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www.diploweb.com Géopolitique des frontières de l'Europe

Géopolitique du Sud-Caucase

 Accalmie précaire aux marches orientales de l’Europe.

Risques d’exacerbation des rivalités aux confins de la Géorgie, de la Turquie et de l’Arménie.

 Par Florence Mardirossian

 

Observateur à la frontière de la Géorgie et du Daguestan en 2004, Florence Mardirossian a fait un voyage d’étude en Samtskhe-Djavakhétie, à Erevan et à Tbilissi en février 2006, au cours duquel quarante-cinq entrevues ont été organisées avec notamment des représentants d’Etat, des leaders politiques, des chefs religieux et des journalistes locaux. F. Mardirossian a ainsi collecté des informations sur un conflit à la frontière arméno-géorgienne, en Samtskhe-Djavakhétie. L’auteur présente ici le fruit de cette étude inédite, tout comme les cartes qui l'accompagnent.  

 

Cette page présente successivement deux cartes puis l'étude.

Carte 1 : Les peuples du Sud géorgien

Note : À l’origine, les Turcs meskhets étaient des chrétiens de la région d’Akhaltsikhe, convertis à l’islam et devenus turcophones à l’époque de la conquête ottomane du sud-ouest de la Géorgie au XVIe siècle. Déportés en 1944 sous Staline en Ouzbékistan, ils ont été dispersés dans toute l’ex-URSS, notamment en Azerbaïdjan où ils représentaient en 2001 une communauté de 90 000 à 110 000 personnes. D’après le dernier recensement soviétique en 1989, 207 500 Turcs meskhets vivaient en URSS. Ils totaliseraient aujourd’hui entre 270 000 et 320 000 personnes. Lors de son adhésion au Conseil de l’Europe en 1999, la Géorgie s’est notamment engagée à achever le rapatriement des Turcs meskhets à l’horizon 2011.

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Carte 2 : Cartographie des voies de transport et de communication traversant le Sud géorgien

Note : Un nouveau Fonds pour les Défis du Millénaire - Millennium Challenge Account - a été créé en 2004 dans le cadre d’une augmentation sensible de l’ADP américaine (aide publique au développement) décidée par le président George W. Bush. A ce titre, 295,3 millions de dollars ont été accordés à la Géorgie en 2005, dont 102,2 devraient être utilisés pour la réhabilitation et la construction de 245 Km de routes en Samtskhe-Djavakhétie. Ainsi, la Turquie et la Géorgie seront reliées via la Djavakhétie. Les travaux devraient commencer en 2007.

- Voir toutes les cartes disponibles sur ce site

Géopolitique du Sud-Caucase

 Accalmie précaire aux marches orientales de l’Europe.

Risques d’exacerbation des rivalités aux confins de la Géorgie, de la Turquie et de l’Arménie.

 Par Florence Mardirossian

Sur fond de tensions interethniques, le sud de la Géorgie cristallise les oppositions et les appartenances stratégiques divergentes des trois républiques du Sud-Caucase.

Cet espace, jadis enclavé entre les empires russe et ottoman, récemment devenu nouveau voisinage de l'Europe, est aujourd'hui soumis à la confrontation entre une stratégie de déstabilisation régionale qui a pour but de proroger la présence russe dans la Caucase du Sud, et la sécurisation des intérêts occidentaux de la zone.

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Sur fond de tensions interethniques, le sud de la Géorgie cristallise les oppositions et les appartenances stratégiques divergentes des trois républiques du Sud-Caucase. Cet espace, jadis enclavé entre les empires russe et ottoman, récemment devenu nouveau voisinage de l'Europe, est aujourd'hui soumis à la confrontation entre une stratégie de déstabilisation régionale qui a pour but de proroger la présence russe dans la Caucase du Sud, et la sécurisation des intérêts occidentaux de la zone. 

En pleine crispation des positions sur l’Ossétie du Sud et le Nagorno-Karabakh, l’International Crisis Group (ICG)[i] publie un rapport sur les risques potentiels de guerres dans le Caucase du Sud et interpelle l’Union européenne sur le rôle qu’elle devrait jouer dans la résolution des conflits de son voisinage direct. Mais les foyers de crise dans cette région ne se limitent pas aux cadres russo-géorgien et arméno-turc. En effet, le conflit concernant la frontière arméno-géorgienne, lui, remonte à la première indépendance des républiques de Transcaucasie[ii] en 1918. 

 

La position stratégique du Sud-Ouest géorgien à la croisée des intérêts russo-turcs 

Le Caucase du Sud a longtemps été un terrain de convoitises, opposant les Russes aux Turcs dès la fin du XVIIIe siècle quand la Russie posta des troupes en Géorgie qui avait sollicité le protectorat de son puissant voisin pour garantir la sécurité du pays contre les invasions ottomanes et perses. La lutte russo-turque pour la conquête du Sud-Caucase a, de manière tangible, mis en concurrence des voies stratégiques exclusives : alors que la politique russe de désenclavement nord-sud a principalement affecté la Géorgie voisine, dont les régions sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud constituent des sources de tensions russo-géorgiennes croissantes depuis la chute de l’URSS, l’expansionnisme turc, lui, a surtout menacé l’Arménie et le sud-ouest de la Géorgie, à dessein d’assurer la liaison est-ouest des peuples turcs.

La province à majorité arménienne de Samtskhe-Djavakhétie, située précisément au sud-ouest de la Géorgie aux frontières de la Turquie et de l’Arménie, se trouve donc à l’intersection des axes stratégiques russo-turcs. Composée des districts d’Akhalkalaki et de Ninotsminda peuplés à plus de 95% d’Arméniens[iii], la Djavakhétie, jadis occupée par les troupes russes qui combattaient les Ottomans pour le contrôle de cette zone frontière, devint par la suite un avant-poste soviétique aux marches orientales de l’OTAN, dont la Turquie est membre depuis 1952. Hébergeant l’une des trois bases militaires russes de Transcaucasie occidentale[iv], cette région se situe immédiatement sur la voie d’interconnexion turco-azérie contournant l’Arménie par le nord. Sa valeur stratégique s’est révélée en 1999 lors du sommet de l’OSCE à Istanbul, au cours duquel la question épineuse de la fermeture des bases russes du Sud-Ouest géorgien fut discutée[v]. Avec la révolution des Roses et le changement de pouvoir à Tbilissi[vi] en janvier 2004, la présence militaire russe à la frontière turque en Géorgie, devenue depuis le partenaire privilégié des Occidentaux dans le Caucase du Sud, a suscité un nombre croissant de détracteurs. Dès lors, le compromis russo-géorgien, trouvé pendant le sommet d’Istanbul au sujet de l’évacuation des troupes russes d’Akhalkalaki et de Batoumi, a acquis une dimension stratégique : ce désengagement refoulerait ainsi l’influence de la Russie aux frontières septentrionales du Sud-Caucase, après près de deux siècles de présence militaire en Géorgie méridionale. Néanmoins, malgré la pression internationale, la population locale arménienne est fermement opposée à ce retrait pour des raisons sécuritaires et économiques.  

