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www.diploweb.com Géopolitique de l'Asie et de l'Afghanistan

Les aléas de la production d'opium et des pouvoirs en place en Afghanistan,

des taliban au gouvernement intérimaire...

par Pierre-Arnaud Chouvy, géographe, CNRS - PRODIG

Les récoltes à venir permettront de juger, dans une certaine mesure, du contrôle politico-territorial de Hamid Karzaï sur son pays, et du succès de l’intervention et des aides occidentales. Consulter une carte de l'Afghanistan
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Entre 2001 et 2002, une forte croissance de la production d'opium

Certes, parmi les cultures vivrières, celle du blé est l’une des moins exigeantes en eau. Mais, depuis la chute des taliban en décembre 2001, la Food and Agricultural Organization (FAO) estime que, dans un pays où la disette est persistante et où la famine menace en permanence, les superficies cultivées en blé ont diminué de 10 % au profit de celles sur lesquelles fleurissent les pavots à opium. En 2002, l’Afghanistan a vraisemblablement produit quelque 3,6 millions de tonnes de blé, soit 82 % de plus qu’en 2001 mais 4 % de moins qu’en 2000. La récolte d’opium, quant à elle, a encore une fois littéralement explosé, augmentant de 1 400 % entre 2001 et 2002.

Evolutions récentes des prix de l’opium afghan

L’édit du 27 juillet 2000 du mollah Omar (chef suprême des taliban et commandeur des croyant) décrétant que la culture du pavot à opium était désormais proscrite en Afghanistan, avait permis que la récolte de 2001 (185 tonnes) soit très faible au regard de celle de 1999 (4 600 tonnes) – lorsque, certes, un record mondial avait été battu – mais aussi comparativement à celle de 2000 (3 300 tonnes).

Le prix à la ferme de l’opium afghan avant la proclamation de l’édit était en moyenne de 30 USD (dollar U.S.) par kilogramme d’opium frais. En mars 2001, donc pendant la saison d’achat de l’opium tout juste récolté en Afghanistan, les prix moyens à la ferme étaient soudainement montés jusqu’à 700 USD, reflétant bien la pénurie que connaissait alors le marché. Puis, les attaques terroristes perpétrées aux Etats-Unis le 11 septembre 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone, faisant redouter, à juste titre, des représailles états-uniennes contre l’organisation Al-Qaeda d’Osama bin Laden et le régime taliban en Afghanistan, ont quant à elles provoqué une vente accélérée des quelque 2 900 tonnes de stock que les Nations unies estimaient alors être entreposées dans le nord du pays.

Jusqu’à 500 USD par kilogramme

Le kilogramme d’opium afghan se négociait en effet entre 95 et 120 USD juste après le 11 septembre 2001, soit bien en deçà de la hausse des prix provoquée par la prohibition imposée par les taliban. Toutefois, avant que l’intervention militaire états-unienne ne se matérialise en Afghanistan, le 7 octobre 2001, les prix de l’opium étaient remontés rapidement, jusqu’à 500 USD par kilogramme. Dans le contexte de l’opération Liberté immuable et des frappes aériennes, les cours de l’opium, particulièrement sensibles aux contingences, avaient ensuite perdu quelque 40 % au prix à la ferme. En 2002, et malgré une hausse renouvelée de la production d’opium en Afghanistan qui a permis une récolte estimée à 3 400 tonnes, les prix sont remontés jusqu’à 600 USD par kilogramme, ce que les Nations unies, qui estiment les productions et relèvent leurs prix de vente, ne semblent pas pouvoir expliquer.

La production d’opium en Afghanistan, au gré des évolutions politico-territoriales

Sur la scène géopolitique des drogues illicites en Afghanistan, outre le rôle que les taliban ont joué dans la production d’opium, c’est-à-dire le fait qu’ils taxaient, conformément aux principes islamiques de la zakat et de l’usher, les récoltes et le commerce de l’opium, et qu’ils ne faisaient que profiter, dans le contexte d’une économie de guerre, d’un système économique de production antérieur à leur arrivée sur la scène afghane, il faut aussi mentionner la place qu’y a tenue le Front uni (ou Alliance du Nord) du défunt commandant Ahmed Shah Massoud (mortellement blessé lors de l’attentat qui l’a visé le 7 septembre 2001 dans son fief de la vallée du Panjsher).

