Nemmouche, ce sont des mecs dont on s’est servi, qui ? Je ne sais pas » déclare par contre M R (ex-salafiste).

. 7) Certaines pratiques criminelles sont légitimées par des références au temps des razzias du temps du Prophète : les biens des impies sont un butin de guerre déclinables sous plusieurs formes : attaque de banques par les Islamo-braqueurs de Roubaix, Industrie de l’enlèvement au Sahel ou au Nigéria ; racket sur les trafiquants de drogue. « L’impôt révolutionnaire » sorte de racket prélevé en Corse ou au Pays Basque n’est pas fondamentalement différent. « Pour moi il n’y a pas de décalage entre le fait de mener une vie de braqueur et être pratiquant » déclare M V et il ajoute « En fait je suis braqueur pour aider les pauvres ».

Enfin plus éloigné de la ligne de Front, la « construction victimaire locale » qui s’appuie sur « l’Islamophobie » ambiante. Les statistiques carcérales en seraient une preuve. Selon le Washington Post dans un article du 29 avril 2008 repris par Le Monde du 18 juillet…2014, élégamment intitulé « En France, des prisons remplies de Musulmans », qui représenteraient 60 à 70 % de la population carcérale pour une communauté ne pesant que à peine 12% de la population française. Ils ne seraient respectivement 11% et 3% en Grande Bretagne, 20% et 5,5% aux Pays Bas, 16% et 2% en Belgique [34]. Situation assez classique de surreprésentation de population pauvre et mal intégrée. On ne connait pas les sources de ces affirmations puisque la France interdit le recensement à base religieuse.

Les Salafistes ne commettent pas, en règle générale, de violence dans leur majorité (sauf la minorité dite jihadiste rencontrée uniquement en prison), mais ils se sentent religieusement, spirituellement plus proches des jihadistes que des musulmans non-pratiquants, les jihadistes étant malgré leurs déviances, des musulmans puisqu’ils s’acquittent de leurs devoirs religieux notamment les prières quotidiennes. Ce faisant, la discussion sur des islamistes radicaux tels que Merah devient compliquée, la plupart des Salafistes rencontrés ne le soutenant pas dans le meurtre des enfants (même juifs), mais ne se prononcent pas sur sa violence vis-à-vis des militaires musulmans qu’il avait tués puisque ces derniers avaient combattus en terre d’islam (Dar al-islam). Ils lui reconnaissent cependant le statut de martyr. L’affaire Merah peut être un indicateur du degré de radicalisation des uns et des autres, sans être pour autant totalement fiable. Il n’y a pas de désapprobation totale et sans équivoque des actes commis par l’EIIL, Merah ou Nemmouche. Les interlocuteurs nuancent leurs propos. Cela ne signifie pas pour autant que l’individu s’engagera personnellement dans la violence.

Ils considèrent que dans l’idéal l’Oumma devrait rassembler les pays musulmans pour en faire un territoire global. En ce qui concerne « l’EIIL », les enquêtés ont un avis divergeant selon qu’ils soient sortis ou non du minhaj salafiste :

On en vient à la Syrie : « Le jihad, c’est quand tu es dans ton pays et que tu te défends parce que tu te fais coloniser. En Syrie c’est le cas par exemple, c’est clairement le cas mais on parle de terroristes quand les gens se défendent, ce n’est pas vrai. Après moi ce qui me dérange c’est les actes de tortures sur les prisonniers, en islam on ne doit pas tuer des gens innocents, c’est ça qui me pose problème et puis aussi, on ne doit pas venir en Occident pour tuer des civils qui n’ont rien à voir, sauf que l’humain est faible et certains deviennent fous à cause du nombre de morts dans les pays musulmans. Je peux comprendre mais c’est interdit. L’islam c’est la patience et le respect des règles divines ».

