La puissance agricole américaine au XXIème siècle sera-t-elle californienne ?

Par Bernard VALLUIS, Sébastien ABIS, Thierry POUCH, le 3 juin 2018  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Sébastien Abis, Directeur du Club DEMETER. Thierry Pouch, Responsable du Service Études Direction Économie des Chambres d’agriculture de France. Bernard Valluis, Vice-Président de l’Association nationale de la Meunerie française.

Que nous apprend le secteur agricole des formes de la puissance des Etats-Unis ? En questionnant de manière multiscalaire la trajectoire actuelle de l’agriculture des Etats-Unis et de sa projection dans le monde, il apparaît indispensable de mettre l’accent sur la Californie, terre agricole historique qui multiplie désormais les investissements pour produire plus et mieux grâce aux technologies. De nouveaux acteurs, venant de l’économie numérique, prennent progressivement le pouvoir sur le développement agricole et l’innovation alimentaire, au point de placer la Californie comme le centre de gravité de la puissance américaine au XXIème siècle.

IL EST ESSENTIEL de revenir sur la place et le rôle du secteur agricole dans l’expression de puissance des Etats-Unis au cours du siècle dernier, afin d’interroger la future pérennité de la domination américaine sur les affaires stratégiques internationales dont l’alimentation fait partie [1]. Ce qui nous conduit à considérer la problématique suivante : que nous apprend le secteur agricole des formes de la puissance des Etats-Unis ?

En questionnant de manière multiscalaire la trajectoire actuelle de l’agriculture des Etats-Unis et de sa projection dans le monde, il apparaît indispensable de mettre l’accent sur la Californie, terre agricole historique qui multiplie désormais les investissements pour produire plus et mieux grâce aux technologies. De nouveaux acteurs, venant de l’économie numérique, prennent progressivement le pouvoir sur le développement agricole et l’innovation alimentaire, au point de placer la Californie comme le centre de gravité de la puissance américaine au XXIème siècle.

Pour comprendre à plusieurs échelles la formation de la puissance agricole américaine et les raisons de l’émergence californienne, procédons à une périodisation de leurs histoires respectives mais imbriquées. A l’échelle internationale, l’agriculture, instrument de la puissance des Etats-Unis au XXème siècle (I). A l’échelle nationale, l’agriculture américaine mise au défi dans un XXIème siècle transformé (II). A l’échelle d’un Etat fédéré, la Californie sera-t-elle la puissance agricole du XXIème siècle ? (III)

I. A l’échelle internationale, l’agriculture, instrument de la puissance des Etats-Unis au XXème siècle

Dès le début de l’indépendance américaine, le développement de l’agriculture constitue des objectifs majeurs pour le pays. La conquête de l’Ouest n’échappe pas à cette logique, participant à cette quête de puissance et d’indépendance de la Nation américaine sur ce qui reste le pilier central à la stabilité politique de n’importe quelle société : la sécurité alimentaire. La puissance agricole américaine commence donc à s’affirmer dès le XIXe siècle, à la faveur des exportations de blé vers le continent européen, en particulier vers l’Angleterre qui avait abrogé en 1846 sa loi sur les blés (Corn Laws), obligeant les producteurs à renoncer à la protection antérieure du marché intérieur et à accepter le recours aux importations.

