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www.diploweb.com Géopolitique de l'Union européenne

La Pologne, un singulier pays membre

Par le colonel Jean-Sébastien Tavernier,

ancien officier de liaison auprès du Ministère de la défense à Varsovie

et ancien attaché de défense en Pologne.

Entretien avec Pierre Verluise

La Pologne est le 6ème pays de l’UE27 par sa superficie et sa population. Elle fait partie des six pays majeurs. Il importe donc de comprendre ses modes de fonctionnement et ses projets.  D'autant que "l'élection du libéral conservateur polonais Jacek Saryusz-Wolski, membre du parti d'opposition Plateforme civique (PO), à la tête de la Commission des Affaires étrangères, a fait sensation au Parlement européen." (Le Monde, 3 février 2007)

Biographie de l'auteur en bas de page.

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Quand nous pensons à la Pologne, quelle caractéristique garder à l’esprit ?

Il importe de poser d’emblée un postulat : l’Histoire occupe une place essentielle dans les consciences polonaises. Ayant passé six ans en Pologne, j’ai été frappé en de multiples occasions par le rôle qu’elle jouait dans le conscient et le subconscient polonais. La Pologne est le seul pays européen qui a cessé d’exister pendant 123 ans, de 1795 à 1918 – à la suite des partages entre l’Allemagne, la Russie et l’Autriche – avant de renaître une deuxième fois, le 11 novembre 1918. Cette renaissance constituait l’un des buts de guerre du Président américain W. Wilson. Pendant plus d’un siècle, la Pologne a donc disparu de la carte du monde. Le seul pays qui ait refusé ce partage était la Turquie : lorsque le Sultan recevait les ambassadeurs, il restait toujours un fauteuil destiné à l’ambassadeur de Pologne. Traditionnellement, le Sultan demandait : « Et l’ambassadeur de Pologne, que devient-il ? » On lui répondait rituellement: « Il a été empêché. » Alors seulement la réunion commençait.  

Histoire et conscience nationale

L’Histoire reste donc une des composantes fondamentales de la culture des Polonais. C’est d’ailleurs grâce à cette prégnance de l’Histoire que la Pologne – qui n’existait pas le 10 novembre 1918 – est re-née le lendemain. La conscience nationale a fait son œuvre. Les Polonais sont fiers de leur identité polonaise et même les immigrés depuis trois générations gardent ce sentiment d’appartenance nationale. Ils cultivent cette identité. C’est ce qui a permis au pays et à la nation de revivre. La littérature, vecteur de la culture, a joué à cet égard un rôle majeur lorsque la Pologne était partagée.  

Les Polonais connaissent non seulement par cœur leur Histoire, mais aussi celle d’autres pays comme la France. Combien de Français connaissent-ils l’Histoire de la Pologne ? Il en découle que, dans les relations entre Etats, l’Histoire demeure toujours présente en toile de fond. Le précédent Président de la République polonaise, M. Kwaśniewski, a ainsi rappelé un jour que les Français n’étaient pas venus en 1939 à Gdańsk (Dantzig). Les Polonais vivent  leur Histoire, tous les jours. Cela explique certaines de leurs attitudes aujourd’hui. Après l’épisode des partages, il y a eu vingt ans d’une démocratie « ferme ». Puis, de 1939 à 1945, une nouvelle disparition de la Pologne sous les occupations nazie et soviétique. Après 1945, la Pologne devient communiste sous la coupe de l’Union soviétique jusqu’en 1989. Elle n’existe à nouveau libre et indépendante que depuis cette date. Cela signifie que, de 1795 à 1989, aucune classe politique polonaise n’a véritablement exercé le pouvoir. La droite en a été exclue depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à cette date et la gauche prenait ses ordres à Moscou. Ainsi, même celle-ci n’a pas vraiment exercé l’art de gouverner. Comme je l’ai confié un jour aux étudiants de Sciences Po à Cracovie, une des difficultés de la Pologne d’aujourd’hui provient du fait qu’elle n’a pas de véritable expérience de la démocratie sur la durée. Si la démocratie française n’est pas parfaite, elle se construit cependant depuis plus de 200 ans. Quelle que soit la qualité des personnes, on ne rattrape pas deux siècles en deux décennies ! Il faut du temps. Certains balbutiements de la Pologne de 2006 découlent donc de son Histoire. Nous devons le garder à l’esprit. 