Puis à EIIL. Certains considèrent que « le califat s’est autoproclamé et qu’il n’y a pas de preuves qu’il s’agit d’un vrai califat ». Si tous comprennent la violence des actes commis par l’EIIL en réponse à un rapport de domination de l’Occident sur le monde musulman, ils rejettent clairement certaines méthodes proposées par l’organisation. La proclamation du nouveau Califat pose problème : « S’il y a jihad, il faut déjà qu’il y ait un calife, après on dit qu’il y a un soi-disant en Irak mais bon je ne suis pas sûr que s’en soit un vrai parce qu’il s’est autoproclamé. Moi je reste distante par rapport à ça parce que maintenant il y a tellement de groupes bizarres et tellement de choses bizarres qui se passent, je dirais que si c’était un vrai calife, Allah lui donnerait de la force pour progresser. Si c’est vrai qu’ils tuent des chrétiens et bah je ne suis pas d’accord avec ça du tout, mais j’ai entendu quand même qu’ils avaient proposé le paiement de l’impôt en échange de la protection. Bref on ne sait pas ce qui est vrai ». « l’EIIL n’a pas de légitimité car quand tu veux construire quelque chose, ça ne doit pas passer par la violence. Moi j’aimerais bien qu’on crée un Etat musulman pour les musulmans, mashallah [35], dans l’absolu c’est bien mais les hommes sont faibles, ils sont trop attirés par le pouvoir et c’est ce qui se passe en ce moment… moi je suis bien en Algérie, mais voilà quand tu vois qu’à l’école les enfants sont obligés de chanter l’hymne national, ce n’est pas un vrai état islamique mais bon c’est déjà énorme car tu peux vivre en liberté sans avoir peur d’être musulman, je peux sortir dehors et on me respecte parce que je suis musulmane ».

L’argumentaire « officiellement pacifiste » des prédicateurs labellisés saoudiens et des Salafistes décrivent des sinusoïdes intellectuelles liées à la géopolitique. La distinction entre salafisme quiétiste [36] d’un côté et salafisme jihadiste de l’autre côté devient de plus en plus floue et poreuse comme on le constate dans le cas de la famille de Mohamed Merah, tueur violent en accord avec son frère Abdelkader, salafiste « quiétiste » qui lui donne cependant un coup de main et sa sœur Souad qui légitime les meurtres et finit par partir en Syrie. "Ce n’est pas à moi de juger ce que cet homme a fait", souffle [l’irresponsable] entre son épaisse barbe, "je ne suis pas spécialiste de la jurisprudence du Jihad." répond Olivier Corel, l’imam blanc d’Ariège qui a accueilli Merah, questionné par un journaliste montrant ainsi que le seul terrain de légitimité est la base théologique de l’action et non le meurtre.

La violence licite passe de plus en plus par une « théologie du sacrifice individuel » qui assure l’accès au Paradis. C’est là la forme la plus originale du radicalisme musulman. L’idéologie mortifère est tournée à la fois contre soi-même : le martyr individuel à vocation propagandiste ouvre le Paradis s’il est associé à un attentat ou un acte de guerre. La vidéo à vocation propagandiste, filmée la veille de l’attentat diffusée sur le net, doit démontrer le caractère altruiste du suicide. La communication autour de l’attentat suicide, devenu concept stratégique contre les « Autres », se justifie ainsi par le dévouement religieux et le caractère vengeur de l’acte du martyr, indifférent à la nature des victimes On avait un phénomène comparable avec l’emploi des attentats suicide chez les Tigres Tamouls, longtemps champions de ce type d’actes, mais sans garantie du Paradis [37]. Ce n’est pas non plus un suicide sacrificiel collectif comme dans l’Ordre du Temple solaire ou Jim Jones en Guyana. La garantie du Paradis est la marque de fabrique essentielle des Jihadistes.

La nécessité de la guerre autorise la Taqiyya, le droit au mensonge. Bien que le concept soit né dans le chiisme, sorte de réaction de survie d’une minorité opprimée, il a été adopté par les Salafistes en prison pour éviter le repérage, ou par les candidats terroristes pour préparer l’action…Mohamed Merah a très bien réussi à leurrer les services de la DCRI après son retour du Pakistan, au point que certains pensaient pouvoir le « recruter ».