 

Les origines de la crise en Djavakhétie et son contexte historique 

Envahie par les Turcs au XVIIe siècle, la Djavakhétie rentra dans le giron russe au début du XIXe siècle, à l’instar de l’ensemble de la Transcaucasie, jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique. Toutefois, lorsque les républiques du Caucase méridional proclamèrent leur indépendance dans la foulée de la révolution russe de 1917, un conflit armé éclata entre la Géorgie et l’Arménie en décembre 1918 à propos de la Djavakhétie et de la région du Lori dans le nord de l’Arménie. Les Alliés offrirent leur médiation pour sortir de la crise, à l’issue de laquelle la Djavakhétie, alors peuplée à 82% d’Arméniens, devait provisoirement être administrée par Tbilissi. Mais en 1921, après la soviétisation de la Transcaucasie, une commission chargée de délimiter les frontières des trois républiques, afin de mettre fin aux conflits frontaliers, décida que la Géorgie conserverait la Djavakhétie.

Pendant la période communiste, la Djavakhétie demeura une zone militarisée dont le strict régime soviétique aux frontières l’isola davantage encore du reste de la Géorgie. Les rivalités Est-Ouest s’étant exacerbées durant la guerre froide, son statut de région frontière des confins méridionaux de l’URSS, au seuil de l’Alliance atlantique, la coupa politiquement, économiquement et culturellement de Tbilissi. L’isolement de la Djavakhétie remonte à la guerre russo-turque de 1828-1829, à l’issue de laquelle la Russie prit le contrôle de l’ensemble de la Transcaucasie. Depuis, la région a servi de base opérationnelle à l’armée russe. A l’époque soviétique, la population locale arménienne vivait donc indépendamment du reste de la Géorgie, la base remplissant tacitement les fonctions traditionnelles de l’Etat, à savoir la sécurité, l’emploi, l’éducation et le social. Ainsi l’administration de la Djavakhétie pouvait se comparer avec celle d’une région autonome d’URSS.

Néanmoins la priorité de la population demeurait le maintien des Turcs hors de la Djavakhétie qu’ils avaient occupée pendant deux siècles, avant d’avoir été refoulés dans leurs frontières par les Russes. Car lors du bref épisode de l’indépendance des républiques de Transcaucasie de 1918 à 1920-21, la Djavakhétie, dépendant alors du gouvernement de Tbilissi, fut de nouveau attaquée par l’armée turque contre laquelle, seule, la résistance locale ne put défendre la région[vii]. Une partie importante de la population locale, qui tenta d’échapper aux assauts turcs, mourut de famine et de froid, n’ayant pu se réfugier ni en Géorgie, ni en Arménie, elle-même assaillie par les troupes turques dès le retrait des bolcheviks de Transcaucasie en 1918. Cet épisode tragique imprégna la mémoire collective de la population de Djavakhétie, déjà irréversiblement marquée par le génocide des Arméniens d’Anatolie perpétré par le gouvernement « Jeunes Turcs » entre 1915 et 1918. Dès lors, la population a estimé que seuls les Russes pouvaient garantir leur sécurité face au voisin turc. Ces éléments de l’histoire de la Djavakhétie constituent les motifs du sentiment de non-appartenance de la population locale arménienne à la communauté nationale géorgienne.

 

L’oppression des minorités à la base des séparatismes 

Depuis l’indépendance des républiques du Sud-Caucase en 1991 et l’intégration administrative réelle de la Djavakhétie à l’Etat géorgien, les relations de la population locale arménienne avec Tbilissi n’ont cessé de se détériorer. En raison notamment de l’isolement croissant et de la marginalisation de la région dans un environnement pourtant progressivement libéralisé à partir des années 1970, la proportion d’Arméniens s’est continuellement  accrue. Le cloisonnement de la Djavakhétie et de sa population, qui a vécu quasi centrée sur la base russe, n’a pas permis d’interactions socio-culturelles avec les Géorgiens des autres provinces ni, par conséquent, l’apprentissage de leur langue. Comme la région avait été administrée via la base sous un régime fédéral spécial de l’URSS, l’arménien et le russe ont jusqu’à présent été les deux langues parlées en Djavakhétie, la population locale n’ayant pas eu besoin ni l’occasion de pratiquer le géorgien. En outre, depuis la crise économique déclenchée en Géorgie par le déclin de l’Union soviétique, la Djavakhétie est devenue une région de forte émigration saisonnière à destination de la Russie[viii]. Notamment grâce aux contacts des employés de la base avec lesquels la population locale entretient des rapports sociaux étroits, une majorité d’hommes actifs de Djavakhétie émigre chaque année en Russie pour y travailler dès la fin de l’hiver pendant une période d’environ six mois, à cause du taux de chômage asphyxiant dans la région[ix]. Ce phénomène social explique l’usage de la langue russe en Djavakhétie au-delà de la période soviétique.

La polémique actuelle au sujet de l’usage de la langue officielle d’Etat, le géorgien, et des langues minoritaires, notamment l’arménien, dans un pays historiquement multiethnique, multilingue et multiconfessionnel, est révélateur des tensions croissantes entre communautés. Depuis la dissolution de l’URSS, le pays a perdu près de la moitié de son élément minoritaire, dont une petite partie est localisée dans les régions sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, et près de 20% de sa population totale, soit plus d’un million d’habitants[x]. Les minorités ont effectivement perdu la protection du gouvernement central soviétique qui garantissait leurs droits civils et politiques, dès lors que les républiques du Sud-Caucase sont devenues indépendantes.

Les premières années de l’indépendance géorgienne furent empreintes de nationalisme, dont le caractère belliqueux provoqua des réactions séparatistes aux régions frontières de la Géorgie où sont densément localisées les minorités nationales. Sous Zviad Gamsakhourdia, qui fut élu premier président de la République de Géorgie en 1991, de violents affrontements armés aux allures de guerre civile éclatèrent à Tbilissi en réaction à la politique autoritaire et répressive de cet opposant acharné au régime soviétique. Son discours chauvin symbolisé par le slogan politique « la Géorgie aux Géorgiens » qui a stigmatisé les non-Géorgiens, considérés comme des « invités », et la flambée nationaliste dans le pays alarmèrent les minorités désormais seules face au pouvoir central de Tbilissi et dépourvues de la protection soviétique.