 

Après la chute du Rideau de fer, comment les Polonais vivaient-ils leurs relations avec les Occidentaux et avec la Russie post-soviétique ?  

En 1992, le Président L. Wałęsa avait déclaré en s’adressant à l’Occident : « Vous avez plus besoin de nous que nous n’avons besoin de vous. » Pour les Polonais, l’Histoire enseigne qu’en 1945, à Yalta, les Occidentaux les ont abandonnés dans les mains des Soviétiques. A leurs yeux, c’est de notre faute s’ils ont vécu sous le joug communiste pendant quarante quatre ans. Pour beaucoup d’entre eux, le retour de la Pologne dans le camp occidental, c'est-à-dire dans l’OTAN et l’UE, était un dû car elle appartient à l’évidence à la civilisation occidentale. On considérait encore la menace russe comme réelle, au début des années 90. Les militaires polonais craignaient encore une réaction armée russe, comme à Prague et Budapest. Les troupes russes n’ont quitté la Pologne qu’en 1993. L’aspiration à entrer dans l’OTAN venait donc en particulier du besoin de se protéger de Moscou. Par ailleurs, aux yeux des Polonais, l’UE incarnait une promesse de prospérité. Et le Premier ministre L. Miller écrivait encore en 2004, quinze ans plus tard, un article dans lequel il expliquait que l’avenir de la Pologne reposait sur deux piliers : l’OTAN pour sa sécurité, l’UE pour sa prospérité économique.  

L’intégration plus rapide de la Pologne dans l’OTAN (1999) que dans l’UE (2004) a inévitablement marqué les esprits, d’autant plus qu’aujourd’hui encore, en Pologne, on considère que la Russie n’est pas toujours amicale. 

Vu de Varsovie

En effet, quand on observe depuis Varsovie la politique énergétique russe, la fermeture des livraisons à la Biélorussie en 2004, à l’Ukraine en 2005 et fin 2006 encore les âpres négociations de Gazprom avec les autorités de Minsk, quand on se veut un champion de la lutte pour l’indépendance et qu’on observe, à Varsovie,  l’attitude de la Russie vis à vis de la Tchétchénie ou de la Géorgie, on considère que le risque existe et qu’il faut donc bien se prémunir contre lui.  

Quant à la relation avec les Etats-Unis, elle découle de la doctrine Wilson, du soutien financier de la diaspora polonaise aux familles restées au pays durant les décennies communistes, puis de l’entrée de la Pologne dans l’OTAN dès 1999. Pour autant, les Polonais ont oublié que le Sénat américain a alors traîné les pieds pour donner son accord à l’élargissement de l’Alliance atlantique. 

 

Quels étaient les projets géopolitiques de la Pologne en 2004 ?  

Ayant assuré sa sécurité en devenant membre de l’OTAN en 1999, le projet géopolitique polonais de 2004 était simple, ce qui ne signifie pas qu’il était dénué de bon sens. Les Polonais souhaitaient que le pays occupât toute la place à laquelle il aspirait au sein de la communauté. Ils voulaient vivre à l’occidentale, comme nous, libres et prospères. Leur objectif était de rattraper leur retard le plus vite possible. C’est pourquoi la Pologne – en 2004 surtout sa classe politique – souhaitait rejoindre l’Union européenne. 