Cette puissance agricole américaine se consolide lors de la Première Guerre mondiale, au travers de l’approvisionnement d’une Europe en plein conflit. C’est d’ailleurs en raison de ces exportations que le revenu des agriculteurs américains connaît une élévation fulgurante. La grande dépression marque un coup d’arrêt à cette dynamique exportatrice, et fut marquée par une spirale déflationniste dévastatrice pour les agriculteurs et leur revenu. La reconstruction de l’outil de production et de la capacité exportatrice des Etats-Unis n’a pu se faire qu’au travers d’une politique agricole active, élaborée à partir de 1933 par l’Administration Roosevelt. Après la crise 1929 avec le New Deal et la mise en place d’une loi agricole, le Farm Bill, l’agriculture américaine devient l’un des éléments essentiels de sa stratégie de puissance. Après la Seconde Guerre mondiale la reconstruction économique d’une Europe en ruine est accompagnée par le plan Marshall tandis que le Japon vaincu est l’objet d’une aide visant à changer la diète alimentaire avec passage du riz au blé. Les Etats-Unis se hissent au lendemain de la guerre au rang de principal fournisseur de pays sortis pour la plupart exsangues du second conflit mondial. Tel fut le cas de la France dont les principaux fournisseurs sont les Etats-Unis. La force de frappe américaine en matière agricole s’articule étroitement avec les autres attributs de la puissance hégémonique, comme la monnaie, l’industrie ou la technologie.

De plus, ce positionnement s’inscrit rapidement dans le climat de Guerre froide (1947-1990), contribuant à doter Washington d’un Food Power envers le bloc soviétique et les pays en développement se réclamant de l’idéologie communiste, amenant les gouvernements de l’époque à recourir régulièrement à cette mesure de rétorsion qu’est l’embargo. C’est l’une des faces méconnues de la rivalité Est-Ouest, mais plusieurs épisodes clefs dans la compétition soviético-américaine se jouent sur des dynamiques agricoles et d’aides alimentaires apportées aux quatre coins de la planète. Nourrir sa population et nourrir celles de pays étrangers confortent le statut de puissance globale. Avec la Guerre froide, les exportations américaines de produits agricoles de base dominent le commerce mondial avec un important programme d’aide alimentaire destinée aux pays en développement et de vente à des conditions de crédit très avantageuses. Il s’agit de programme PL 480 promulgué en 1954 par le président Eisenhower (Agriculture trade and development Act). Avec le programme Food for Peace le Président Kennedy déclara notamment « « la nourriture est une force et la paix, la nourriture est liberté, la nourriture vient en aide aux peuples de ce monde dont nous voulons la bonne volonté et l’amitié ». Le terme « d’arme alimentaire » sera employé dans les années 1970 et 1980 à plusieurs reprises pour justifier la stratégie américaine au Moyen-Orient mais il nait vraiment avec l’embargo des ventes à Cuba au début des années 1960, prend tout son sens avec les ventes record de céréales à l’URSS en 1972, mais sera aperçu très négativement en 1976 avec l’embargo sur les ventes américaines de soja. L’ouverture du mur de Berlin (1989), la dislocation de l’URSS (1991), la montée en puissance de la Chine, de l’Inde, de pays émergents comme le Brésil vont transformer la bipolarité héritée de la guerre froide en multipolarité qui devient le nouveau cadre d’analyse des relations internationales.

Le début des années 1970 ouvre une période d’érosion de la puissance agricole américaine. D’abord en raison des effets de la Politique agricole commune (PAC), laquelle a, au travers de différents outils de régulation des marchés et de soutiens internes et externes, permis d’une part d’atteindre l’autosuffisance alimentaire dans les Etats membres, et, d’autre part, propulsé l’UE au rang de puissance agro-exportatrice, la France étant en première ligne sur ce point. Du fait de l’autosuffisance, les Etats-Unis ont beaucoup moins exporté vers l’UE, et, avec la dynamique exportatrice, ont été concurrencé sur les marchés tiers. Cette concurrence était d’autant plus intense que les embargos successifs pratiqués par Washington ont laissé vacants des marchés sur lesquels l’UE s’est positionnée. Outre la PAC, les Etats-Unis ont pratiqué au début de la décennie 1980 sont entrés dans une longue période de déficit budgétaire, conduisant l’Etat fédéral à rechercher des sources de financement, notamment extérieures. L’attractivité des capitaux extérieurs est alors passée par une politique monétaire restrictive, se concrétisant par une élévation des taux d’intérêt et une forte appréciation du dollar, portant un préjudice sérieux aux exportations américaines de produits agricoles et alimentaires. S’ils demeurent le premier exportateur mondial, les pertes de parts de marché ont été régulières depuis cette époque, se concluant récemment par un dépassement des Etats-Unis par l’UE.