Dès la fin des années 1980, dans le contexte de la libéralisation du système soviétique puis de la chute du mur Berlin, les mouvements autonomistes et indépendantistes se sont simultanément manifestés en Géorgie[xi]. En quête d’émancipation culturelle et politique, la Géorgie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud proclamèrent leur souveraineté au début des années 1990. Bien que la Djavakhétie n’obtint officiellement aucun statut politique particulier au sein de la Géorgie pendant la période soviétique, contrairement à l’Abkhazie ou à l’Ossétie du Sud[xii], le mouvement populaire « Djavakhk », jouissant alors d’un très large soutien de la population locale, plaida pour une plus grande autonomie de la région, dans un même esprit d’affranchissement[xiii].

 

Les luttes identitaires sur fond de conflit linguistique 

Le facteur de déclenchement des séparatismes en Géorgie a invariablement été de nature linguistique. Dans le contexte de la perestroïka géorgienne - restructuration en russe –, la « Société Saint Ilia le Juste» - amalgame d’une société religieuse et d’un parti politique - fut la première organisation politique géorgienne à avoir été légalement constituée en 1987 par les principaux instigateurs de la refondation nationale, parmi lesquels Zviad Gamsakhourdia. Elle portait le nom du célèbre écrivain canonisé par l’Eglise orthodoxe géorgienne - Ilia Chavchavadze - dont la conception de l’identité nationale se résuma au credo « Langue, Patrie, Foi » qu’il qualifia de « sainte Trinité » du nationalisme géorgien. Cette prééminence de la langue dans la structure identitaire géorgienne a réellement fait obstacle à l’intégration culturelle et politique des minorités nationales, elles-mêmes issues de peuples séculaires du Caucase.

Pendant la période soviétique, l’ethnicité, dont le principal indicateur était la langue natale, a servi de base à la définition du principe de nationalité[xiv] et à la division administrative du territoire de l’URSS. Son institutionnalisation par le système soviétique a donc renforcé les identités culturelles et, par voie de conséquence, les liens linguistiques au sein des différents groupes ethniques. La situation actuelle en Géorgie est largement empreinte de ce double héritage, nationaliste et soviétique, menaçant l’équilibre de la société, qui a précisément été rompu par les guerres dans l’immédiat postcommunisme.

Dès que Lavrenti Beria[xv] devint secrétaire du parti communiste de Géorgie en 1931, l’Abkhazie fut rattachée à la Géorgie dont elle devint une république autonome. Commença alors ce que les Abkhazes qualifièrent de « géorgianisation » de leur pays, avec notamment l’interdiction de la langue abkhaze qui appartient au groupe caucasique du Nord-Ouest[xvi] dont les peuples de tradition musulmane sunnite ont longtemps été connus sous le nom de Circassiens. En outre, la nouvelle politique migratoire mise en place sous Beria entraîna une forte immigration en provenance de l’ouest de la Géorgie, en particulier de Mingrélie[xvii] - région côtière au sud de l’Abkhazie -, et s’accompagna de mesures de restriction de la représentation abkhaze dans l’administration de la république autonome.

Puis l’essor des mouvements de libération en Transcaucasie fut favorisé par la dynamique libérale initiée sous Gorbatchev[xviii]. Dans ce contexte, la répression par les troupes soviétiques des manifestations populaires pour la souveraineté de la Géorgie sur l’ensemble des territoires de la république socialiste soviétique, lors de laquelle dix-neuf personnes furent tuées à Tbilissi en avril 1989, déclencha la dérive nationaliste de la société géorgienne. Dans le prolongement de ces événements, des affrontements armés éclatèrent en juillet 1989 en Abkhazie entre Géorgiens et Abkhazes à propos de l’ouverture programmée à Soukhoumi d’une branche de l’université d’Etat de Tbilissi, lors desquels vingt-deux personnes trouvèrent la mort. Un Programme d’Etat pour la langue géorgienne fut voté dans la foulée sans évoquer les langues minoritaires. Ainsi, des tests obligatoires en langue et en littérature géorgiennes furent introduits pour les candidats à l’entrée dans la plupart des établissements d’enseignement supérieur. Le géorgien devint alors la seule langue officielle pour l’ensemble des territoires. Cependant dans leur grande majorité, les minorités nationales qui peuplent densément les régions situées aux extrémités de la Géorgie, aux frontières de leur zone ethnolinguistique parente[xix], ne connaissent pas le géorgien. En dehors de leur langue natale, elles utilisent le russe qui obtint le statut de langue des relations interethniques en 1978. Les non-Géorgiens se sentirent donc menacés par cette nouvelle législation qui ne reconnaissait pas leurs droits culturels. Ce dernier épisode du conflit linguistique délétère entre Tbilissi et les minorités nationales de Géorgie eu une incidence irrémédiable sur leurs relations déjà très tendues.

 

Les guerres en Géorgie dans l’immédiat postcommunisme 

Dans la foulée de l’adoption de cette loi-programme sur la langue en août 1989, le Front populaire d’Ossétie du Sud, venant alors d’accéder au pouvoir, décida d’octroyer à la région le statut de république autonome de Géorgie. En réponse à l’annulation de cette décision par Tbilissi qui provoqua des affrontements à Tskhinvali[xx], l’Ossétie du Sud proclama son indépendance en 1990. Quand le Soviet suprême géorgien eut dissous la région autonome, le conflit entra dans sa phase armée. Il s'acheva par un cessez-le-feu en 1992 et par le déploiement de forces mixtes russe, ossète et géorgienne de maintien de la paix, aujourd’hui extrêmement contestées par le pouvoir géorgien. L’Ossétie du Sud est depuis 1992 une république indépendante de fait.

Après maintes demandes de restauration de l’indépendance dont l’Abkhazie jouissait avant 1931, le Soviet suprême de la république autonome déclara la souveraineté de l’Abkhazie en 1990. Cette déclaration fut immédiatement annulée par Tbilissi, qui menaça d’abolir l’autonomie de la région à l’instar de ce qui venait de se produire pour l’Ossétie du Sud. Après l’accession à l’indépendance de la Géorgie, les élections locales en Abkhazie divisèrent le parlement entre, d’un côté, les représentants géorgiens et, de l’autre, les représentants abkhazes alliés à ceux issus des autres minorités de la république[xxi]. Dans cette configuration électorale à laquelle ne participèrent pas les députés géorgiens, l’Abkhazie proclama son indépendance. La guerre éclata, alors que venait à peine de cesser celle en Ossétie du Sud. Les Abkhazes furent aidés par la Confédération des peuples montagnards du Caucase, résurgence de l’Assemblée des peuples du Nord-Caucase qui se solidarisèrent dès la chute du régime tsariste en 1917. Le conflit se poursuivit ainsi jusqu'à la signature d'un cessez-le-feu en 1993, suivi par un ultime assaut abkhaze expulsant les forces géorgiennes d’Abkhazie et le déploiement de forces russes de maintien de la paix sous l’égide de la Communauté des Etats Indépendants (CEI). Située aux frontières de son espace ethnolinguistique parent fédéré au sein de la Russie, l’Abkhazie est avec l’Ossétie du Sud la seconde région à la périphérie de la Géorgie à être devenue une  république indépendante de fait à l’issue d’un conflit l’opposant au pouvoir central géorgien, alors engagé dans un processus politique de reconquête des territoires.