Cette double appartenance lui permettrait en effet de jouir à la fois de la croissance et de se protéger. Il y avait le désir de tirer profit de l’appartenance à l’Europe tout en demeurant « la Pologne ». En effet, les Polonais sont très patriotes. Cette ambiguïté se traduit dans la vie politique par la présence actuellement au gouvernement de deux mouvements nationalistes, la Ligue des familles polonaise (LPR) et Autodéfense (Samoobrona) qui ne cachaient pas leur euroscepticisme, même si le second a modifié son discours. Le parti du Président, Droit et justice (PiS), a produit aussi un discours visant à protéger la Pologne, notamment, comme on le sait, pour s’opposer au projet de traité constitutionnel et conserver le mode de scrutin du traité de Nice, prétendument plus favorable à la Pologne. La Plateforme civique (PO) avait alors lancé le fameux « Nice ou la mort ». J’ai été alors très frappé par cette attitude en opposition quasi permanente, cette crainte persistante de devoir se protéger contre les décisions de l’Europe, comme si la Pologne n’envisageait pas de tenter de faire passer ses propres idées, seule ou en coalition.

Contradictions

Pour l’opinion publique surtout, en 2004, il y avait une forte opposition entre le désir de bien-être et le rejet d’une certaine partie de ce qu’est l’UE. Par exemple, alors que la Pologne est connue pour la vigueur de son catholicisme, elle n’adhère pas aux positions européennes sur l’avortement et l’homosexualité. Les Polonais voulaient protéger leur spécificité, devenir Européens tout en restant Polonais, en ayant du mal à comprendre que l’on peut être Polonais dans l’Union européenne mais qu’intégrer l’UE implique pour tout Etat une partie d’abandon de sa souveraineté. Lorsqu’on intègre une équipe sportive il en va de même : on doit accepter de « jouer collectif », parfois au détriment de sa mise en valeur personnelle. Mais ne perdons cependant pas de vue que les Polonais n’ont recouvré leur liberté et leur souveraineté que depuis 1989 et que tout abandon dans ce domaine fait terriblement souffrir, après tant d’années passées à attendre… 

Il existe bien des points communs entre Français et Polonais. Nous sommes les uns et les autres chauvins, avec une riche culture, une Histoire guerrière, une fierté nationale évidente… Ce qui explique parfois les tensions entre la France entre la Pologne.  

Je pensais, en tant qu’Occidental « ancien », que les Polonais se souviendraient de ce qu’ils avaient gagné en recouvrant leur « Occidentalité ». En réalité, la vie matérielle est devenue plus difficile pour le plus grand nombre et ils semblent avoir oublié qu’ils ont gagné le droit d’aller et venir partout où bon leur semble, de s’exprimer librement, de participer à l’opposition politique. Si, à l’époque du communisme, les niveaux de vie étaient assez homogènes, par la suite on a vu apparaître des gens très riches et des gens très pauvres. Les retraités, les paysans, les professions libérales ont eu - et éprouvent encore - de grandes difficultés. J’ai été étonné de constater que l’Eglise polonaise n’a pas semblé jouer un rôle plus actif durant la transition, sur le plan social. 90% des Polonais sont catholiques et 50% pratiquants, l’Eglise est riche, le clergé vit bien. Il se construit de nombreuses églises mais on voit peu d’écoles catholiques, de maisons pour les mères célibataires ou de crèches. L’Eglise a joué un rôle incontestable dans le maintien de l’unité nationale et la chute du communisme. Elle était un espace de liberté. Cependant, l’Eglise polonaise me semble avoir manqué de générosité dans les années de la transition. Peut-être la crise qu’elle traverse en janvier 2007, dramatiquement manifestée lors de la démission du nouvel archevêque de Varsovie, Mgr Wielgus, en est-elle une conséquence. 