Certains rejettent la violence : « j’ai fui (ce groupe) dès l’instant où dans les mosquées il y avait une certaine influence politique… ce n’était pas que les prêches ou les discours, tu avais le poids de cette communauté, où tu ne peux pas faire autrement que soutenir la cause… et selon ton histoire on peut clairement passer de cet islam orthodoxe rigoriste au radicalisme. Des prêches radicaux j’en ai rarement entendus, ça existe quasiment pas, après c’est tout le jeu du wahhabisme parce que le salafisme radical est l’enfant du wahhabisme d’Arabie saoudite… c’est comme ça que ça fonctionne par une dépolitisation totale du discours mais c’est là que c’est malin parce que les salafis disent toujours « il n’y a pas de politique chez nous » : évidemment c’est bidon parce qu’il n’y a rien qui ne soit pas politique. Ça n’existe pas quelque chose qui ne soit pas politique. Ça pourrait exister seulement s’il n’y avait pas de problème d’égalité, pour manger, de ségrégation… mais ça voudrait dire qu’on est dans le pays des bisounours (rires), il n’y a que les radicaux qui pense qu’une société parfaite peut exister et c’est pour ça comme ils sont convaincus ils vont au bout de leur idéologie (rires) ».
Rares sont ceux qui comme cette jeune convertie sortie du salafisme, condamnent l’usage de la violence : « Dans l’islam, il y a différents courants et des idéologies qui ont chacune sa place. Certains salafistes qui dépendent de l’Arabie Saoudite soutiennent le Jihad en Tchétchénie, mais pour eux le combat est subordonné à l’objectif. Les autres veulent combattre et c’est l’objectif, pour d’autres la religion ne doit pas être imposée par la force. Chaque tendance ne renie pas la violence mais certains considèrent que le monde musulman étant en situation de faiblesse c’est pour cela que le recours à la violence serait un suicide. Ils ne peuvent pas rejeter les combats comme une chose illégitime mais leur mise en place c’est autre chose. Moi j’ai pris à la lettre les fatwas des imams agréés ».

Comme dit plus haut, la radicalisation quiétiste (ou politique dans d’autres cas) reste toujours un marchepied intellectuel vers la violence « légitime ». Cependant ne pas tenir compte de la réalité des critiques adressées aux diplomaties occidentales pour la construction d’un « contre-discours » de dé-radicalisation, serait une erreur majeure. La déclaration de « Guerre Globale contre le Terrorisme » de G W Bush pour légitimer l’invasion de l’Irak (et non pas l’Arabie saoudite) est le cas paroxystique de schizophrénie diplomatique assise sur un mensonge public dont l’Occident toujours prêt à envoyer des militaires dans le monde arabo-musulman, n’a pas tiré toutes les leçons.

(…)


Le radicalisme musulman est donc un phénomène en expansion et extrêmement préoccupant (constat fait par les Maires, les travailleurs sociaux, les milieux éducatif, les différents pays occidentaux…) parce qu’il progresse plus vite que les autres formes de radicalisation et qu’il atteint une cible sociale très variée couvrant à la fois des membres de la 1ere, de la 2ème et même de la 3ème génération venus des anciennes colonies. Il fait des convertis de toutes origines religieuses (base : 70 à 100 000 convertis en France selon l’INED) et géographiques (Dom-Tom, pays francophones Belgique Canada..) ; des femmes (1900 à 2000 femmes bâchées selon le ministère de l’Intérieur) et des mineurs, prêtant ainsi le flanc à tous les fantasmes. Il émarge sur toutes les catégories socio-professionnelles depuis des ex-délinquants ou des marginaux en échec scolaire ou professionnel, jusqu’à des étudiants et des diplômés venant de classes moyennes ou moyennes supérieures. Si notre constat est juste, la lutte contre le Salafisme doit devenir un thème politique et religieux, et pas seulement une législation adaptée contre les dérives sectaires, ou policière contre le « terrorisme ».