 

L’interdépendance des républiques du Sud-Caucase  

Au moment de la chute du régime soviétique, la Géorgie traversa une période très troublée de son histoire : ayant joué la carte nationaliste pour recouvrer son indépendance, la société géorgienne s’engouffra au coeur d’une polémique nationale qui déclencha une guerre civile à Tbilissi, alors que son gouvernement entrait en conflit avec les deux provinces autonomes de son territoire. Bien que la tension des relations entre la population de Djavakhétie et les autorités géorgiennes ait été à son comble au début des années 1990, la situation ne dégénéra pas en conflit armé comme aux frontières septentrionales de la Géorgie. L’ouverture d’un troisième front à sa frontière méridionale aurait probablement ébranlé le pays, les autres foyers de tension ayant déjà sévèrement entamé son équilibre. Par ailleurs les Arméniens, parmi lesquels des partisans de Djavakhétie, s’étaient déjà engagés sur le front du Nagorno-Karabakh.

Cette région, peuplée en 1989 à 76,9% d’Arméniens, avait été attribuée en 1921 à l’Azerbaïdjan par le Kavburo[xxii], sous l’influence de Staline, afin de « maintenir la paix entre musulmans et Arméniens »[xxiii]. Solidaires sur la question du Nagorno-Karabakh, l’Azerbaïdjan et la Turquie ont fermé leur frontière avec l’Arménie depuis l’éclatement du conflit, respectivement en 1989 et en 1992. Cette dernière est d’autant plus isolée au sein de la région qu’elle est le seul pays à ne pas avoir d’accès maritime[xxiv]. Elle n’aurait donc pas non plus pu soutenir un deuxième front face à son voisin géorgien situé à sa frontière nord, sa seule voie réelle de désenclavement traversant précisément la Géorgie. Géographiquement handicapée et frappée d’un double blocus, l’Arménie est prise en étau sur l’axe turco-azéri ; elle est par conséquent économiquement dépendante de sa relation avec la Géorgie.

L’Azerbaïdjan, quant à elle, est dans un rapport de dépendance réciproque avec la Géorgie, dont elle utilise la voie de communication est-ouest traversant les provinces de Kvémo-Kartlie et de Samtskhe-Djavakhétie pour l’évacuation des ressources énergétiques de la Caspienne. Cette interdépendance pousse l’Azerbaïdjan à ne soutenir que prudemment la population azérie de Géorgie, dont le territoire représente, depuis le conflit avec l’Arménie, la principale route de désenclavement de l’Azerbaïdjan en direction de l’ouest. La majorité des grandes voies de communication, existantes ou en projet, reliant l’Azerbaïdjan à la mer Noire et à la Méditerranée via la Turquie, traversent en effet la Géorgie[xxv] (cf. carte 2).
 

L’avènement de l’axe Bakou-Tbilissi-Ceyhan et la marginalisation de l’Arménie 

Ainsi la fonction de pays transitaire constitue le fondement de la valeur économique et géostratégique de la Géorgie sur l’échiquier caucasien, à laquelle le blocus de l’Arménie par les deux principaux clients du transit est-ouest apporte une plus-value non négligeable. La Géorgie est donc tributaire de l’Azerbaïdjan et de la Turquie pour le transport énergétique, grâce auquel elle espère devenir un carrefour des routes du pétrole et du gaz en acheminant les ressources du bassin de la Caspienne vers le marché européen ; elle réduirait ainsi de surcroît sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie[xxvi]. Les intérêts économiques qu’ont en commun la Turquie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie toujours davantage en rupture avec son voisin russe, consacre l’axe du désenclavement est-ouest des richesses de la Caspienne.

L’Arménie se situant dans l’axe direct d’interconnexion turco-azérie, son contournement politique par le nord oblige à frayer une voie alternative à travers le Sud géorgien au relief hostile. Cette déviation nécessite de traverser la Djavakhétie, mais la population y est majoritairement réfractaire car elle aggraverait encore l’isolement de l’Arménie. Le projet de voie ferrée qui relierait la ville de Kars en Turquie à Tbilissi et à Bakou en passant par Akhalkalaki, et qui se substituerait à la ligne de chemin de fer passant par la ville de Gumri en Arménie, interrompue depuis près de 15 ans par la Turquie, illustre bien la volonté d’exclusion de l’Arménie du processus de développement régional[xxvii]. A l’instar du nouveau corridor de transit énergétique par lequel passent les pipelines BTC et SCP, ce projet ferroviaire qui assurerait une liaison supplémentaire entre l’Azerbaïdjan et la Turquie via la Géorgie marginaliserait davantage l’Arménie. Offrant une alternative politiquement acceptable à la Turquie et à l’Azerbaïdjan, la Géorgie risquerait toutefois de provoquer un conflit d’intérêts en Djavakhétie où se mobiliserait la population contre la politique d’asphyxie de l’Arménie.
 

La Djavakhétie face aux priorités stratégiques des Arméniens dans le Caucase du Sud 

La cohérence géopolitique du Sud-Caucase s’est manifestée après la dissolution de l’URSS, dans le cadre de la construction européenne[xxviii]. Elle se fonde principalement sur sa fonction de corridor de désenclavement des ressources du bassin de la Caspienne, la traversée de l’isthme du Caucase leur ouvrant un débouché maritime en Europe. L’interdépendance économique et politique des trois républiques du Sud-Caucase incite l’Arménie et l’Azerbaïdjan à ne pas trop intervenir dans les affaires qui opposent les populations arménienne et azérie de Géorgie au pouvoir central géorgien. Ceci est particulièrement vrai pour le conflit en Djavakhétie qui menace le seul axe de désenclavement de l’Arménie.