Le conflit commercial Etats-Unis / Europe communautaire éclate au grand jour durant l’Uruguay Round (1986-1994). Acceptant de réduire ses soutiens tant internes qu’externes, et une ouverture de son marché intérieur, l’UE permet aux américains de recouvrer une hégémonie alimentaire qu’ils croyaient avoir perdue avec la montée en puissance de l’UE sur les marchés mondiaux.

Confrontés au défi de la concurrence internationale, la réaction des Etats-Unis a consisté à revendiquer l’ouverture de négociations commerciales au GATT, la question des soutiens européens à l’agriculture étant inscrite à l’ordre du jour, pour la première fois depuis 1947, du moins avec cette ampleur. De latent – les Etats-Unis n’ayant en réalité que toléré la PAC – le conflit commercial éclate au grand jour durant l’Uruguay Round (1986-1994). Acceptant de réduire ses soutiens tant internes qu’externes, et une ouverture de son marché intérieur, l’Europe communautaire permet aux américains de recouvrer une hégémonie alimentaire qu’ils croyaient avoir perdue avec la montée en puissance de l’UE sur les marchés mondiaux. C’était sans compter sur les répercussions de la mondialisation. Cette dernière ne se traduit pas seulement par une ouverture généralisée des marchés, par une élévation du degré d’interdépendance commerciale des économies, mais aussi par l’affirmation de nations émergentes qui, dans le domaine agricole et alimentaire, contestent désormais la suprématie américaine et européenne dans les principaux produits échangés dans le monde (Brésil, Russie, Argentine…). Se dessine alors à partir des années 2000, une géoéconomie de l’agriculture et de l’alimentation, chaque nation productrice et exportatrice se livrant une bataille acharnée pour préserver ou augmenter ses propres parts de marchés, dans un contexte de hausse et de mutation de la demande mondiale. Il convient d’ajouter que, du côté des importateurs, et notamment la Chine, les tensions diplomatiques et commerciales les incitent à diversifier leurs sources d’approvisionnement, au détriment des Etats-Unis.

II. A l’échelle nationale, l’agriculture américaine mise au défi dans un XXIème siècle transformé

Les Etats-Unis ont une surface totale de 9,6 millions de kilomètres carrés soit près de 18 fois la France, pour une population de 324 millions d’habitants soit quatre fois la France. La surface agricole et de 409 millions d’hectares soit 14 fois celle de la France. Les terres arables représentent 155 millions d’hectares soit 8,5 fois celles de la France. Les Etats-Unis comptent aujourd’hui plus de 2 millions d’exploitations agricoles dont plus de 820 000 peuvent être considérés comme des entreprises, ce qui correspond à plus de 6 millions de foyers qui vivent directement de l’agriculture. Les prévisions du revenu agricole brut pour 2018 atteignent près de 92 milliards de dollars soit un revenu net de l’ordre de 60 milliards de dollars. Le programme des paiements directs aux exploitants agricoles qui avait dépassé les 12 milliards de dollars en 2016 sont estimés à 11 milliards pour 2017 et environ 9 milliards pour 2018. Les exportations des produits agricoles et agro-alimentaires atteignent 139,5 milliards de dollars ce qui place les Etats-Unis au deuxième rang mondial après l’Union européenne. Alors que la balance commerciale des Etats-Unis est globalement déficitaire, le solde agro-alimentaire est excédentaire et représente 21 milliards de dollars.

