La politique étrangère de Donald Trump marque-t-elle -vraiment- une rupture ?

Par Maxime LEFEBVRE, Pierre VERLUISE, le 28 octobre 2018  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Maxime Lefebvre, diplomate et professeur affilié à l’ESCP Europe, auteur de La politique étrangère américaine (PUF, « Que sais-je ? », 3e édition, 2018) et Le jeu du droit et de la puissance. Précis de relations internationales (PUF, Major, 5e édition, 2018). Il s’exprime ici à titre personnel. Propos recueillis par Pierre Verluise, docteur en géopolitique, directeur des publications de Diploweb.com.

Entré à la Maison blanche en janvier 2017, Donald Trump a rebattu les cartes. En s’appuyant sur les mots et les faits, quelle est sa singularité ? La politique étrangère de Donald Trump représente-t-elle une rupture complète dans la tradition américaine ? Comment peut-il conduire une politique étrangère contre le « système » ? Par son discours antimondialisation, Donald Trump menace-t-il l’économie mondiale ? Existe-t-il une « méthode Trump » dans la diplomatie et la négociation ? Comment interpréter justement la politique de Donald Trump à l’égard de la Chine ? Voici quelques-unes des questions auxquelles Maxime Lefebvre répond très clairement à l’occasion de la réédition de « La politique étrangère américaine » (PUF, « Que sais-je ? », 3e édition, 2018).

Pierre Verluise (P. V.) : Maxime Lefebvre, vous rééditez un "Que sais-je ?" sur La politique étrangère américaine. La politique étrangère de Donald Trump représente-t-elle une rupture complète dans la tradition américaine ?

Maxime Lefebvre (M. L.) : Il y a une rupture de style avec la personnalité de Donald Trump, dans ses comportements déroutants et imprévisibles, dans son action impulsive et chaotique, dans son narcissisme qui l’a même fait comparer à Néron. Mais on aurait tort de le sous-estimer ou de le réduire à un bouffon : il n’est pas là par hasard, même s’il a recueilli 3 millions de voix de moins que sa rivale au scrutin de 2016. On aurait tort aussi d’ignorer toutes les continuités que manifeste sa politique : les Etats agissent largement en fonction de leurs intérêts égoïstes, ils doivent faire preuve de réalisme dans la gestion des rapports de force mondiaux, ils ont une vision du monde qui est déterminée par des croyances et des perceptions intérieures profondes.

Il faut replacer les faits dans le temps long. Donald Trump peut être identifié à l’une des quatre figures symboliques de la politique étrangère américaine définies par l’analyste Walter Russell Mead : celle du président populiste Andrew Jackson (1829-1837), qui avait combattu les Anglais, mené une opération militaire « préemptive » en Floride (rattachée aux Etats-Unis en 1821), et défendait les intérêts du « peuple » contre les élites, y compris dans la politique étrangère. On trouve chez Trump à la fois ce populisme à l’intérieur et cette aspiration à la gloire et à la puissance (« make America great again »). Il a aussi quelque chose d’ « hamiltonien » (du nom d’Alexander Hamilton, premier Secrétaire américain au Trésor), avec la priorité donnée aux questions économiques et commerciales, même s’il conteste les principes du libre-échange. En revanche, il tourne le dos à la tradition « jeffersonienne » (l’Amérique comme modèle démocratique) et à l’internationalisme libéral de W. Wilson, de F. D. Roosevelt et même des néoconservateurs américains qui prétendaient imposer la démocratie par la force (le « wilsonisme botté », selon la belle expression de Pierre Hassner).

Donald Trump met les intérêts avant les valeurs. En ce sens, il rejoint l’approche réaliste et pragmatique incarnée par Henry Kissinger [1]. Kissinger relativise l’exceptionnalisme américain. Il refuse le dilemme idéaliste créé par la supériorité des valeurs américaines, conduisant aux deux postures du « phare », un modèle rayonnant de démocratie (c’est la tradition jeffersonienne), et du « croisé » (le messianisme démocratique voulu par Wilson) ; il préconise un engagement diplomatique réaliste, à la O. von Bismarck, dans les affaires du monde, de préférence à un « splendide isolement » à la britannique.