En effet, selon le Programme des Nations unies pour le contrôle international des drogues (Pnucid), ce sont quelque 150 tonnes d’opium qui ont pu être récoltées en 2001 dans les régions contrôlées par le Front uni, dont les terrains qu’il contrôlait, étant proches du Tadjikistan, permettaient notamment d’assurer l’exportation des opiacés vers l’Asie centrale et la Russie. Dans les régions tenues par le Front uni, dans le Badakhshan notamment, les surfaces semées en pavot auraient été multipliées par 2,5 entre 2000 et 2001, donnant la récolte que l'on sait en 2001. Cette même année, ce ne sont que 35 tonnes d'opium que l'on estime avoir été récoltées dans les zones tenues par les taliban, et ce malgré la proclamation et la mise en oeuvre de l'édit du mollah Omar qui a provoqué une réduction spectaculaire d'une production qui, en 2000, s'établissait à 3 300 tonnes. A la multiplication par 2,5 des superficies cultivées en pavot dans le Badakhshan correspondait une diminution par 10 de celles qui étaient sous contrôle des taliban.

Avant et après le 11 septembre 2001

Mais cette volonté de réduire drastiquement la production d’opium dont les taliban avaient pu faire preuve en 2000 ne semblait plus être de mise en 2001, puisque dès début septembre 2001 et avant les attentats commis aux Etats-Unis le 11 du même mois, les taliban auraient de nouveau autorisé les paysans afghans à semer le pavot à opium, ou du moins ne le leur aurait pas interdit, en leur laissant un mois pour se procurer les semences nécessaires, avant que les champs puissent être plantés début octobre.

Le 13 novembre 2001, Kaboul se réveillait sous le contrôle des troupes du Front uni, les taliban ayant fui la capitale. Ceux-ci tiendront encore la ville de Kandahar, dans le sud du pays, jusqu’à ce que leur reddition soit négociée avec les Etats-Unis, le 6 décembre 2001, c’est-à-dire au lendemain de la signature des accords de Bonn (Allemagne) décidant de la création d’un gouvernement afghan intérimaire dirigé par le royaliste Hamid Karzaï, un Pachtoun popalzaï.

Le gouvernement intérimaire

Le 17 janvier 2002, le gouvernement intérimaire de ce dernier déclarait que la culture du pavot, la vente et la consommation de l’opium étaient interdits sur le sol afghan, alors que les pavots semés lors de la fin de l’automne 2001 étaient justement en passe de fleurir et étaient alors estimés par le Pnucid pouvoir donner une récolte comprise entre 1 900 et 2 700 tonnes d’opium.

Le 3 avril 2002, face au fort mécontentement des paysans afghans qui empruntent d’importantes sommes ou bénéficient d’avances sur récoltes afin de pouvoir se nourrir en attendant la récolte et le produit de sa vente, mais aussi obtenir les semailles nécessaires à la culture du pavot à opium, le gouvernement intérimaire a décrété un programme d’éradication du pavot à opium prévoyant l’allocation d’une aide de 250 USD par jirib de pavot planté et éradiqué, c’est-à-dire 1 250 USD par hectare.

Les cultivateurs de pavot, quant à eux, déclaraient pouvoir obtenir entre 1 700 USD et 3 500 USD par jirib s’ils récoltaient l’opium que leurs champs avaient produit et qu’ils le vendaient au prix du marché. Le contentieux entre le gouvernement et les paysans provoqua quelques troubles, et même des affrontements armés, comme celui qui fit au moins 8 morts et 35 blessés dans le district de Kajaki de la province du Helmand, en avril 2002.

Réduction de la superficie plantée

Toutefois, malgré ces incidents et d’autres imprévus, comme la destruction par des mines de quelques tracteurs employés à l’éradication dans les champs de la province du Helmand, le Pnucid estima alors qu’environ 16 500 hectares de pavots, soit un tiers de la surface totale plantée en 2001-2002, avaient été détruits dans le cadre du programme d’éradication engagé par le gouvernement intérimaire (principalement dans les provinces de Helmand, d’Orouzgan, du Nangrahar, et de Kunar). Le gouvernement afghan, quant à lui, estimait que l’éradication avait touché plus d’un tiers des surfaces cultivées, même si de nombreux observateurs avançaient que, pour plusieurs raisons, seuls 10 % de la superficie plantée en pavot avaient réellement été éradiqués. En effet, dans de nombreux cas, les compensations financières n’ont pas été versées aux paysans par les commandants et gouverneurs locaux. Dans d’autres, lorsque les sommes ont été perçues, les paysans ont pu les toucher après avoir seulement partiellement éradiqué leurs productions d’opium. Les résultats " officiels " ont également pu être falsifiés afin de bénéficier des compensations et des revenus de la vente de l’opium. Toujours selon les estimations et les prévisions du Pnucid, c’est environ 1,2 milliard de USD que les paysans afghans engagés dans l’économie du pavot à opium auraient été censés pouvoir percevoir lors de la vente de la récolte 2002 au prix à la ferme.