Depuis le début des années 2010, la Chine est devenue le premier client agricole et agroalimentaire des Etats-Unis, devant le Canada, le Mexique, le Japon et l’Union européenne. L’agriculture américaine est l’un des rares secteurs de l’économie des États-Unis à dégager un solde commercial excédentaire. Fortement mécanisée et soutenue par une recherche agronomique de premier rang, ne refusant d’ailleurs pas les OGM, l’agriculture américaine est marquée par une forte spécialisation régionale, sachant que sa superficie arable est deux fois plus étendue que celle de l’Union européenne. Compte tenu d’un très vaste territoire soumis à des conditions climatiques très variées, l’agriculture américaine est très diversifiée. À l’Ouest, une agriculture irriguée et un élevage extensif. Dans les grandes plaines centrales on cultive les céréales (maïs, blé) en rotation avec le soja. Le long de la frontière Sud, le climat favorise le coton, les cacahuètes et le sucre. Quant à l’élevage laitier, son extension en Californie et dans les États du « Middle-West » renforce la production historique du Nord-Est.

L’agriculture américaine est largement soutenue par une politique agricole forte, dédiée à la fois au soutien direct des producteurs et au programme subventionné d’aide alimentaire destinée aux Américains les plus pauvres avec la mise en place de bons alimentaires.

Avec seulement 2% d’actifs, 3,3 millions d’exploitants (et membres de leur famille), auxquels s’ajoutent près d’un million de travailleurs salariés, l’agriculture américaine est l’une des plus productives de la planète. Un emploi sur douze est lié à l’agriculture ou l’agroalimentaire. Ne participant qu’à 1,7% du PIB américain, l’agriculture n’est certes pas le moteur de l’économie américaine, mais elle fait partie de ses secteurs clé et finalement toujours illustratif d’une puissance jouant sur ses avantages comparatifs et les opportunités que procure l’augmentation significative des besoins alimentaires mondiaux. Washington cache rarement ses intentions stratégiques en déployant sa diplomatie agricole et en valorisant les questions alimentaires dans toute réflexion à propos du « smart power ». Le blé cultivé sur un modèle plutôt extensif a perdu son rôle géopolitique avec la montée en puissance des pays de la mer Noire. En 2017/2018 la Russie exportera 37,5 millions de tonnes de blé, alors que les Etats-Unis ne devrait vendre que 25,2 millions de tonnes à égalité avec l’Union européenne. Néanmoins les Etats-Unis occupent le premier rang mondial pour la production de maïs et de soja ainsi que respectivement le premier et le deuxième rang mondial pour leurs exportations. Pour le blé les Etats-Unis sont le deuxième exportateur mondial. En ce qui concerne le coton, cultivé principalement dans les Etats du Sud, la production américaine est au 3ème rang mondial, mais au 1er rang pour les exportations. De même, 12ème producteur mondial de riz, les Etats-Unis se hissent au 5ème rang pour les exportations. Pour ce qui concerne l’élevage les Etats-Unis sont le 1er exportateur mondial de viande de porc, le second pour les viandes de volaille de chair et le 4ème pour la viande bovine.

L’agriculture américaine est largement soutenue par une politique agricole forte, dédiée à la fois au soutien direct des producteurs et au programme subventionné d’aide alimentaire destinée aux Américains les plus pauvres avec la mise en place de bons alimentaires (Food Stamps). Ce dernier programme a représenté en moyenne ces dernières années près de 80 % de l’ensemble du budget agricole fédéral. Les soutiens aux principales productions agricoles ont été fixés historiquement dans le cadre des Farm Bill à partir des années des années 1930 par un système de « Deficiency payments  », assurant un prix minimum garanti aux agriculteurs par le paiement de la différence entre les prix garantis et les prix de marché. Mais les négociations commerciales multilatérales, commencées dans le cadre du GATT et qui ont donné naissance à l’OMC, ont conduit à passer des systèmes de soutien couplé, c’est-à-dire proportionnel aux quantités produites, à des systèmes de soutien découplé. Cependant aux Etats-Unis l’essentiel des soutiens direct à l’agriculture repose sur le cofinancement des régimes d’assurances, assurance récolte et assurance revenu, qui s’apparentent malgré tout à des aides couplées. Selon les derniers chiffres disponibles le soutien moyen annuel a représenté 15 milliards de dollars au cours des cinq dernières années sachant que la contribution au système assuranciel atteint un niveau moyen de 5,7 milliards de dollars.