Eloigner le risque

En 2007, la Pologne se trouve aux marges orientales de l’OTAN et de l’Union européenne. Elle avait trois voisins en 1999, elle en a sept désormais dont, sur sa frontière orientale un qui est mis au ban de la société internationale, la Biélorussie de V. Loukachenko. Mais aussi l’Ukraine avec laquelle les liens se sont beaucoup resserrés après la Révolution orange de 2004 et la Russie, avec l’enclave de Kaliningrad. Le souci sécuritaire de la Pologne, c’est de ne plus se trouver en première ligne. La géographie place la Pologne entre l’Allemagne et la Russie qui ont fait quelques allers-retours tragiques sur son territoire au cours des siècles. Il n’y a pas de frontières naturelles qui interdisent aux voisins de l’Est ou de l’Ouest d’entrer en Pologne. C’est pourquoi son projet majeur est d’éloigner le risque un peu plus loin à l’Est. Varsovie a donc une politique visant à soutenir un élargissement à l’Est de l’Union européenne comme de l’OTAN, à la Biélorussie, l’Ukraine voire la Moldavie. Il subsiste de l’Histoire le souhait de se doter d’un espace « tampon » face à une menace venant de l’Est. Cela explique la pression polonaise pour que l’UE se dote d’une politique orientale très forte au bénéfice de ses voisins orientaux. Cela explique aussi le vrai bonheur qu’ont eu les Polonais, j’en témoigne, de voir les Ukrainiens jouir à leur tour, comme eux, de la liberté en 2004. Il y a alors eu un moment d’unité nationale très fort au cours duquel le projet polonais fut porté, chacun à sa manière, par les Présidents Wałęsa et Kwaśniewski. Aujourd’hui, la Pologne se réjouit que l’Allemagne veuille mettre en œuvre une vraie politique orientale de l’UE à l’occasion de sa présidence. Pour autant, Varsovie est certainement déçue de voir le Premier ministre ukrainien pro-russe abandonner le projet d’intégrer l’OTAN. Il subsiste aussi le désir que les Biélorusses gagnent un jour la liberté que les Polonais connaissent. 

Il y a un projet d’installation d’une base anti-missile américaine dans un pays européen, peut-être en Pologne. L’on constate à ce sujet que les réactions des autorités polonaises aux propositions officielles américaines demeurent très prudentes. Evidemment, cela ne satisferait pas la Russie. Varsovie sait que cela induit un risque de réaction forte du Kremlin. Pour autant, la Pologne et la Russie semblent en mesure de mieux discuter ensemble, malgré le différend au sujet de la viande polonaise qui a conduit Varsovie à faire usage fin 2006 de son droit de veto à l’UE.

 

Les Polonais ont-ils parfois été des démultiplicateurs du jeu américain ?

Il est clair qu’il y a eu, notamment à cause de l’Irak, un rapprochement entre la Pologne et les Etats-Unis, mais il s’inscrit lui aussi dans une perspective historique. La doctrine Wilson, le rôle de la diaspora polonaise aux Etats-Unis, la garantie de sécurité américaine via l’OTAN… font que les Polonais se sentent redevables envers les Américains. De surcroît, la Pologne est le plus peuplé et le plus étendu des nouveaux Etats membres de l’UE. Dans l’esprit des hommes politiques polonais, la Pologne se devait de participer à la lutte contre le terrorisme qui est la raison affichée de l’opération en Irak. Depuis 2003, les Polonais ont surfé sur la vague de ce rapprochement avec les Etats-Unis. La Pologne est apparue comme un allié fidèle des Etats-Unis en Irak et en Afghanistan. Les Etats-Unis ont trouvé en Pologne des responsables prêts à dire « oui » tout de suite et ils en ont joué, par exemple avec la « Lettre des huit ». Ce qui a notamment suscité une très forte tension entre la France et la Pologne. En 2004, on a dit que les Etats-Unis auraient aidé l’opposition ukrainienne à prendre le pouvoir, ce qui était aussi un objectif polonais. Il y a des hommes politiques polonais ou américains très introduits dans l’autre pays. Ainsi, le ministre de la défense (NDLR: jusqu'au 5 février 2007), Radosław Sikorski, a-t-il longtemps vécu aux Etats-Unis où il est très apprécié dans les milieux de la Défense. Sa femme est une journaliste de renom dans un grand journal américain. De l’autre côté de l’Atlantique, Z. Brezinski, l’ancien conseiller du Président J. Carter, est d’origine polonaise et parle cette langue. Il dispose d’importants réseaux en Pologne. Plus généralement, les anciens émigrés polonais aux Etats-Unis sont parfois revenus au pays et sont des acteurs de la vie publique. Il existe presque un lien spirituel entre la Pologne et les Etats-Unis. Les valeurs que prône le Président G. W. Bush sont assez proches de celles des partis au pouvoir en Pologne. Ceux-ci trouvent donc à Washington une personnalité qui partage davantage leurs idées que les institutions communautaires. Et il est normal que le courant passe plus facilement avec quelqu’un qui partage les mêmes valeurs que vous.