Tout en rejetant le primat des valeurs démocratiques et libérales, Donald Trump ne pousse pas le réalisme aussi loin que Kissinger. Il fait prévaloir, pour le moment, un penchant isolationniste et souverainiste qui a toujours été très fort dans l’histoire américaine, et qui s’était traduit par exemple par le refus du Sénat républicain de ratifier le traité de Versailles (1919) et d’engager les Etats-Unis dans la Société des Nations. Son slogan « America first » rappelle le « comité America first » [2] qui militait contre l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1940-1941. Son mépris du multilatéralisme, son retrait de multiples arrangements internationaux (UNESCO, accord nucléaire avec l’Iran, traité de commerce transpacifique, accord international sur le climat, Conseil des droits de l’homme à l’ONU, traité sur les forces nucléaires intermédiaires avec Moscou, etc.), traduisent ce penchant isolationniste et souverainiste.

Populiste, réaliste pragmatique, isolationniste et souverainiste autant que possible, nationaliste et unilatéraliste sans états d’âme : ainsi peut-on caractériser la politique de Donald Trump.

Mais le président américain ne peut s’abstraire des interdépendances mondiales, qu’il s’agisse de l’économie ou de la politique (la sécurité). Et quand il doit s’engager, c’est en pratiquant un usage unilatéral de la puissance américaine et en défendant les intérêts égoïstes de l’Amérique. L’unilatéralisme américain n’est pas nouveau, il est une conséquence de la puissance américaine, il est devenu de plus en plus prégnant depuis la fin de la Guerre froide (1991), mais il se justifiait pour la bonne cause : c’était l’action unilatérale de la « nation indispensable » (selon le mot de Madeleine Albright) jugée nécessaire pour défendre la liberté. Même B. Obama, président intellectuel imprégné de valeurs universelles, a pratiqué un « minilatéralisme » (Zaki Laïdi). Le problème d’un unilatéralisme sans valeurs, c’est qu’il tourne au nationalisme. C’était déjà un penchant qu’avait pris l’Administration de George W. Bush, malgré ses proclamations en faveur de la démocratie. Avec Trump, cette tendance nationaliste tend à s’accuser et elle est profondément déstabilisatrice. Elle encourage par mimétisme les tendances nationalistes que l’on constate partout : en Chine, en Russie, en Inde, au Japon, en Israël, en Turquie, en Iran, et même en Europe. Elle menace la cohésion de l’Alliance occidentale qui est fondée sur les valeurs démocratiques et le multilatéralisme.

Populiste, réaliste pragmatique, isolationniste et souverainiste autant que possible, nationaliste et unilatéraliste sans états d’âme : ainsi peut-on caractériser la politique de Donald Trump, et on voit que toutes ces tendances ne sont pas nouvelles. Ce qui est nouveau, c’est le cocktail de ces différents éléments, la personne qui incarne cette politique, son style, et le monde plus fragmenté dans lequel il s’inscrit. Ce qui est nouveau aussi, c’est la polarisation entre républicains et démocrates, entre une Amérique nationaliste, repliée sur la défense de ses intérêts, rejetant la mondialisation, et une Amérique ouverte, modérée, engagée dans le monde. Une polarisation qu’incarnent les deux figures de Trump et Obama, et qui traverse tout le monde occidental, comme on peut le voir en Europe avec le vote du Brexit (2016) et la poussée des populistes.

La grande inconnue, c’est l’usage que va faire l’Administration Trump de sa puissance militaire. Il a considérablement relancé les dépenses d’armement, qui avaient baissé sous Obama. Les Etats-Unis dépensent 700 milliards de dollars pour leur défense, plus de deux fois plus que les Européens réunis, plus que la somme des dix puissances suivantes. Cela représente plus de 40 % des dépenses militaires mondiales. Cette puissance militaire reste énorme, inégalée dans l’histoire. Et les Etats-Unis ne sont plus enlisés dans les opérations en Afghanistan et en Irak, même s’ils continuent à y entretenir quelques troupes. Ils ont retrouvé la liberté stratégique qu’ils avaient au début de l’Administration de G. W. Bush.