A la phase critique de frustration et d’exacerbation réactionnelle des identités culturelles sous Gamsakhourdia, succéda une période d’apparente accalmie en Djavakhétie sous Chevardnadze. Ce dernier stabilisa en surface la région, confiant son administration à des fidèles issus de l’élite locale et à des chefs de clans arméniens sur lesquels il s’appuya pour contrôler la Djavakhétie. En outre, pour affaiblir davantage la force d’impact du mouvement autonomiste[xxix] sur la population, la région fut incorporée de facto en 1994 à un vaste espace administratif hétérogène, la province de Samtskhe-Djavakhétie,  dont le contrôle a jusqu’à présent toujours été confié à un gouverneur géorgien nommé par le président. Le pouvoir régional ayant été en partie transféré aux hommes du président et délocalisé d’Akhalkalaki à Akhaltsikhe[xxx], la Djavakhétie fut dès lors structurellement et politiquement affaiblie avec l’assentiment des autorités arméniennes. Dépossédée de sa capacité de réaction, la population locale s’accommoda néanmoins de la situation, en raison de la conclusion par Chevardnadze en 1993 d’un accord sur la prolongation jusqu’en 2008 de la présence des bases russes en Géorgie, dont celle d’Akhalkalaki[xxxi].
 

La révolution des Roses et l’ouverture de la crise en Djavakhétie  

Le tournant dans les relations entre les Arméniens de Djavakhétie et les autorités géorgiennes date de 1999 au moment du sommet de l’OSCE à Istanbul, au cours duquel un accord de principe relatif au retrait des bases russes d’Akhalkalaki et de Batoumi a été trouvé. Le mouvement de protestation contre le départ des Russes s’est dès lors amplifié, la base comblant les déficits structurels dus à l’absence de politiques économique et sociale en Djavakhétie, et garantissant de surcroît la sécurité des Arméniens de la région face à « l’ennemi » turc que quatre siècles d’histoire commune ont stigmatisés.

Depuis la révolution « démocratique » des Roses en Géorgie qui a porté au pouvoir le leader emblématique du nouveau « Mouvement national », les tensions arméno-géorgiennes dans le pays sont loin de s’être apaisées. Au contraire, la politique actuelle de reconquête territoriale porte en réalité les stigmates de la détérioration du climat politique ayant immédiatement précédé les conflits abkhaze et sud-ossète. Dans les faits, depuis l’entrée en fonctions de Mikhaïl Saakashvili et son équipe début 2004, les heurts entre les autorités et la population se sont succédés en Djavakhétie, jusqu’aux manifestations de mars 2006 à Akhalkalaki qui ont tourné à l’émeute. Elles faisaient suite au meurtre d’un jeune Arménien de Tsalka[xxxii] poignardé lors d’une attaque d’un groupe de Svans contre des Arméniens. Pendant l’émeute, trois institutions symboles d’un conflit larvé jusqu’à présent ont été assaillies par les manifestants. La branche locale de l’université d’Etat de Tbilissi à Akhalkalaki, requérant la maîtrise du géorgien à l’entrée, n’a admis en 2005 que quatre candidats originaires de Djavakhétie en première année, parmi lesquels deux sont Arméniens sur une promotion de quatre-vingt étudiants. Les jeunes Arméniens sont, par voie de conséquence, obligés de quitter la Djavakhétie pour aller étudier en Arménie ou bien en Russie s’ils désirent poursuivre leur formation. La Cour de justice d’Akhalkalaki a dû se séparer en février 2006 de trois juges arméniens qui, faute de connaissance du géorgien, ont été révoqués une deuxième fois par les autorités centrales à Tbilissi qui avaient dû les réintégrer une première fois à la suite des protestations de la population locale qui se voit refuser, par cette nouvelle révocation, l’accès à la justice de Géorgie. Enfin, l’éparchie de l’Eglise orthodoxe géorgienne a également été visée. En présence de la présidente du Parlement géorgien, Nino Bourdjanadze, l’onction officielle en janvier 2006 d’une école maternelle d’Akhalkalaki, transformée en église orthodoxe géorgienne, a été vécue comme une provocation par la population locale, au moment où le dialogue inter-religieux s’est considérablement tendu. Les autorités géorgiennes n’ont en effet jamais donné suite aux recours répétés de l’Eglise apostolique arménienne pour que son diocèse séculaire de Géorgie obtienne une reconnaissance juridique, dont seule bénéficie aujourd’hui l’Eglise orthodoxe géorgienne, et récupère six églises du patrimoine historique arménien en Géorgie qui compterait 638 lieux de culte selon le porte-parole du Saint-Siège d’Etchmiadzine en Arménie. A la fin de l’année 2005, ces doléances ont déclenché une vive polémique entre les deux églises autocéphales dont se sont emparés les médias géorgiens et arméniens, et qui a donc dépassé le simple cadre national de la Géorgie. Dans la foulée, l’ombudsman géorgien[xxxiii] a présenté au Parlement en février 2006 un rapport très critique sur les discriminations culturelles et religieuses des minorités nationales qui a déclenché l’ire des députés géorgiens. C’est dans ce climat délétère où il est question d’usurpations et de dénaturations flagrantes d’églises arméniennes par le clergé géorgien, cela même en plein centre de Tbilissi, que l’Eglise orthodoxe géorgienne a décidé en février 2006 d’étendre son diocèse de Dmanissi, en Kvémo-Kartlie au sud de la Géorgie, à la région du Lori au nord de l’Arménie où elle n’a aucun fidèle et ce, sans même en avoir avisé l’Eglise apostolique arménienne. Cette décision unilatérale, ayant éveillé la défiance d’Etchmiadzine, comporte des relents belliqueux faisant référence à la guerre de 1918 qui opposa l’Arménie à la Géorgie précisément à propos de la Djavakhétie et du Lori. 

 

La politique des minorités en Géorgie et le risque de conflit en Djavakhétie

En Abkhazie et en Ossétie du Sud il y a plus de quinze ans, de même qu’en Djavakhétie aujourd’hui, la lutte pour la pérennité des langues minoritaires est demeurée le moteur des conflits entre le pouvoir géorgien et les minorités nationales. La dynamique des populations reposant de manière significative sur la géographie et la politique linguistiques, les nouvelles mesures coercitives liées à la connaissance du géorgien pousseront par voie de conséquence les Arméniens à émigrer davantage et concourront à altérer la structure démographique de la Djavakhétie. Pourtant, la Géorgie a contracté des engagements à l’égard du Conseil de l’Europe lors de son adhésion en 1999. Ainsi  le Parlement a ratifié, même tardivement,  la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales en octobre 2005. Toutefois, il a séparément adopté une résolution l’abstenant de respecter l’engagement de « créer les conditions nécessaires à l’utilisation des langues minoritaires dans les contacts entre les représentants des minorités et les autorités administratives dans les zones d’implantation majoritaire des minorités nationales ». En outre, l’examen de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, qui aurait dû être ratifiée avant septembre 2005, vient seulement d’être ouvert.