On constate cependant une certaine désillusion, en particulier autour de l’opération en Irak. Le projet d’installation d’éléments du système anti-missiles américain sur le territoire polonais ne donne ainsi pas lieu aussi rapidement à une réponse positive que si cela avait eu lieu il y a deux ou trois ans.

 

Comment les Polonais imaginent-ils l’avenir de la Biélorussie ?

Les hommes politiques polonais ont le souci de ne pas prendre de mesures qui puniraient la population biélorusse en visant le Président Loukachenko. Pour les Polonais, celle-ci subit plus, en effet, la politique de celui-là qu’elle n’y participe. Les Biélorusses sont les premières victimes de son régime, il faut donc les aider pour qu’ils puissent jouir un jour des mêmes libertés que les Occidentaux… Et accessoirement rapprocher, voire intégrer ce pays aux structures de l’UE et de l’OTAN.  

Les Polonais attendent par ailleurs qu’un pays européen propose enfin une véritable politique orientale pour l’UE.

Des mots durs

Au demeurant le Président polonais a récemment eu des mots durs envers l’Allemagne. On peut penser que le report de la réunion du Triangle de Weimar à l’automne 2006 en résulte. Les relations polono-allemandes sont marquées par des différends profonds dont l’origine est historique. Un projet de musée qui présenterait à Berlin le cas des Allemands expulsés de Pologne après la Seconde Guerre mondiale est insupportable pour les Polonais. Ils n’acceptent pas qu’on puisse rendre hommage ou justice à ces expulsés des territoires qu’elle a reçus à l’Ouest en 1945 : parce que ce sont les nazis qui ont déclaré la guerre, s’il y a eu des Allemands expulsés à l’issue du conflit, c’est d’abord la faute de l’Allemagne nazie ; il n’y a aucune raison de rendre hommage à des gens qui ne sont victimes que d’eux-mêmes. La polémique a été très vive. L’affaire n’est pas réglée. La presse continue d’en rendre compte.

 

Cela vaut-il aussi pour les relations avec la France ?  

Pour l’illustrer, voici un exemple. Des hommes politiques polonais reprochent  encore en 2007 à la France de ne pas être venue à leur secours en septembre 1939. C’est vrai, notre pays a manqué à sa parole, mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là, nous avons beaucoup fait ensuite. La France n’est pas venu à Gdańsk le 1er septembre 1939, mais elle a déclaré la guerre le lendemain, elle a perdu des centaines de milliers d’hommes… Pourtant, on nous reproche encore cette affaire. Il en va de même pour la phrase du Président Jacques Chirac en 2003, déclarant que la Pologne – et d’autres pays candidats à l’UE – « auraient mieux fait de se taire » dans le cadre de la crise irakienne. Deux ou trois ans après, les médias ressassent à l’occasion cette phrase. Et tout laisse penser que ce sera encore le cas dans quelques années. 

Entretenir les rancoeurs ou construire l'avenir?

Autre exemple de cette vision de l’Histoire : un des différends entre la Pologne et l’Ukraine est le cimetière des Aiglons à Lviv. Il rassemble les restes de Polonais qui ont combattu en Ukraine après la Première Guerre mondiale, en particulier de ceux qui ont défendu la ville, alors polonaise, contre les Ukrainiens. Les Polonais voulaient absolument que ce cimetière fût restauré. Plus récemment, exemple contraire, les Allemands ont demandé aux autorités polonaises qu’on entretienne correctement les cimetières militaires allemands en Pologne. Refus. La situation est très semblable. Le temps a passé. L’Histoire doit aider à tourner la page et non entretenir les rancœurs.  

Il faudrait dépasser cette lecture égocentrique de l’Histoire. Nous avons toujours du mal à comprendre ce prisme polonais. 