Plusieurs paradoxes de la puissance agricole américaine prennent actuellement un écho important sous la présidence de Donald Trump.

Le premier paradoxe concerne l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) : les Etats-Unis ont besoin des travailleurs saisonniers mexicains, la plupart en situation irrégulière, notamment pour toutes les cultures fruitières et légumières de l’Ouest américain. Le projet de construction d’un « mur « pour stopper les mouvements illégaux de population est totalement contradictoire avec le maintien de ces productions aux Etats-Unis. La volonté de renégocier les accords de l’ALENA semble également ignorer les avantages procurés par les exportations agricoles vers Mexique comme il fait fi des liens forts avec le Canada.

Le deuxième paradoxe concerne les accords régionaux ou bilatéraux qui avaient été initiés par l’administration de Barack Obama. En se retirant du TPP, que Donald Trump a refusé de ratifier, les Etats-Unis laissent la voie libre ou 11 pays qui se sont réorganisés avec le Canada pour intensifier leurs échanges notamment agricoles. S’agissant du TTIP avec l’Union européenne l’investiture du nouveau président a coïncidé avec le gel des accords préparés par les administrations américaines et européennes.

Le troisième paradoxe s’est précisé au premier semestre 2018 avec la décision de taxer l’aluminium et l’acier apporté par les Etats-Unis car l’économie agroalimentaire américaine qui a besoin d’un cadre multilatéral le plus libéral possible pour favoriser ses échanges pourrait faire les frais de cette nouvelle guerre commerciale.

La puissance agricole apparaît donc fragilisée depuis le début du XXIème siècle. En effet l’agro-alimentaire des Etats-Unis fait face à des concurrents qui ont déjà pris la première place sur le marché mondial ou sont en passe de le faire : pour le blé la Russie est déjà le premier exportateur mondial avec un fort potentiel et de grandes ambitions, pour le maïs les Etats-Unis sont encore leader mais le Brésil et l’Ukraine sont devenus de sérieux « outsiders », enfin pour le soja le Brésil est d’ores et déjà le premier exportateur mondial et l’Argentine présente un fort potentiel en étant déjà au premier rang pour les exportations de tourteaux et d’huiles. Or le XXIème siècle agroalimentaire est d’ores et déjà marqué par une forte augmentation de la population en Asie et en Afrique et l’augmentation sans précédent d’une classe moyenne urbaine dans ces deux régions du monde. A cette forte demande, les pays de la Mer Noire et du Mercosur répondent déjà en éclipsant le pouvoir géopolitique de l’agriculture américaine. Mais c’est par la maitrise des nouvelles technologies que les Etats-Unis resteront un acteur incontournable du Food Power .

Il s’agit d’un défi à relever si les Etats-Unis entendent préserver leur rang. D’abord parce que leur excédent commercial agroalimentaire – il devrait être d’une vingtaine de milliards de dollars en 2018, après avoir culminé à +42 en 2008-2009 – reste structurel mais ne compense que très partiellement l’abyssal déficit commercial global, qui est de l’ordre de – 700 milliards de dollars. On comprend pourquoi la politique agricole demeure un outil fort peu remis en cause depuis 1933. Ensuite parce que l’érosion de la puissance agricole américaine s’inscrit dans une dynamique d’ensemble de perte relative d’hégémonie, que ce soit en termes de PIB par habitant exprimé en parité de pouvoir d’achat, de poids dans le commerce mondial de marchandises, dans le secteur de l’industrie manufacturière, dans le domaine monétaire, le dollar étant de plus en plus contesté, en particulier par la Chine.

