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Une Chine post-totalitaire ?

Par Michel NAZET, le 15 mai 2013  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Michel Nazet, spécialiste de géopolitique, est diplômé en histoire-géographie, droit et sciences politiques (IEP Paris). Actuellement professeur en classes préparatoires économiques et commerciales au lycée Saint-Michel-de-Picpus à Paris. Auteur de La Chine et le monde au XXe siècle. Les chemins de la puissance et Comprendre l’actualité : géopolitique et relations internationales, Paris, Ellipses.

Comment comprendre les évolutions politiques en Chine ? Pour M. Nazet, le régime de la RPC n’est plus totalitaire même s’il continue de surplomber la société. Il doit aussi faire face à des oppositions importantes quoi que non concertées. Les avancées devraient s’effectuer à pas comptés.

Cet article reprend et développe la conférence prononcée le 7 avril 2013 à Grenoble, dans le cadre du 5e "Festival de Géopolitique et de Géoéconomie" organisé par Grenoble École de Management.

LES évolutions de la République populaire de Chine (RPC), qui marie un régime politique officiellement marxiste-léniniste-maoïste avec une économie affichée comme libérale, interrogent depuis de nombreuses années déjà.

La question essentielle, parfois lancinante [1], consiste à savoir si le régime politique chinois ne va pas, par la force des choses sinon par les lois de l’histoire, s’infléchir vers la démocratie… ou au contraire, en acquérant la force d’un modèle efficace, pervertir les régimes occidentaux…

À ce titre les définitions croisées du post-totalitarisme chinois et de la post-démocratie occidentale ne sont pas a priori particulièrement rassurantes [2].

L’arrivée au pouvoir d’une cinquième génération de dirigeants chinois depuis 1949 avec Xi Jinping et Li Keqiang incite pourtant à s’interroger sur les mutations du régime dans un contexte où les scandales [3] ont été nombreux.

Incontestablement, le régime politique de la RPC n’est pourtant déjà plus totalitaire…

Suite aux années Deng Xiaoping et aux effets cumulatifs de la période des 4 modernisations et de l’ouverture des ZES (après 1978), puis de la relance des réformes de l’après Tian’ anmen (après 1992), le régime n’est plus totalitaire.

Ainsi, la danwei a pratiquement disparu et son rôle est désormais remplacé par le marché. La décentralisation, effective, a donné plus de pouvoirs aux cadres locaux qui font souvent alliance avec les entrepreneurs autorisant par ailleurs une montée en puissance des féodalités locales et un développement considérable de la corruption. Les « dix glorieuses » chinoises se sont traduites aussi par une accélération de l’urbanisation, une montée du niveau de vie qui a doublé au cours de la période et permis l’apparition d’une « classe moyenne » d’une petite soixantaine de millions de personnes [4]. Cette frange encore étroite de la population chinoise a désormais accès aux achats de télévisions et de téléphones qui se sont substitués aux choses qui tournent de la période précédente (vélo, montre, machine à laver, machines à coudre) alors que se développent la publicité et les supermarchés. Enfin, les mentalités ont évolué avec une ouverture sur l’étranger qui s’est traduite par des manifestations de liberté sexuelle ou encore un remarquable essor artistique dont le Political Pop n’est qu’un des aspects.

Le PCC a dû en tirer les leçons. Il n’a plus la prétention, ce qu’il ne pourrait d’ailleurs plus faire, de gérer la vie privée des citoyens. Il a également accordé un peu plus de liberté aux intellectuels, aux écrivains et aux artistes. De même et surtout, il a laissé et laisse de plus en plus libre cours aux initiatives dans le domaine de l’économie, incitant d’ailleurs, depuis le XVIe congrès du PCC en novembre 2002 et à travers le terme de la triple représentativité (amendement de 2003 à la Constitution de 1982), les capitalistes à jouer un rôle accru dans la vie politique nationale et à intégrer le PCC.

… et même s’il continue de surplomber la société…

Michel Bonin , le fondateur de Perspectives Chinoises, a, il y a quelques années déjà (2003), inventé le concept de totalitarisme replié en montrant que le PCC pouvait à tout moment, si besoin était, se déplier et frapper toute personne ou toute force sociale considérée comme dangereuse, comme lors de la répression de la secte Fa Lun Gong à la suite de la manifestation du 25 mars 1999 au parc Zhongnanhai dans le centre de Pékin.