Pour autant, les Polonais vont certainement regarder avec intérêt les projets allemands sur les frontières orientales de l’UE. S’ils ont bien pour objectif d’établir des liens spécifiques avec l’Ukraine et la Biélorussie, Varsovie soutiendra Berlin.  

Au moment de la Révolution orange, les Polonais n’ont pas toujours compris les réactions françaises qu’ils jugeaient frileuses. Pour autant, ils doivent accepter le fait que les Français n’ont pas la même Histoire ni la même géographie, donc la même lecture des évènements. Résultat, ils n’ont pas la même approche que nous de l’Ukraine et a fortiori de la Russie.  

 

Les Russes conservent-ils des réseaux d’influence dans les nouveaux Etats membres de l’UE ?

Je ne peux pas répondre de manière complète parce que je ne possède pas d’informations certaines et, de surcroît, il s’agit d’un sujet sensible. Pour autant, il est clair que la Russie s’inquiète de sa sécurité, et c’est normal. Par exemple, les Russes disent voir le projet d’une installation de base anti-missiles en Pologne comme une menace. Et ils le font clairement savoir.

 

Pourquoi la Pologne a-t-elle évoqué le projet d’une OTAN de l’énergie ?

Les Polonais ont très mal vécu la fermeture durant l’hiver 2004 des robinets du gazoduc russe qui traverse la Biélorussie, à cause de vols sur le territoire de ce pays. En effet, la Pologne se trouve en bout de tuyau, comme l’Allemagne d’ailleurs. Les Polonais ont alors pris conscience de l’exacte mesure de leur dépendance énergétique à l’égard de la Russie. Il en résulte effectivement une grande vulnérabilité. D’autant que la Russie avait toujours juré qu’elle ne couperait jamais l’approvisionnement. Si on coupe deux jours, on peut couper dix jours. Fin décembre 2005 et début janvier 2006, la Russie fait de même à l’encontre de l’Ukraine puis à nouveau fin 2006 envers la Biélorussie. La Pologne a espéré que l’OTAN et l’Union européenne pourraient démultiplier sa voix. Il appartient aussi à la Pologne de diversifier son approvisionnement énergétique. Il est clair que la Russie dispose, avec ses hydrocarbures, d’un atout qu’elle entend bien négocier. C’est la loi de l’offre et de la demande. Les hydrocarbures sont devenus un moyen de pression important. En fermant les robinets, craint-on à Varsovie, la Russie pourrait étrangler la Pologne en un jour.  

Les Polonais sont furieux du projet de gazoduc nord-européen

Les Polonais sont par ailleurs furieux que le projet de gazoduc nord-européen construit par l’Allemagne et la Russie via la mer Baltique contourne leur pays. Ils perdent ainsi une source de royalties. Cela a été considéré comme une trahison de l’Allemagne qui a pourtant été le principal soutien de la Pologne pour son entrée dans l’UE. Le ministre polonais de la Défense a même comparé cet accord germano-russe au pacte Ribbentrop-Molotov d’août 1939 ! Quand on connaît l’importance que les Polonais accordent à ce dernier, parce qu’il a préludé au partage de leur pays par les troupes d’Hitler et de Staline, on comprend leur perception de ce projet ! 

 

Quelle est la qualité de l’expertise polonaise de leurs voisins orientaux ?  

Les Polonais ont indubitablement une expertise de leurs voisins orientaux, héritage de leur Histoire. L’œuvre majeure de la littérature polonaise, que tous les Polonais connaissent par cœur, « Pan Tadeusz » d’Adam Mickiewicz, l’illustre à sa manière. Elle débute en effet par ce vers : « Lituanie, ô ma Patrie… ». La Pologne s’y intéresse notamment parce que ces territoires ont été polonais et qu’il y subsiste des populations d’origine polonaise. D’une certaine manière Lviv, en Ukraine, est une ville polonaise. Il subsiste des liens charnels entre ces pays. L’Histoire a fait que ces pays ont partagé des destins communs. Ils se connaissent bien et nous avons beaucoup à apprendre d’eux.

Comment faire une bonne politique?