Le Président Trump est parfaitement dans la continuité américaine quand il entend maintenir la suprématie stratégique américaine. Cèdera-t-il à un moment à la tentation jacksonienne du culte populiste de la puissance et de la gloire ? Il faut regarder de près ce qui va se passer avec l’Iran. En se retirant de l’accord nucléaire le 8 mai 2018, Donald Trump a remis en route un processus d’escalade diplomatico-militaire. Tout cela peut se terminer par un « deal », un accord donnant plus de garanties contre la prolifération nucléaire en Iran. Mais cela peut aussi déboucher sur une guerre. L’accent mis sur le « régime voyou » de Téhéran rappelle à cet égard les discours des néoconservateurs, qui prétendaient faire la guerre pour la paix et la démocratie. Il s’inscrit dans la vieille rhétorique des « Etats voyous » (« rogue states ») qu’il faut combattre comme les Indiens dans les westerns.

Donald Trump a pour le moment fait prévaloir un usage modéré de la puissance militaire américaine. Il a lancé des frappes militaires à deux reprises contre la Syrie suite à l’utilisation d’armes chimiques par Damas. C’est également une façon de se démarquer de son prédécesseur qui avait fait de l’utilisation d’armes chimiques une « ligne rouge », qui ne l’avait pas fait respecter, et qui avait été beaucoup critiqué pour cette raison. Trump a aussi poursuivi la campagne de frappes aériennes antiterroristes qui avait démarré sous Bill Clinton et s’est beaucoup développée sous Barack Obama. Mais globalement, il s’est montré plus isolationniste qu’interventionniste. Il n’a pas remis en question le « retrait stratégique » opéré par les Etats-Unis après les longues guerres en Afghanistan et en Irak dans les années 2000. Cela peut changer.

P. V. : Donald Trump est connu pour ses positions populistes hostiles à l’« establishment », y compris les médias. Comment peut-on conduire une politique étrangère contre le « système » ?

M. L. : La question de l’interaction d’un président américain avec le « système » n’est pas nouvelle. En démocratie, un responsable politique, même investi par le suffrage universel, ne peut pas tout. Il se heurte à des contrepouvoirs, qui sont l’essence même du système démocratique, doit tenir compte de l’administration, du Congrès, des juges, des grandes entreprises, de l’opinion, des médias. Dans la première phase de la Guerre froide, tout le système politico-militaire américain poussait à la confrontation, et c’est pour mettre en garde contre ces tendances que le président D. Eisenhower avait dénoncé, au moment de quitter le pouvoir en 1960, les intérêts du « complexe militaro-industriel ». Aujourd’hui on parle de « l’Etat profond », notamment les services de renseignement et l’armée (la diplomatie étant traditionnellement plus soumise au « système des dépouilles »).

Donald Trump a la spécificité d’un président populiste, qui tire sa légitimité du « peuple » et cherche à maintenir un rapport direct avec lui par delà les corps intermédiaires, notamment par sa communication (les fameux « tweets » qui apparaissent tellement déroutants à ceux qui ont l’habitude d’une communication maîtrisée, un peu « langue de bois »). La croyance en la supériorité du chef, en ses intuitions, en sa bonne étoile, est typique des chefs providentiels charismatiques, y compris en démocratie (cf. C. De Gaulle). Il s’y ajoute, dans le cas de Trump, une forte dimension de politique intérieure : ce président mal élu est confronté depuis son entrée en fonction à un procès en illégitimité, sa compétence est remise en question, il doit faire face à des critiques et des opérations de déstabilisation, et il donne l’impression que le lien direct avec le peuple est son seul moyen pour survivre politiquement et s’imposer au « système ». D’où l’enjeu pour lui des « mid terms » et un discours de politique étrangère qui est très largement à usage interne.

Mais Trump est bien obligé malgré tout de s’articuler avec le système. Il a dû se séparer de conseillers controversés, comme Paul Manafort, Steve Bannon, Michael Flynn. Il s’est entouré de personnalités reconnues pour leur compétence, notamment des généraux (Jim Mattis à la Défense) ou des « faucons » (Mike Pompeo à la diplomatie, John Bolton comme conseiller à la sécurité nationale). On connaît aussi ses démêlés avec les services de renseignements (CIA, FBI) par rapport au soupçon de collusion avec la Russie dans la campagne présidentielle de 2016, mais il a pu finalement procéder à de nouvelles nominations, y compris une femme à la tête de la CIA.