Et de fait, le PCC, fort de près de 80 millions de personnes, dirige toujours la Chine au nom des 4 principes fondamentaux de Deng Xiaoping qui sont le maintien du socialisme, de la dictature démocratique populaire, de la direction du Parti communiste et du marxisme-léninisme et de la pensée de Mao Zedong. Il persiste à vouloir contrôler totalement l’espace public en se concentrant sur l’essentiel : l’information, la communication et, surtout, l’organisation politique et sociale. À ce titre, il continue de refuser l’existence de toute organisation sociale autonome (association, syndicat, Église, parti politique ou autre), ce qui le distingue encore nettement d’un banal autoritarisme. François Godement [5] pour sa part va encore plus loin en considérant que le Parti a renforcé son pouvoir ces dernières années…

Ce renforcement du PCC, qu’il qualifie de Parti-État, tient à trois facteurs. Le premier est politique : sous Jiang Zemin, de 1995 à 2002, la légalisation a beaucoup progressé alors que sous Hu Jintao depuis 2002 le parti a régularisé son fonctionnement avec une politique de ressources humaines qui permettent l’évaluation des performances et une consultation des experts plus fréquente que par le passé… Le second tient au fait que le PCC surplombe toujours la société par le contrôle des médias et d’une industrie des distractions dont la fonction remplace les organisations de masse de l’époque maoïste… Le troisième : le parti commande plus que jamais l’accès aux responsabilités, quelles qu’elles soient, dans le pays…

… il doit aussi faire face à des oppositions importantes, nombreuses quoi que non concertées…

Il existe actuellement en Chine une communauté de journalistes, d’avocats, de blogueurs, de militants divers qui exigent des réformes dont le catalogue peut être dressé assez aisément. Pour l’essentiel, les revendications portent sur une réforme, voire la suppression, des camps de rééducation qui restent bien, selon l’expression de l’écrivain Liao Yiwu, l’Empire des ténèbres [6].

Elles portent aussi sur la fin de la censure préalable dans la presse, sur Internet, dans le domaine de la littérature… Elles revendiquent aussi de façon plus large l’application de la Constitution chinoise qui garantit en théorie la plupart des droits fondamentaux de la personne.

Il faut toutefois retenir que l’agitation la plus médiatique et la plus explosive - les 200 000 incidents de masse désormais comptabilisés annuellement - concerne des problèmes locaux : contestation de la fermeture d’une usine, abus des autorités locales (prévarication ou corruption, abus d’autorité, abus sexuels), expropriations, mauvaises conditions de travail ou d’existence (émeutes de travailleurs migrants dans le Guandong en 2011…) et, de plus en plus souvent, exigence de la fermeture d’un site polluant.

Néanmoins, on n’a pas en Chine aujourd’hui de mouvement de masse revendiquant une démocratie sur le mode occidental (Tian’anmen en 1989 a été très ambigu, même la police y manifestait). Seule une étroite frange d’intellectuels, ceux de la Charte 08 dans la tradition du Mouvement du 4 mai 1919 dont elle se revendique, réclame ouvertement le fédéralisme et une démocratie parlementaire représentative. En fait, ce que veulent les gens c’est la satisfaction d’intérêts individuels, pouvoir protester sans répression, pouvoir faire pression sur un pouvoir connu et identifié…

Pour l’avenir proche, des avancées obligées…

Il est indiscutable que le capitalisme libéral a fait, sur une période beaucoup plus courte, subir à la Chine des mutations au moins aussi violentes que celles mises en évidence pour les pays occidentaux par Karl Polanyi dans La Grande transformation (1944) ou encore par Peter Laslett, Un monde que nous avons perdu (1965). Des faits sociologiques récents comme les rôles nouveaux de l’argent, du diplôme dans l’ascension sociale ou le caractère déterminant des relations sociales sont identiques à ceux qui se produisirent en leur temps dans les pays occidentaux à la fin du XIXe siècle.

Il est tout aussi indiscutable que ces transformations brutales ont permis un relatif relâchement d’une emprise totalitaire devenue plus lâche dans la mesure où le pouvoir ne peut plus et ne veut sans doute plus non plus mettre en œuvre les moyens coercitifs de masse du passé.

Ces évolutions ne sont pas obligatoirement positives pour un Liu Xiabao qui qualifie de philosophie du porc la philosophie politique du pouvoir en place. Selon lui, tout est fait en Chine pour que, de façon exclusive, les porcs (c’est-à-dire la population) s’endorment quand ils sont rassasiés et mangent quand ils se réveillent… quitte à développer dans le pays le cynisme, l’opportunisme, l’anesthésie de la compassion, avec le seul nationalisme comme exutoire idéologique [7]

Elles le sont davantage pour le pouvoir qui développe à l’heure actuelle un véritable soft power dans ce domaine. Le PCC se présente ainsi comme une alternative crédible à la démocratie représentative dont il raille plus ou moins ouvertement la sélection des élites politiques, la démagogie, la gestion des affaires à courte vue, les finalités oligarchiques [8]

Une Chine post-totalitaire ?