III. A l’échelle d’un Etat fédéré, la Californie sera-t-elle la puissance agricole du XXIème siècle ?

La Californie, grand État des États-Unis, est le 10ème PIB mondial en parité de pouvoir d’achat. Elle représente 15% à elle seule du PIB américain, un PIB dont le volume est aujourd’hui similaire à celui de l’Inde toute entière…La Californie est également une grande puissance agricole, grâce aux terres irriguées des vallées centrale et impériale, assurant en moyenne 13 à 15% du PIB agricole de la nation américaine. On y produit du riz (deuxième État producteur), de la betterave à sucre, des fourrages, du coton, du vin, des fruits (raisins, agrumes), des légumes (laitues, melons, tomates, asperges) et beaucoup d’amandes (90% de la production mondiale). C’est aussi une grande région d’élevage hors-sol, en particulier laitier puisqu’elle réalise plus de 20 % de la production américaine. La Californie est par ailleurs le premier Etat exportateur agricole, assurant à elle seule 17% des exportations agricoles américaines en valeur, soit environ 23 milliards USD. Un quart de la production agricole californienne se retrouve en moyenne sur les marchés internationaux. L’Europe est de loin le premier débouché, suivie par le Canada et la Chine. Les sites portuaires de Los Angeles et d’Oakland contribuent à cette vitalité du commerce agro-alimentaire.

La puissance agricole américaine au XXIème siècle sera-t-elle californienne ?
Etats-Unis, Californie. Image satellite de la vallée impériale. Des champs irrigués entourent le lac Salton
Etats-Unis, Californie. Image satellite de la vallée impériale. Des champs irrigués entourent le lac Salton. Source : Wikipedia
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L’agriculture californienne n’échappe pas aux grands défis géopolitiques contemporains. Deux exemples pour illustrer cette réalité.

La Californie est un Etat situé dans l’une des zones du monde les plus frappées par la rareté de l’eau et la récurrence de sécheresses. Les tendances hydriques ne sont pas très favorables alors que la croissance démographique, déjà particulièrement vive au XXème siècle, ne se dément pas depuis le début du nouveau Millénaire (environ 5 millions d’habitants supplémentaires), accentuant la pression sur les ressources. Le secteur agricole est consommateur d’environ 40% des ressources hydriques de l’Etat. La grande plaine centrale de Californie est connue pour sa production intensive de denrées agricoles. Elle utilise abondamment les eaux de surface (fleuves et barrages) ainsi que les eaux souterraines de la nappe. La Vallée centrale et la Vallée impériale sont les deux grandes régions agricoles californiennes. La culture y est possible uniquement grâce à l’irrigation : eau de la Sierra et eau du Sacramento transférée par un canal dans le sud de la Vallée centrale et eau du Colorado dans la Vallée impériale. Ces dernières années, la situation sur l’usage de l’eau ne cesse de se tendre du fait de la consommation excessive dans tous les domaines aboutissant à une grave surexploitation des nappes. En plus de cette situation tendue, quatre années successives de sécheresse, de 2012 à 2015, ont mis à genoux un grand nombre d’exploitations agricoles et posent à la société californienne la question des ressources hydriques, de leur exploitation durable et de la répartition entre usages (agricole, loisirs, environnement, eau potable, industrie, etc.). Durant cette période, des mesures de restriction ont été instaurées dans plusieurs villes de l’Etat tandis que d’autres observaient se tarir les flux et l’eau manquait dans les robinets. La sécheresse, outre les conséquences qu’elle a eue sur les systèmes agricoles (productions et revenus des exploitants), aura également provoqué de récurrents feux de forêts aux conséquences écologiques dramatiques. Avec l’évolution des politiques de régulation et de tarification, mais aussi avec la probabilité d’une amplification (en intensité et en fréquence) des épisodes climatiques extrêmes, les paramètres de l’équation se transforment assurément pour le secteur agricole californien. Dans ce contexte d’évolution climatique et de stress hydrique, il est intéressant d’observer les changements de pratique qui s’opèrent dans le secteur agricole californien. Cela vaut à la fois pour les grandes exploitations laitières ou agrumicoles (avec notamment l’optimisation de l’efficience des systèmes d’irrigation), mais également dans la viticulture, dont l’essor est venu renforcer la puissance agricole et économique de la Californie. Or il faut mettre de l’eau dans son vin ! Le spectre de pénuries hydriques représente un défi colossal pour le futur des vignobles dans la Napa Valley et la Sonoma Valley. Plus globalement, c’est toute la Californie qui est placée devant des horizons hydriques parmi les plus difficiles de la planète.