« Normalement entre musulmans on ne doit pas se faire la guerre. Mais on peut expliquer de manière plausible de tuer des militaires » dit MV qui prend comme modèle Djamel Beghal (auteur des attentats de Saint Michel). Mais aujourd’hui la guerre de religion ouverte contre les Chiites en Syrie et en Irak devient la marque de fabrique des Salafistes. Selon le Global Terrorism database [38] les pays les plus touchés par des actes terroristes sont l’Irak, l’Afghanistan et le Pakistan, c’est-à-dire que les victimes premières sont d’autres Musulmans. Le terrorisme tue aujourd’hui 10 fois plus de musulmans que de non musulmans. Le caractère de plus en plus mobilisateur de la propagande géopolitique salafiste est perceptible dans les effectifs des jihadistes : pour toute la guerre afghane contre les Soviétiques, le chef d’antenne de la CIA au Pakistan, Milton Bearden, estimait le flux des volontaires essentiellement arabes, entre 5 et 12 000 combattants. On serait en Syrie après 3 ans de guerre entre 9 et 12 000 combattants étrangers représentants 80 pays, avec une forte proportion d’Occidentaux. Il ne faut donc pas se tromper : la question terroriste est d’abord et avant tout une menace pour le monde arabo-musulman contre laquelle on peut douter que le monde occidental ait toujours intérêt à intervenir et à se présenter, par ses interventions militaires, comme la cible principale.

Même si Internet et les réseaux sociaux sont le centre de tout l’intérêt médiatique il faudrait dresser un inventaire aussi précis des différents processus de radicalisation : école, mosquée, association, internet, prison…Si comme le dit la justice, 80% des jeunes gens impliqués dans des départs en Syrie n’auraient connu ni la prison, ni la mosquée, une étude exhaustive et précise devrait être menée sur tous les lieux de radicalisation : mosquée, association, prison, hôpital, école, université, armée….

Des instances et des associations musulmanes aux réactions longtemps ambigües

La cible unanime des Salafistes quiétistes ou jihadistes est « l’Islam de France » et ses représentants, qui organisent « la soumission de l’Islam à la République ». L’Union des Organisations Islamistes de France (UOIF) issue des Frères musulmans, subit la même damnation. Le ton incroyablement dénonciateur et agressif à l’encontre d’Imams réformateurs, constitue parfois de véritables appels au meurtre. On reste étonné de l’absence de réaction officielle des instances représentatives à l’encontre de certains actes et propos.

Le communautarisme commence quand un groupe tente d’imposer ses règles à la collectivité, ce qui est le cas aujourd’hui avec des revendications mouvantes et multiformes paraissant de plus en plus agressives quand la règle n’est pas fixée une bonne fois pour toutes. Dans l’affaire de la crèche Baby-Loup, la directrice rappelait les multiples demandes contradictoires auxquelles elle était soumise : certains parents voulaient que leur enfant mange Halal et suggérait de l’installer séparément avec d’autres enfants musulmans à des tables séparées ; d’autres indiquaient les heures de prière auxquelles il fallait réveiller leur enfant. Mais avec qui déterminer des règles qui ne soient pas prises comme une perpétuelle contestation de la laïcité ? « Soit vos appliquez la loi de Dieu, soit vous ne l’appliquez pas ; il n’y a pas de juste milieu » déclarait fièrement un député des Frères Musulmans égyptiens. Les Salafistes constituent le moteur à explosion de revendications sans cesse renouvelées (ex l’affaire de la Burqa). Mais qu’est-ce que la Loi de Dieu ? Si la majorité des musulmans français vivent paisiblement leur religion, comment éviter les amalgames si l’on s’enferme dans le déni d’une part et que les Salafistes notamment les plus radicaux ne sont pas clairement identifiés et combattus d’autre part ? Les activistes violents se présentent comme défenseurs de leur communauté, renforcés par leur omniprésence directe ou indirecte sur les média. Ils semblent mettre dans la difficulté les instances représentatives quant à la dénonciation des actes terroristes. On constate souvent cette complicité maladive dans d’autres communautarismes militants (en Corse ou au Pays Basque où les manifestations de dénonciation de la violence ont été très lentes à apparaitre). Le CRIJF se comporte exactement de la même manière à l’égard des actions violentes de Tsahal. Une réaction unie des instances représentatives de la communauté française musulmane est d’autant plus délicate que leur composition est multiple et concurrentielle, traversées par les différentes nationalités, sous l’influence de leurs pays d’origine. Une bonne part des personnalités rencontrées dans le cadre de l’étude a manifesté une profonde gêne quant à l’analyse de la poussée salafiste et radicale. Rares sont les quelques intellectuels qui expriment ouvertement une opposition critique ou une analyse sociologique du phénomène. Les institutionnels (représentants d’associations diverses ou autres) déclinent, en réponse, toute la gamme des poncifs habituels : dérives de la paupérisation et de l’exclusion, fragilités psychologiques, échec de l’intégration responsabilité des Occidentaux …Peu ont tenté de développer une analyse théologique interne à l’évolution du monde arabo-musulman, si ce n’est la dénégation sur le vrai et le faux musulman, le bon et le faux islam. Peur de la Fitna ?