La politique géorgienne est en réalité guidée par l’angoisse permanente d’éclatement du pays. Ses minorités nationales qui peuplent majoritairement les territoires à la périphérie de la Géorgie, aux frontières de leur pays parents, sont en effet considérées comme une menace pour l’unité du pays. De surcroît, l’expectative de l’exode des Arméniens hors de Djavakhétie démultiplie le risque de conflit à la frontière arméno-géorgienne, provoqué par l’angoisse de la progression de l’enfermement de l’élément arménien au sein du Sud-Caucase.

A la différence des conflits abkhaze et sud-ossète qui ont coïncidé avec la fin du communisme soviétique, le paramètre religieux est venu se greffer à la crise qui s’est installée en Djavakhétie. Ainsi, les agissements de l’Eglise géorgienne concourent en permanence à accroître le ressentiment de la population locale et à encourager sa rupture avec la société géorgienne. Vecteur de la refondation nationale, l’expansionnisme de l’Eglise orthodoxe géorgienne donne une dimension régionale au conflit. La profonde opposition des églises chrétiennes autocéphales des deux pays voisins à propos d’une partie du patrimoine religieux en Géorgie implique de facto l’Arménie, qui persiste toutefois à se tenir à l’écart du conflit afin de protéger ses voies stratégiques de désenclavement. En considérant l’ensemble des paramètres abordés, le risque d’aggravation et de régionalisation de la crise en Djavakhétie constitue une hypothèse directrice.

 

Le Caucase du Sud entre l’emprise russe et l’entrée en jeu de la Turquie 

Après près de deux siècles d’occupation, le Caucase du Sud s’est affranchi de la tutelle russe. Cependant, même si la Russie a été déchue de son autorité, sa présence dans la région ne s’est jamais démentie depuis la dissolution de l’URSS, malgré l’entrée en jeu des Américains et les projets d’intégration politique et économique du Sud-Caucase à la sphère d’influence européenne. Dès l’accession à l’indépendance des républiques socialistes, les Russes recouvrèrent en effet leur emprise sur les zones de conflits d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud du Nord géorgien. En outre, ils occupent toujours les bases militaires d’Akhalkalaki, de Batoumi et de Gumri qui leur assurent une quasi-maîtrise des territoires frontaliers de la Turquie au sud-ouest de la Géorgie et au nord-ouest de l’Arménie, le retrait des deux bases de Géorgie ayant toutefois été programmé dans un délai de trois ans[xxxiv].

Finalement, la « russification » des régions en conflit situées à la périphérie de la Géorgie caractérise tout particulièrement la stratégie russe de reconquête du Sud-Caucase. Les autorités abkhazes prétendaient l’année dernière que l’ensemble de la population détiendrait un passeport russe d’ici à la fin 2005. Moscou aurait ainsi accordé la nationalité russe à une écrasante majorité des populations abkhaze et sud-ossète. Par ailleurs, l’introduction en 2000 par la Russie d’un système de visas pour les citoyens géorgiens incite les émigrants saisonniers de Djavakhétie à s’établir en Russie. Ainsi, d’après une étude menée fin 2002 par l’Organisation internationale pour les migrations, près de 44% des familles interrogées dans le district d’Akhalkalaki auraient un membre établi à l’étranger, en Russie principalement. L’intégration de ces zones de conflit et de crise à l’espace politique et économique de la Russie a pour objectif de rétablir l’ascendant russe sur le Caucase du Sud.

En 1783, la Géorgie sollicita la protection de la Russie qui y posta ses troupes pour garantir la sécurité du pays contre les Ottomans. Aujourd’hui, les Arméniens de Djavakhétie, sujets à l’angoisse de la « turquification » de leur territoire situé sur la voie d’interconnexion turco-azérie, ont engagé un vaste mouvement de protestation contre le retrait de la base russe d’Akhalkalaki. En définitive, l’effondrement de l’URSS a exacerbé les nationalismes menaçant les peuples minoritaires du Sud-Caucase et réactivé la lutte russo-turque pour le contrôle de la région. 

Florence Mardirossian Ecrire à l'auteur: covcas@yahoo.fr

Manuscrit clos en juin 2006

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Notes
 

[i] ICG est une ONG américaine influente, active dans le domaine de la prévention et de la résolution des conflits.

[ii] Le terme de Transcaucasie – en russe « zacavcaz » –  désigne les territoires situés au-delà de la chaîne montagneuse du Caucase, vus de Russie.

[iii] D’après le dernier recensement de la population en 2002.

[iv] Les bases militaires russes d’Akhalkalaki et de Batoumi en Géorgie, et celle de Gumri en Arménie, forment un arc stratégique, véritable glacis de surveillance, cernant le nord-est de la Turquie frontalier de l’ex-URSS.

[v] L’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe adopta alors la décision selon laquelle « dans le courant de l’année 2000, les parties en présence [Russie et Géorgie] achèveront les négociations relatives à la durée et au fonctionnement des bases militaires russes à Batoumi et à Akhalkalaki et aux installations militaires russes en Géorgie. »

[vi] Ex-ministre des Affaires étrangères de l’URSS, Edouard Chevardnadze – président de la Géorgie depuis 1995 – fut déchu de sa fonction et remplacé en janvier 2004 par Mikhaïl Saakashvili, 37 ans, formé notamment aux Etats-Unis.

[vii] Au traité de Batoumi en juin 1918, les Géorgiens abandonnèrent aux Ottomans les districts d’Akhalkalaki et d’Akhaltsikhe. Mais quelques mois plus tard, les Ottomans et les Allemands, vaincus lors de la Première Guerre mondiale, durent quitter la Transcaucasie. Fin 1918, l’Arménie et la Géorgie entrèrent en conflit à propos d’Akhalkalaki.

[viii] Le volume d’argent transféré en Djavakhétie laisse entendre que 60% de la population active masculine émigrent temporairement en Russie chaque année. Ce taux élevé s’explique notamment par l’effondrement de l’activité économique nationale : en l’espace de 6 ans, de 1989 à 1994, le Produit intérieur brut de la Géorgie a perdu près de 70% de sa valeur.

[ix] Depuis l’indépendance de la Géorgie, les industries ont cessé de fonctionner en Djavakhétie. Par conséquent, la grande majorité de sa population est au chômage.

[x] En 1989, la Géorgie comptait 70% de Géorgiens et 30% de minorités, dont 8,1% d’Arméniens, 6,3% de Russes, 5,7% d’Azéris, 3% d’Ossètes, 1,9% de Grecs et 1,8% d’Abkhazes. D’après le dernier recensement de la population en 2002, qui n’inclut pas l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, la Géorgie compte désormais 83,7% de Géorgiens et 16,3% de minorités, dont 5,7% d’Arméniens, 1,7% de Russes et 6,5% d’Azéris.