Il faut cependant mettre un filtre à cette expertise : celui de l’Histoire polonaise. L’enthousiasme polonais au moment de la Révolution orange en Ukraine, c’était du pur romantisme. Il fallait tout, tout de suite. L’opinion publique, mais aussi les hommes politiques, voulaient intégrer dès le lendemain ce pays à l’OTAN et à l’UE. Sans s’interroger sur les impacts possibles d’un tel élargissement soudain, notamment sur le plan social et le plan économique.

La Pologne dispose certes d’une expertise de ses voisins orientaux mais sa fragilité se trouve dans l’enthousiasme et la générosité de ce pays. Chercher le bonheur de son voisin suffit-il à faire une bonne politique ? Les Polonais réagissent souvent de manière spontanée. Si l’on compare les Français et les Polonais, ceux-ci ont tendance à réagir de manière plus rapide et généreuse que nous. Mais nous n’avons pas la même Histoire pour nous pousser à être aussi spontanés. Il y a une communauté de destin entre les Polonais et les peuples d’Europe orientale qui n’est pas terminée. Il subsiste donc l’espoir que la Biélorussie et l’Ukraine bénéficient un jour des mêmes avantages que la Pologne. Par ailleurs, la géographie restera la géographie. La Biélorussie et l’Ukraine demeureront à l’Est de la Pologne.

 

Depuis 2004, quelles relations la Pologne entretient-elle avec les institutions communautaires?  

Les premières années ont été marquées par un apprentissage. La Pologne a une tendance historique à se définir comme victime expiatoire, le Christ des nations disait-on autrefois. A tort ou à raison, la classe politique polonaise a fait l’analyse que le poids du pays serait moindre dans le cadre du traité constitutionnel que dans celui du traité de Nice (2000) actuellement en vigueur. Les Polonais se sont donc battus pour freiner le changement. Comme je l’ai déjà indiqué, j’ai toujours été stupéfait de constater que les arguments développés à Varsovie à cet égard visaient davantage à permettre à la Pologne de bloquer les projets communautaires qui pourraient ne pas lui convenir qu’à faciliter la mise en place d’institutions lui donnant les moyens de faire adopter ses propres idées. Il s’agissait davantage de se défendre que de construire.

Comprendre les règles

Aujourd’hui, après les rejets français et hollandais, le projet de Constitution n’a pas encore été adopté par la Pologne. Ce pays dispose d’un Commissaire européen, Danuta Hübner, ancienne ministre déléguée aux Affaires européennes. La Pologne a eu du mal à comprendre que son rôle n’était pas de la défendre mais de participer au collège des Commissaires avec pour perspective non pas l’intérêt national mais l’intérêt communautaire.  

Par ailleurs, les Polonais ont été très blessés de voir qu’ils n’arrivaient pas à placer leurs ressortissants aux postes de hauts fonctionnaires européens ouverts aux concours.  

Le mouvement Samoobrona, après avoir été longtemps opposé à la Politique agricole commune (PAC), a découvert peu après l’adhésion tout le bénéfice que les paysans pouvaient attendre des aides européennes. Résultat, ceux-ci et leurs représentants sont généralement devenus favorables à l’UE qui leur a offert des fonds et de nouveaux marchés : que demander de plus ?

 

La Pologne peut-elle devenir un pays incontournable de la géopolitique communautaire ?  

La Pologne est le 6ème pays de l’UE par sa superficie et sa population. Son poids économique est important. Elle fait partie des six pays majeurs.  

En 2004, elle se trouvait dans une situation très favorable : ses relations avec les Etats-Unis étaient très étroites et la Révolution orange a été, à la fin de l’année, un moment intense. La Pologne a eu un rôle particulièrement déterminant dans son issue pacifique, le Président Wałęsa retrouvant ses accents pleins de son charisme de leader de Solidarité et le Président Kwaśniewski, soutenu par M. Solana, jouant les médiateurs et se référant à la fameuse Table Ronde de 1989 entre l’opposition et le pouvoir polonais.  