Aussi significatif est la crainte de se voir accusés de « trahir l’Islam et les Musulmans », accusation fréquente à l’encontre de tout structure de l’Islam de France, en cas de prise de parole publique sur le sujet. Ce blocage psychologique et politique a longtemps été difficile à lever, il est pourtant essentiel pour construire une politique de contre-radicalisation. Il est en train de changer à grande vitesse sous la poussée de différents acteurs associatifs et membres de la société civile.

(…)

D’autres évènements récents n’ont pas fait réagir : impossible de trouver un communiqué sur l’enlèvement des jeunes femmes au Nigéria par Boko Haram sur l’un ou l’autre des sites, et la Mosquée de Paris a mis une quinzaine de jours à condamner.

Le Comité contre l’Islamophobie en France pour sa part, a refusé une demande d’entretiens venant des auteurs de cette étude, considérant que le « sujet (le radicalisme violent) n’entrait pas dans sa mission (long entretien téléphonique avec madame Elsa Ray le 10 juillet 2014).

Par contre l’attaque du Musée juif de Bruxelles le 24 mai 2014 par M Nemmouche a commencé à alerter, le ton restant toutefois à la dénonciation plutôt qu’à l’analyse. Pour le président de l’Union des mosquées de France (UMF), Mohammed Moussaoui, ancien président du CFCM, l’attaque du Musée de Bruxelles, « vient entretenir la souffrance morale des musulmans de France face à l’instrumentalisation insupportable de leur religion par des extrémistes de tout bord » (communiqué du 2 juin). Le CFCM, déclare « Tout musulman doit avoir à cœur de se démarquer nettement de l’extrémisme », écrit le Conseil français du culte musulman dans un document diffusé mercredi 4 juin [39]

. « Il est impérieux que cette problématique (de la radicalisation) soit appréhendée dans toutes ses dimensions économiques et sociales ». Certes ! La mosquée de Paris met 15 jours à dénoncer (communiqué du 2 juin). Quid de l’interrogation sur la pratique religieuse du terroriste ?

Seule, L’UMF se dit préoccupée par ce phénomène de radicalisation qui « défigure l’image de l’Islam et des musulmans », et appelle les responsables musulmans à des états généraux contre le radicalisme religieux. Le communiqué précise que « ces états généraux doivent mobiliser les imams et les aumôniers de France et permettre une réflexion profonde et sérieuse sur les causes et les mécanismes de ces dérives qui menacent notre vivre ensemble ».

Le CCIF pour sa part, passé maitre dans l’explication complotiste doute toujours et encore de la version de la police. Pourquoi dès lors, s’interroger sur la démarche religieuse de Nemmouche ?
Les dénonciations des édiles officiels face aux dérives du Salafisme takfiriste et aux attentats en France ou à l’étranger ont longtemps été discrètes, voire même hésitantes. Le sentiment de stigmatisation demeure et est parfaitement exprimé par cette phrase relevée sur un site islamiste : « Quand un homme quitte sa famille et son pays pour aller défendre des victimes, c’est un héros. Si on apprend qu’il est musulman, c’est un Jihadiste ! » [40].