[xi] Parallèlement à l’émergence du mouvement géorgien de libération nationale dont fut issu Zviad Gamsakhourdia qui remporta les premières élections parlementaires multipartites en 1990 à la tête du bloc politique indépendantiste, le mouvement « Djavakhk » se révéla dans le sillage de l’insurrection populaire au Nagorno-Karabakh en 1988 et domina la vie politique locale pendant l’exercice du pouvoir de Gamsakhourdia. Le « Front populaire » d’Ossétie du Sud fut également créé en 1988 en réaction à la vague nationaliste qui submergea la société géorgienne. La population de Kvémo-Kartlie subit elle aussi les conséquences de cette vague à l’origine du mouvement « Geyrat » de défense des droits de la minorité azérie, dont l’objectif fut notamment de stopper l’émigration azérie de Géorgie.

[xii] L’Abkhazie et l’Ossétie du Sud se sont vues attribuer les statuts de république et de région autonome de Géorgie.

[xiii] Avant l’éclatement des conflits dans les provinces autonomes de Géorgie, les Abkhazes ne représentaient plus que 17,8% de la population en Abkhazie, soit 93500 personnes d’après le dernier recensement soviétique en 1989 ; 5000 autres vivaient en Géorgie. En grande partie islamisés sous l’occupation ottomane, ils avaient massivement émigré en Turquie depuis l’annexion par les Russes de leur territoire au début du XIXe siècle, et y étaient par conséquent devenus minoritaires. L’Ossétie du Sud quant à elle comptait en 1989 66% d’Ossètes, soit 65000 personnes ; 100000 autres peuplaient la Géorgie. En Djavakhétie par contre, la situation ne dégénéra pas en conflit armé bien que les Arméniens constituaient plus de 90% de la population locale, soit 97000 personnes,  340000 autres vivant dans le reste de la Géorgie. Ils représentaient alors la première minorité nationale du pays.

[xiv] Après le Daguestan, la Géorgie est la république du Caucase qui compte le plus grand nombre de nationalités.

[xv] Né près de Soukhoumi - la capitale d’Abkhazie -, ce Géorgien d’origine mingrélienne, de même que Gamsakhourdia, fut surtout connu comme l’exécuteur principal des purges staliniennes dans le parti communiste en Transcaucasie.

[xvi] Les langues du groupe caucasique du Nord-Ouest sont parlées dans les républiques autonomes d’Abkhazie, d’Adyghéie, de Karatchaevo-Tcherkessie, et de Kabardino-Balkarie.

[xvii] En conséquence, les 45,7% de Géorgiens qui vivaient en Abkhazie en 1989 étaient principalement des Mingréliens.

[xviii]  Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev dirigea l’URSS de 1985 à 1991. Nommé secrétaire général du Parti communiste en 1985, il fut élu président du Praesidium du Soviet suprême en 1988, puis président de l’URSS en 1990. Il fut contraint de démissionner le 25 décembre 1991 suite à l’éclatement de l’URSS le 8 du même mois.

[xix] Zones ethnolinguistiques parentes : Abkhazie et Caucase du Nord-Ouest, Ossétie du Sud et Ossétie du Nord, Djavakhétie et Arménie, Kvémo-Kartlie et Azerbaïdjan.

[xx] Tskhinvali est la capitale de l’Ossétie du Sud.

[xxi] Conformément à la nouvelle loi électorale adoptée en août 1991, basée sur des quotas, vingt-six sièges furent attribués aux Géorgiens contre vingt-huit aux Abkhazes bien qu’ils furent minoritaires au sein de la république ; les Arméniens reçurent six sièges et les autres groupes ethniques obtinrent les cinq derniers. Le bloc des minorités totalisa ainsi trente-neuf sièges sur soixante-cinq.

[xxii] Le « Kavkaz buro » était la section caucasienne du parti communiste.

[xxiii] Alors région autonome de la république socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, le Nagorno-Karabakh demanda son unification avec l’Arménie dès 1988. Suite aux massacres d’Arméniens dans les territoires azéris, le Nagorno-Karabakh proclama son indépendance en 1991, ce qui entraîna immédiatement la dissolution de son statut de région autonome par le Soviet suprême d’Azerbaïdjan, à l’instar de ce qui venait de se produire en l’Ossétie du Sud. Les autorités locales organisèrent alors un référendum sur l’autodétermination, lors duquel la grande majorité de la population du Nagorno-Karabakh se prononça en faveur de l’indépendance. La guerre éclata à l’automne 1991 et se termina en 1994 par la signature d’un cessez-le-feu. Après l’annexion de la Transcaucasie par les bolcheviks, la délimitation des frontières fut tranchée par le Kavburo qui était sous l’emprise de Staline, alors Commissaire du Peuple aux Nationalités. Dès les premiers signes de détente du régime et d’affranchissement des peuples de leur gouvernement tutélaire, les conflits proliférèrent dans la Caucase suivant le même schéma, en conséquence de la politique stalinienne de frustration des identités. Plus grave, la multiplication des conflits a provoqué des déplacements massifs de communautés et l’homogénéisation ethnique croissante des populations et des territoires devenus de plus en plus imperméables. En définitive, la politique stalinienne a réduit le Caucase à un foyer de nationalismes.

[xxiv] Les pays frontaliers de l’Arménie ont tous un accès direct aux mers intercontinentales, secondaires ou fermées : la Turquie débouche sur la Méditerranée et la mer Noire, la Géorgie sur la mer Noire, l’Azerbaïdjan sur la Caspienne et l’Iran sur la mer d’Oman, le Golfe persique et la Caspienne.

[xxv] Corridor de transit routier en direction de la mer Noire : Bakou-Tbilissi-Poti et Batoumi. Corridors de transit énergétique en direction de la Méditerranée et de la mer Noire : le nouveau corridor de l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) passe par Tsalka et Akhaltsikhe en Samtskhe-Djavakhétie, et se poursuit jusqu’au port turc de Ceyhan en Méditerranée ; il héberge également le gazoduc SCP (South Caucasus Pipeline) dont le tracé, parallèle au BTC jusqu’à la frontière turco-géorgienne, se poursuivra jusqu’à Erzeroum en Turquie pour être relié au réseau domestique gazier turc. Corridor Bakou-Tbilissi-Soupsa hébergeant un oléoduc et un gazoduc. Projet de voie ferrée en direction de la Turquie via la Djavakhétie : Bakou-Tbilissi (rail existant), Tbilissi-Akhalkalaki (rail à réhabiliter), Akhalkalaki-Kars (rail à construire).