Chine. En pays Miao. ©Courmont. Extrait d’un photo-reportage de B. Courmont « Chine : minorités du Guizhou »

… mais qui devraient s’effectuer à pas très comptés

Pour l’avenir, quelles tendances semblent devoir se dégager au moins à moyen et à court terme ? En ce qui concerne les évolutions politiques, il faut sans doute renoncer à l’idée d’une démocratisation rapide de la Chine dans les années qui viennent.

La société chinoise ne semble pas le souhaiter, le PCC non plus.
Les premiers pas de Xi Jinping sont à ce titre révélateurs. Dans son premier discours en tant que chef du parti, L’espoir des gens pour une vie meilleure est notre objectif et qu’il a qualifié lui-même de contrat de pain, il pointe surtout les efforts à faire dans les domaines de l’éducation, de l’emploi, du revenu, de l’assistance sociale, de la santé… Il n’y a pas un seul mot sur les réformes politiques … Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas d’évolutions, elles semblent même inéluctables au vu du passé récent et surtout de la volonté affichée du même Xi Jinping, qui prône « le rêve chinois », de s’attaquer à la corruption : la censure devrait continuer de se relâcher au profit d’une liberté de presse plus grande, les élections au sein du parti ainsi qu’aux divers échelons locaux devraient se généraliser. Il est probable aussi qu’un "État de droit à la chinoise" devrait voir le jour dans le mandat qui sera accordé à Xi Jinping…

Il n’en reste pas moins qu’un retour en arrière reste toujours possible, et pour finir sur une note souriante (?) on renverra à un roman publié en 2012 dû à un Chinois de Hong-Kong nommé Chan Koonchung et intitulé Les années fastes [9]. Dans cette uchronie, dans un contexte de crise mondiale et au prix de trois semaines de répression intense dont le pouvoir a effacé toute trace, le pays nage dans un bonheur d’autant plus parfait que les stations d’épuration de l’eau fournissent un produit enrichi à l’ectasy.

Copyright Mai 2013-Nazet/Diploweb.com

. Voir l’article d’Ivan Sand, La politique intérieure chinoise dépasse ses frontières


Plus

. Michel Nazet, La Chine et le monde au XXe siècle. Les chemins de la puissance, Paris, Ellipses, 2012.

Comment le géant asiatique a-t-il pris, au XXe siècle, le(s) chemin(s) de la puissance ? Le XXIe siècle sera-t-il chinois ? L’auteur fait ici le point sur l’histoire, la transformation, l’évolution, la place et le rôle économique et politique de la Chine dans le monde.

1. Singularités et contraintes d’un territoire. 2 . Un État récent, une civilisation multimillénaire, une conception spécifique de la puissance. 3 . La Chine et le monde : destins croisés du Moyen Âge à la Révolution industrielle. 4 . L’ouverture forcée amorce le siècle de la honte (1842-1919). 5 . Des débuts de la République au régime de Nankin (1919-1937). 6 . Le basculement dans le camp soviétique (1937-1957). 7 . Le temps des utopies et des impasses isole la Chine (1957-1976). 8 . Le retour sur la scène internationale (1980-2010). 9 . La Chine dans la mondialisation. 10 . Ambiguïtés et fragilités d’une grande puissance. 11 . Les apprentissages de la puissance. 12 . La Chine aux risques de l’escalade et de confrontations potentiellement dangereuses.

. Voir le livre de Michel Nazet sur le site Amazon


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[1Cf. Alain Minc, Ce monde qui vient, Grasset, 2004, pp. 44-64.

[2Un régime post-totalitaire, rencontre historique de la dictature et de la société de consommation selon V. Havel, peut être défini comme un pouvoir qui ne prétend plus incarner une vérité absolue mais tire sa légitimité d’une expertise au service d’une efficacité pratique qui profite au plus grand nombre. Pour Colin Crouch,Post democracy, 2004, ou encore Emmanuel Todd, Après la démocratie, 2008.... un régime post-démocratique est un régime politique qui dans le cadre formel d’une démocratie représentative est désormais entre les mains d’une oligarchie dont les membres sont peu ou prou interchangeables. Au nom de la préservation de ses intérêts, elle manipule, par une communication qui remplace l’action, une masse de citoyens en voie de paupérisation.

[3Cf. Michel Nazet, Chine nouvelle et China Bashing, Diploweb, 21 décembre 2012.

[4Cf. Jean-Louis Rocca, Une sociologie de la Chine, La Découverte, 2010, p. 67.

[5F. Godement, Que veut la Chine. De Mao au capitalisme, Odile Jacob, 2012.

[6Liao Yiwu, Dans l’empire des Ténébres, Bourin, 2013.

[710- Liu Xiabo, La philosophie du porc, Gallimard, 2011, pp. 147-177.

[8Cf. Zhang Weiwei, The China Wave : Rise of a Civilisational State, World Century Publishing Corporation, Shanghai, 2012.

[914-Chan Koonchung, Les années fastes, Grasset, 2012.


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