En ce sens les bégaiements de la politique et de la diplomatie française contribuent à l’ambigüité et à la confusion. Il n’a jamais énoncé sa cible, continuant à parler au Mali et au Sahel de « terrorisme international », voire de terrorisme islamiste alors que le terme Islamiste faisant référence à l’Islam est dénoncé par l’ensemble de la communauté, sans aucune explication ni analyse sur les causes du phénomène et ses rapports avec certains pays musulmans.
Aussi ne faut-il pas s’étonner que les premières actions de dénonciation soient nées hors des structures venant d’individus ou d’acteurs musulmans inorganisés (voir plus loin).

Pour résumer le Salafisme jihadiste est la construction d’une identité politico-religieuse qui dépasse les méthodes de la lutte antisecte. En cela il se différencie d’autres formes de radicalismes violents. C’est un recrutement sectaire qui émarge sur des profils sociologiques et géographiques variés comme d’autres sectes, mais avec des caractéristiques propres : pas toujours de contact physique et personnel avec le Gourou, mais plutôt un système réticulaire avec des Référents et des Disséminateurs dispersés à la surface de la planète ; le recrutement se fait apparemment de façon croissante par des messages et des media issus du monde virtuel d’Internet (téléprédicateurs ; réseaux sociaux ; vidéo obéissant aux meilleurs techniques de guerre des films hollywoodiens) mais toujours après contact humain ; on ne constate que très exceptionnellement des abus de faiblesse chez les adeptes, y compris dans les cas récents de départ au jihad en Syrie. Le sentiment d’appartenance à une communauté universelle supranationale se rapproche des conceptions de la secte Moon ou de l’Eglise de Scientologie, mais avec une ambition géopolitique planétaire affichée : le rétablissement du Califat et l’unification des pays musulmans par disparition des identités nationales. La très forte sensibilité internationale aux crises du monde arabo-musulman confortée par le double standard des diplomaties occidentales, légitime une guerre contre un ennemi mondialisé- les « Autres », catégorie définie de manière très large à la différence d’autres radicalismes : les Juifs, les « Croisés » (les Occidentaux), les apostats, les minorités religieuses Bahaïs ou Chrétiennes… jusques et y compris les autres Musulmans (Chiites, Soufis) et même les autres écoles juridiques de l’Islam (Malékites au Maghreb et au Sahel, Hanéfites au Pakistan…) et dernièrement sorti des publications de EIIL les « sionistes peshmergas » de la bataille de Kobané.

Copyright Décembre 2014-Conesa-Fondation d’aide aux victimes du terrorisme. Extrait publié sur le Diploweb.com avec l’autorisation de l’auteur.


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. Télécharger au format pdf l’intégralité du rapport de P. Conesa, « Quelle politique de contre-radicalisation en France ? » sur le site de la Fondation d’aide aux victimes du terrorisme


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[1“Voir Religion et intégrisme, ou les paradoxes du désenchantement du monde”. Cahiers de recherche sociologique, no 30, 1998, pp. 153-178. Montréal : Département de sociologie, UQAM http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

[2L’origine darwinienne de l’homme est un ennemi commun à tous les intégrismes (néo-évangélistes, islamistes…).

[3Texte de la Sainte Eglise Normande, cité dans le Monde des religions, numéro spécial sur les Sectes p 71

[4G KEPEL cite le site petitsmuslims.com qui vend en ligne des poupées sans visage afin de respecter la fatwa d’un imam saoudien rappelant l’interdiction de l’idolatrie.

[6Id ouvrage cité

[7Excepté votre serviteur dans un article du Monde diplomatique, février 2002.