[xxvi] Entretien en janvier 2004 à Tbilissi avec Salomé Zourabichvili, alors ministre des Affaires étrangères de Géorgie.

[xxvii] A environ un an d’intervalle, en juin 2005 et en mars 2006, deux dispositions législatives semblables ont été présentées à la Chambre des représentants puis au Sénat américain. Elles prévoient d’interdire le soutien financier des Etats-Unis à la construction de cette liaison ferroviaire excluant expressément l’Arménie, et donc considérée comme une initiative anti-arménienne de plus. Cette mesure vise à enrayer la campagne que mène la Turquie pour  « isoler l’Arménie économiquement, politiquement et socialement » en exacerbant le double blocus turco-azéri. A l’instar de « la politique des Etats-Unis dans le Caucase du Sud [qui] cherche à encourager la coopération régionale et l’intégration économique », l’Union européenne (UE) est prête à soutenir tout processus régional. Cependant, comme l’a rappelé le commissaire européen aux Relations extérieures, Benita Ferrero-Waldner, lors de sa visite dans le Caucase du Sud en février 2006, « l’Union européenne ne financera pas la construction de la voie ferrée Kars-Akhalkalaki puisque ce projet exclut l’Arménie, ce qui est en contradiction avec la politique européenne de voisinage ». Le nouveau représentant spécial de l’UE pour le Caucase du Sud, Peter Semneby, a confirmé cette décision lors de sa visite inaugurale dans la région en avril 2006. Par ailleurs, ce projet estimé entre cinq cents millions et un milliard de dollars a été jugé « inutile et inefficace » par le Direction générale des transports et de l’énergie de la Commission européenne, compte tenu de l’existence de la ligne de chemin de fer Kars-Gumri-Tbilissi.

[xxviii] En mars 2003 dans le cadre de l’Europe élargie, l’UE lança sa politique européenne de voisinage (PEV) avec les pays situés aux frontières extérieures de l’Union, dont fut explicitement exclu le Caucase du Sud. Un an après en juin 2004, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie, en tant que composantes d’un ensemble géopolitique indissociable, furent intégrés à la PEV. L’une des raisons de cette intégration tardive fut la persistance des conflits gelés dans la région, constituant un obstacle à la coopération régionale. Considérant la stabilité du Caucase méridional comme primordiale pour la sécurisation de ses frontières, l’UE a décidé en définitive de s’engager davantage dans la région en donnant une dimension stratégique à leurs relations, sa priorité étant d’encourager le règlement des conflits ainsi que l’a récemment déclaré Peter Semneby. En revanche, le renforcement des lignes de fracture dans la région affaiblirait l’équilibre déjà très précaire entre les trois républiques et augmenterait l’insécurité aux portes de l’Europe. Ce cas de figure diminuerait davantage la cohérence géopolitique du Sud-Caucase et ses perspectives d’intégration économique au marché mondial. Actuellement en cours de négociation de leur plan d’action PEV, les républiques du Sud-Caucase se sont vues adresser un message clair du représentant de l’UE pour le Caucase du Sud lors de sa visite inaugurale dans la région début avril sur les « conséquences majeures [qu’aurait] n’importe quel recours à une solution militaire ».

[xxix] Depuis l’indépendance, les mouvements politiques de Djavakhétie ont toujours plaidé en faveur d’une plus grande autonomie régionale au sein de la Géorgie, sans jamais céder à la mouvance séparatiste pourtant très influente dans le Caucase, notamment en raison de l’opposition systématique des gouvernements successifs d’Arménie à cette perspective.

[xxx] Akhaltsikhe est le centre administratif de Samtskhe-Djavakhétie.

[xxxi] Cet accord, jamais ratifié, fut passé dans un contexte de détente des relations russo-géorgiennes, au moment où la Géorgie rejoignit la CEI que Gamsakhourdia avait refusé de rallier à sa création en 1991. Chevardnadze concéda l’adhésion géorgienne en échange du soutien russe contre les forces zviadistes – partisans de Gamsakhourdia – qui occupaient alors l’ouest du pays.

[xxxii] Rattaché à la province de Kvémo-Kartlie à majorité azérie, Tsalka est un district aujourd’hui à majorité arménienne, par lequel passent les pipelines BTC et SCP. Auparavant, Tsalka était presque exclusivement peuplé d’Arméniens et surtout de Grecs, dont une partie importante a migré vers Grèce et la Russie après l’indépendance. Ils ont été remplacés par de nouveaux migrants, des montagnards venus d’Adjarie et de Svanétie, région de haute montagne du nord-est de la Géorgie qui jouxte l‘Abkhazie, occupant à présent les maisons des Grecs qui ont émigrés. Depuis, Tsalka est devenu un foyer de tensions ethniques. Le président du Conseil mondial des Hellènes à l’étranger a d’ailleurs, à plusieurs reprises, attiré l’attention du président Saakashvili sur les violations des droits des Grecs à Tsalka, commises par des bandes criminelles qui s’approprient illégalement leurs maisons. Malgré ces appels à la vigilance, la situation semble ne pas s’être améliorée. Le risque existe aujourd’hui que la situation dégénère et menace, par voie de conséquence, les intérêts occidentaux à proximité.

[xxxiii] Personne chargée de défendre les droits du citoyen face aux pouvoirs publics.

[xxxiv] Cette décision a fait l’objet d’un accord signé à Sotchi en Russie le 1er avril 2006. Initialement, dans le cadre de la déclaration commune russo-géorgienne négociée en mai 2005, le retrait devait être effectué à l’horizon 2008.

 

Date de la mise en ligne: janvier 2007

 

 

 

   
   

Eléments bibliographiques

   
   

- Ronald Grigor Suny, The making of the Georgian nation, second edition,  Indiana University Press, 1994.

- Jonathan Wheatley, The status of minority languages in Georgia and the relevance of models from other European states, ECMI (European Centre for Minority Issues) working paper #26, mars 2006.

- Oksana Antonenko, Assessment of the potential implications of Akhalkalaki base closure for the stability in Southern Georgia: EU response capacities, CPN (Conflict Prevention Network) briefing study, septembre 2001.

- S. Minasian et M. Agajanyan, Javakhetia. Scientific Research Centre for South Caucasus Security and Integration Studies, 2005.

- Bert Middel (rapporteur), Minorités dans le Caucase du Sud : facteur d’instabilité ? Assemblée parlementaire de l’OTAN, rapport approuvé de la session annuelle 2005.

- Jonathan Wheatley, Obstacles impeding the regional integration of the Javakheti region of Georgia, ECMI working paper #22, septembre 2004.

- Anahide Ter Minassian, 1920-1918 : la République d’Arménie, Ed. Complexe, 1989.

   
         

 

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