La dimension sociale de l’agriculture californienne a toujours constitué un enjeu stratégique fort. Dès le XIXème siècle, le développement du secteur passe par la mobilisation d’une main d’œuvre dans les champs des grandes fermes qui s’organisent. Des Amérindiens et des Européens sont notamment engagés dans la mise en exploitation des terres de Californie. Aussi, des travailleurs étrangers chinois, initialement venus pour la construction des chemins de fer, sont enrôlés. Or ces immigrés chinois, comme tant d’autres individus employés dans les exploitations agricoles, sont des prolétaires de la terre en Californie, œuvrant gratuitement et dans des conditions souvent dramatiques. En 1882, le Chinese Exclusion Act interrompt la politique d’immigration chinoise aux Etats-Unis. L’arrivée des premiers tracteurs fait évoluer les besoins et les ouvriers agricoles californiens deviennent des saisonniers mobiles. L’éclatement de la crise économique en 1929 bouleverse le pays et l’Etat de Californie voit arriver un flux important de fermiers blancs de l’Est. Beaucoup de propriétaires locaux en profitent pour exploiter cette main d’œuvre formée mais désespérée. A partir de la Seconde Guerre mondiale, ce sont les Mexicains qui deviennent largement majoritaires dans les exploitations agricoles de l’Etat de Californie, notamment suite au lancement du programme Bracero lancé par Roosevelt en 1942 et permettant une vaste politique d’immigration légale qui concernera jusqu’à 450 000 travailleurs agricoles mexicains. La fin de ce programme en 1964, non sans provoquer simultanément des flux d’immigration illégale, se traduit par un investissement colossal en recherche dans l’agriculture californienne. Les capitaux misent sur la mécanisation et de nombreuses cultures subissent progressivement ces transformations. Le travail agricole ne disparaît pas, mais le dernier tiers du XXème siècle se déroule avec une significative percée de la technologie. Aujourd’hui, le secteur agricole californien, riche de 77 500 exploitations, emploie environ 410 000 personnes, mais près de 830 000 si l’on tient compte des emplois saisonniers. Des estimations avancent le taux de 55 à 70% d’étrangers non autorisés dans la main-d’œuvre totale de ce secteur. Toutefois, avec les dynamiques de répression de l’immigration irrégulière, ce sont les pénuries de main d’œuvre qui font souvent l’actualité de l’agriculture californienne depuis quelques mois. La précarité explique aussi pour beaucoup cette tendance : la pénurie concerne d’ailleurs sans doute moins le nombre de bras en lui-même que le nombre d’individus prêts à accepter les conditions dégradées offertes par le travail en agriculture. Pour rappel, les Etats-Unis n’ont pas signé la charte de l’0rganisation internationale du travail (OIT). Ce contexte accélère l’essor des robots dans les champs californiens.

Les algorithmes s’invitent dans le débat. Les géants de l’informatique, les fameux GAFAM, (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), multiplient les investissements en matière de recherche et d’innovation technique dédiés au développement de l’agriculture et au secteur de l’agro-alimentaire.