[8Fraternité religieuse

[9Voir l’Islam des jeunes. « … tout cela est fragile, souvent de faible durée, l’intérêt retombant rapidement et le jeune se tournant dans la plupart des cas, vers une forme soft de l’islam, proche du bricolage individuel », p. 150

[10Samir Amghar : le salafisme aujourd’hui, 2011

[11John Calvert Sayyid Qutb and the Origins of Radical Islamism” et« Islamism : sourcebook and reference (Greenwood 2007),

[12Reflections on the revolution in Europe, Immigration, Islam and the West (Doubleday)

[13Exemple de la video « La Syrie bénie et la fin des temps » sur Jennah TV reprise par monislam.com de l’Imam Lotfi Abdurrahman d’origine algérienne pour justifier le départ en Syrie, en reprenant des descriptions de la Génèse. http://www.dailymotion.com/video/xpm0tw_la-syrie-be-nie-et-la-fin-des-temps-2-2-lotfi-abdurrahman_news

[14Gilles. Kepel.

[15Voir le site de Mahdy Ibn salah http://www.mahdyibnsalh.fr:roqya/medecine/roqya ; l’homme se prétend éducateur .

[16Voir par exemple les sites de Rachid Abou Houfeyda, ou celui de Sheikh Imran Hossein

[17Charles Russel, père des Témoins de Jéhovah qui prédisait la fin du monde en 1874 puis 1914, puis après sa mort la secte annonça 1925, et enfin 1975. Depuis plus rien ! Mais la secte finira par avoir raison.

[18Quand les mille ans d’emprisonnement de Satan seront écoulés, Satan est délié et va rassembler aux quatre coins du monde Gog et Magog, en qui certains réactionnaires de nos jours ont cru reconnaître les démagogues d’aujourd’hui. Ces multitudes, soulevées par Satan, viennent entourer le camp des saints et la ville bien-aimée, Jérusalem, capitale du royaume millénaire ; mais le feu du ciel les dévore, et le diable est jeté, cette fois pour toujours, dans l’océan de feu, où l’attendaient depuis mille ans ses vieux amis, la bête et son prophète.

[19Raconté par jean Claude Maurice, le rédacteur en chef du Journal du Dimanche http://www.lexpress.fr/actualite/politique/chirac-bush-et-l-apocalypse_746203.html

[20A saint George’s house Consultation : « Countering violent extremism post Arab Spring » (Nov 2013)

[21Les Nouveaux Martyres d’Allah, éd. Flammarion, Paris, 2002, 369 p ; L’Islam dans les prisons, éd. Balland, coll. « Voix et regards », Paris, 2004, 284 p ; Quand Al Qaïda parle : témoignages derrière les barreaux, éd. Grasset, Paris, 2006, 421 p

[23Hervieu-Léger, La religion pour mémoire. 1993, p. 118

[24La cité musulmane : vie sociale et politique. 1982

[25Le fait d’accorder ou d’associer à quelqu’un ou quelque chose ce qui revient à Dieu, ce qui peut faire sortir de l’islam selon les enquêtés.

[26cf interview de Kenza Drider sur https://www.youtube.com/watch?v=KLVvXNQIIQw

[28voir les travaux de Dominique Thomas sur le Londonistan

[32Pierre CONESA : la Fabrication de l’ennemi (ed Robert Laffont) 2011.

[33Luis Martinez : Structures, environnement et basculement dans le Jihadisme, Cultures et conflits 2008.

[34Chiffres établis par Open Society Institute

[35C’est la volonté d’Allah

[36Voir l’analyse de Shiraz Maher ICSR Senior Research Fellow, “inside the mind of a western jihadist (article du Wall street journal 29 Aout 2014

[37. Le candidat avait simplement droit à dîner avec le Gourou Prabarakhan la veille de l’attentat.

[40Mohamed Ali (converti à l’Islam) s’était vu interpeller par un journaliste après les attentats du 11 septembre « Qu’est-ce que cela vous fait d’appartenir à al même religion que les terroristes qui ont attaqué les Etats-Unis ? », il avait répondu « Qu’est-ce que cela vous fait d’appartenir à la même religion qu’Hitler ? »


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