Une production toujours importante

Enfin, en octobre 2002 le Pnucid rendait officiellement publiques ses estimations définitives quand à la production afghane d’opium pour cette même année. Loin des 2 500 tonnes attendues par la plupart des observateurs, dont le Pnucid, ce sont en fait 3 400 tonnes qui auraient été produites en Afghanistan, selon les déclarations de Antonio-Maria Costa, directeur général du Bureau des Nations unies des drogues et du crime (ODC, dont dépend le Pnucid). Certes, ainsi que le souligne A.M. Costa, la récolte de 2002 est inférieure à celle de 1999, effectuée sous le régime taliban, et le gouvernement intérimaire de Hamid Karzaï ne saurait en être tenu pour responsable dès lors que les semailles ont été conduites avant la prise de fonction de ce dernier mais dans le contexte de la chute des taliban. Toutefois, et même si, certes, les rendements à l’hectare sont subitement passés de 24 kg/ha à 46 kg/ha (en partie en raison d’un recours accru aux terres irriguées du pays par les cultivateurs de pavot) ces 3 400 tonnes sont de loin supérieures aux 185 tonnes de 2001 lorsque la dernière récolte a été faite sous le régime taliban.

En 2003, l’Afghanistan restera à n’en pas douter le premier producteur mondial

Les 3 400 tonnes de 2002 équivalent aux 3 300 tonnes de 2000, lorsque les taliban avaient dirigé une première fois une diminution de la production par rapport aux 4 600 tonnes de 1999. Il va donc désormais s’agir de voir si, dans l’Afghanistan du gouvernement intérimaire de Hamid Karzaï, les récoltes à venir pourront être aussi faibles que celle que les taliban avaient pu obtenir en 2001, avec 185 tonnes, dont seulement 35 produites dans les zones effectivement sous leur contrôle… Les estimations préliminaires réalisées par les Nations unies pour la récolte 2003 montrent que si des efforts certains ont été entrepris pour éradiquer une partie des cultures dans les grandes régions de production (Helmand, Kandahar, Orouzgan, Nangrahar, mais pas dans le Badakhshan…), le pavot à opium a aussi été planté pour la première fois dans certains districts. En 2003, l’Afghanistan restera à n’en pas douter le premier producteur mondial d’opium (devant la Birmanie, dont la production, avec 800 tonnes en 2002, a baissé).

C’est, dans une certaine mesure, du contrôle politico-territorial de Hamid Karzaï sur son pays, et du succès de l’intervention et des aides occidentales, que les récoltes à venir permettront de juger. Il convient toutefois de garder à l’esprit que, dans le contexte actuel d’insécurité et de déficit de moyens déployés pour la reconstruction et le développement du pays, une diminution trop rapide de la production d’opium n’est pas souhaitable pour les paysans afghans qui sont investis dans cette activité économique et en dépendent largement pour leur survie.

C’est un programme de développement alternatif et intégré qui doit être mis en place dans les zones de production d’opium comme dans le reste du pays, de façon progressive et dans le contexte politico-territorial stable d’une paix durable, si l’on veut y réduire durablement le recours à l’économie des drogues illicites.

Pierre-Arnaud Chouvy, CNRS – PRODIG, éditeur du site www.geopium.org

Ecrire à l'auteur pachouvy@geopium.org

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  Date de la mise en ligne: mai 2003
    Biographie de Pierre-Arnaud Chouvy, géographe, chargé de recherches au CNRS    
    Pierre-Arnaud Chouvy (pachouvy@geopium.org) est géographe, chargé de recherches au CNRS (UMR 8586 PRODIG).

Il est membre de l’Observatoire géopolitique de la criminalité internationale (OGCI), de l’Association d’étude géopolitique des drogues (AEGD) et contribue à la revue Jane’s Intelligence Review.

Ses recherches portent sur les territoires en crise d'Asie et les activités illicites qui y ont cours, notamment celles relatives aux trafics de drogues illicites (Afghanistan, Iran, Pakistan, Asie centrale, Inde, Birmanie, Laos, Thaïlande, Chine) sur lesquels sa thèse de doctorat de géographie a porté.

Deux ouvrages et un site

Pierre-Arnaud Chouvy est l’auteur de deux ouvrages :

. Les territoires de l’opium. Conflits et trafics du Triangle d'Or et du Croissant d’Or, aux éditions Olizane (Genève, 2002) ;

. Yaa Baa – Production, trafic et consommation de méthamphétamine en Asie du Sud-Est continentale, en collaboration avec Joël Meissonnier, aux éditions L’Harmattan - IRASEC (Paris - Bangkok, 2002).

Il produit le site Geopium, Géographie et Opium : http://www.geopium.org, où certaines de ses publications peuvent être consultées.

   
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