Au cœur de la Californie se trouve la Silicon Valley, incontestable bastion de l’innovation technologique et indispensable poumon économique de l’Etat, de l’Amérique toute entière, voire désormais du monde. L’agriculture californienne est donc pleinement concernée par le numérique et les solutions technologiques. La rareté de l’eau s’accentuant et la recherche d’une production qui soit à la fois performante économiquement et responsable écologiquement, pousse l’écosystème californien à trouver des solutions. Fort de son potentiel scientifique (nombreuses et prestigieuses universités comme Davis ou Berkeley) et de ses capacités d’innovation technologique, la Californie investit sur la matière « grise », l’intelligence et les savoirs. Investisseurs, chercheurs et start-upeurs sont mobilisés pour transformer les pratiques dans les exploitations, produire autrement et modifier le contenu des assiettes des consommateurs. L’innovation agroalimentaire, rassemblée sous les termes AgTech (lorsqu’elle concerne l’agriculture et la production) et FoodTech (lorsqu’elle englobe l’alimentation et sa distribution), a fait de la Californie l’un de ses fiefs. Très tôt engagée au XXème siècle dans l’économie de la connaissance, c’est un véritable laboratoire à l’agriculture de demain…qui arrive dès à présent. Les algorithmes s’invitent dans le débat. Les géants de l’informatique, les fameux GAFAM, (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), multiplient les investissements en matière de recherche et d’innovation technique dédiés au développement de l’agriculture et au secteur de l’agro-alimentaire. Ils sont les nouveaux acteurs de la puissance agricole américaine ! En parallèle, de nombreuses « start-up » spécialisés proposent des solutions et modifient des pratiques pour soutenir l’économie circulaire, la réduction des gaspillages, les fermes verticales, la durabilité des systèmes ou encore une alimentation qui soit neutre en impacts carbone ou sur le plan du bien-être animal. Simultanément, les big data pilotent de plus en plus les exploitations, où les drones survolent et contrôlent l’état des cultures. L’agriculture de précision et l’alimentation du futur s’avèrent en tout cas d’ores et déjà testés à grande échelle dans cette Californie si puissante qu’elle se demande parfois s’il ne faudrait pas prendre une indépendance vis à vis de l’Amérique. Bien qu’il ne faille pas sous-estimer certaines dynamiques à l’œuvre, l’hypothèse d’un « Calexit » constitue avant tout une posture de défi vis-à-vis de l’Etat fédéral américain. La Californie, avec San Francisco en pointe, constitue depuis longtemps le foyer de la contre-culture américaine. L’agriculture et l’alimentation de demain se préparent dans cette région, et plus particulièrement au cœur de cette Silicon Valley en pleine effervescence technologique, mais aussi sociétale. Les questions environnementales, à commencer par la gestion d’une eau devenant rare, se sont progressivement propagées dans les débats politiques de la Californie. D’aucuns n’hésitent plus à parler de laboratoire pour le futur, tandis que d’autres soulignent qu’il s’agit toujours et de loin de la région pionnière par excellence des Etats-Unis.

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Les États-Unis ont dominé la scène internationale au XXème siècle. Cela vaut également pour l’agriculture, secteur où la puissance américaine s’est fortement investie, à la fois pour l’économie nationale et pour l’influence extérieure du pays. Cette hégémonie décline depuis le tournant du Millénaire. Bien que les États-Unis maintiennent une politique agricole forte et déterminée, les dynamiques géoéconomiques et alimentaires dans le monde évoluent rapidement. La multipolarisation des affaires stratégiques internationales vaut tout autant dans le domaine agricole. Dans ce contexte, la puissance américaine doit s’adapter et construire des positions qui seront inévitablement différentes au cours de ce siècle. Les atouts technologiques du secteur agricole américain, bien incarnés par la Californie et les acteurs de cet écosystème, constitueront un levier important pour préserver le rôle central des États-Unis dans le défi global qui vient : produire plus, mais mieux et plus précisément, le tout avec moins de ressources. C’est aussi parce qu’elle sait innover que l’agriculture américaine symbolise très bien la force de caractère de cette puissance mondiale qui demeure incontournable.

Copyright Juin 2018- Abis-Pouch-Valluis/Diploweb.com


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[1Cet article fait écho à la 10ème édition du festival de géopolitique de Grenoble, placée en 2018 sous le thème « Un XXIème siècle américain ? ».


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