Depuis l’arrivée au pouvoir du Parti social-conservateur Droit et justice (PiS) et des frères Kaczynski, (le Président Lech Kaczyński a pris ses fonctions le 23 décembre 2005 et son frère jumeau monozygote Jarosław est devenu Premier ministre le 14 juillet 2006), la Pologne joue en troisième ligue comme l’a écrit un politologue polonais. La Pologne n’apparaît plus comme un pays moteur. Un pays dirigé par une classe politique eurosceptique peut-il peser positivement sur l’UE ?

Les dirigeants politiques sont tellement divisés que nous assistons à des crises parfois ubuesques. La droite polonaise se déchire, avec des animosités dures entre le PiS et la PO. Cette lutte risque de laisser des traces. Un pays dont la classe politique est affaiblie par ses divisions peut-il jouer un rôle d’envergure sur la scène internationale ? Si les luttes internes perdurent en Pologne, cela ne peut que pénaliser son émergence sur la carte géopolitique.

La Pologne participe à la PESD

Néanmoins, la Pologne s’implique dans les questions de sécurité européenne. En témoigne sa participation aux opérations au Congo et au Liban. Son armée est importante en volume et elle veut participer à des opérations dans lesquelles l’UE s’implique directement ou sous la bannière de l’ONU. Tous les observateurs avisés soulignent son rôle dans la PESD. Varsovie montre ainsi sa volonté de participer à un volet déterminant de la politique communautaire puisqu’il s’agit de sa sécurité. Cela s’inscrit dans une préoccupation historique de la Pologne : se protéger. A cela s’ajoute une préoccupation contemporaine : imposer sa légitimité aux anciens membres.  

Pour le reste, les divisions internes des Polonais doivent être surmontées si ce pays veut peser de manière plus évidente sur les questions communautaires. Les Polonais doivent désormais non plus se demander comment se défendre contre l’Europe mais de quelles manières l’influencer dans un sens qui leur convient. Il leur faut donc réaliser une véritable révolution mentale, ce qu’ils ont déjà bien entamé.

Colonel Jean-Sébastien Tavernier.

Entretien avec Pierre Verluise réalisé à Paris le 24 octobre 2006. Manuscrit clos le 27 janvier 2007.

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Date de la mise en ligne: mars 2007

 

 

 

Biographie du colonel Jean-Sébastien Tavernier (Cadre Spécial)

   

 

 

-          Né le 27 avril 1953 à Saint-Maixent l’Ecole (79)

Diplômes civils:  

-          Diplôme universitaire d’études scientifiques

-          Licence de langue et civilisation orientale, option polonais de l’INALCO

Diplômes militaires:

-          Brevet technique de l’enseignement militaire supérieur

-          Qualification relations internationales du 3ème degré

Emploi:

-          1988 - 1990 : Stagiaire à l’EMSST à Paris

-          1990 - 1992 : Stagiaire à l’école supérieure de guerre à Paris

-          1992 - 1993 : Auditeur au cours supérieur opératif et stratégique (PSOS) à Varsovie

-          1993 - 1995 : Officier expert technique au ministère de défense nationale à Varsovie

-          1995 - 1996 : Commandant en second le 1er Régiment de cuirassiers à Saint Wendel

-          1996 - 1997 : Chef de corps du 2ème Régiment de dragons à Laon

-          1997 - 2002 : Etat-major de l’armée de Terre, Bureau relations internationales

-          1997 - 1998 : Auditeur au collège de défense de l’OTAN à Rome

-          2002 - 2005 : Attaché de défense près l’ambassade de France à Varsovie

-          Depuis 2005 : Chef du bureau relations internationales à l’état-major de l’armée de Terre.

 

Connaissance des langues étrangères

-          Polonais : CML 3ème degré, écrit et parlé - certificat d’aptitude à l’interprétation

-          Anglais : CML 2ème degré parlé et 3ème degré écrit

-          Espagnol : CML 2ème degré parlé et 3ème degré écrit

Décorations

-          Chevalier de l’Ordre national du Mérite

-          Chevalier de la Légion d’Honneur

   

 

 

 

   

 

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