La politique étrangère de Donald Trump marque-t-elle -vraiment- une rupture ?
Maxime Lefebvre, diplomate et professeur affilié à l’ESCP Europe
Maxime Lefebvre est notamment l’auteur de "La politique étrangère américaine" (PUF, « Que sais-je ? », 2018) et "Le jeu du droit et de la puissance. Précis de relations internationales" (PUF, Major, 2018).
Source : Otan
Otan

On peut tenter de distinguer trois types de dossiers dans l’articulation entre Donald Trump et le « système américain ». Il y a d’abord ceux où il impose ses vues, parce qu’ils sont au cœur de la relation avec son noyau électoral dans la classe moyenne blanche : la défense des intérêts commerciaux américains, l’hostilité à l’immigration et la négation du changement climatique. Il y a ensuite ceux où le « système » contribue à le canaliser vers une approche plus traditionnelle de la politique étrangère américaine : par exemple la relation avec la Chine et la Corée du Nord, où ses rodomontades ont cédé la place à la diplomatie ; ou la relation avec la Russie, où ses tentatives de rapprochement ont été à chaque fois contrariées par le système ; ou l’affaire Kashoggi, où il a dû durcir le ton face à l’Arabie Saoudite. Il y enfin les dossiers où les visions du président et d’une partie du « système » (les faucons, les néoconservateurs) coïncident : par exemple le soutien unilatéral à Israël (avec le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem), la politique de confrontation avec l’Iran, l’appel aux alliés européens à « partager le fardeau » de la défense occidentale.

Il n’est pas impossible, en définitive, que l’administration Trump finisse par trouver une forme d’équilibre et de stabilité malgré l’imprévisibilité et l’impulsivité du président. Dans ce cas la fonction aura fini par façonner l’homme.

P. V. : Par son discours antimondialisation, Donald Trump menace-t-il l’économie mondiale ?

M. L. : Il y a quelque chose d’inquiétant dans la remise en question des règles du commerce mondial garanties par l’Organisation mondiale du commerce. L’OMC, avec son organe supranational de règlement des différends, est un pilier majeur de la mondialisation depuis 1995. Sa remise en question reviendrait à affaiblir l’interdépendance économique de la mondialisation et ouvrirait une période d’anarchie et d’insécurité juridique. La paix mondiale est fondée sur le libre-échange, sur des économies ouvertes : ce sont des principes que les Etats-Unis ont fait prévaloir au sortir de la Seconde Guerre mondiale puis à la fin de la Guerre froide. De même, la coopération internationale, au sein du G7 depuis les années 1970 et au sein du G20 depuis la crise financière de 2007-2008, est un acquis fondamental. Sans cette coopération, le monde retournerait à l’anarchie économique, au protectionnisme, au repli sur soi, et on ne doit jamais oublier qu’il n’y aurait pas eu la Seconde Guerre mondiale sans la crise de 1929.

En même temps, Donald Trump est un homme de l’économie, de l’argent, du « business », qui joue un rôle clé dans le système américain. Son but ne peut pas être de tuer la poule aux œufs d’or. Il a besoin de bons chiffres de croissance, d’indices boursiers qui montent : il sait que c’est là-dessus que ses succès seront mesurés. Son objectif est d’abord de rééquilibrer le déficit commercial américain. Aux partenaires de l’Amérique de négocier fermement et de lui faire comprendre que personne ne sera gagnant d’un retour au protectionnisme.

P. V. : Existe-t-il une « méthode Trump » dans la diplomatie et la négociation ?

M. L. : Comme magnat de l’immobilier, Donald Trump est un professionnel de la négociation et il a théorisé sa méthode dans son livre The art of the deal : « en jetant tout en l’air, il y a des choses qui se casseront et d’autres pas ; et à la fin celles qui se recolleront représenteront notre succès diplomatique ». C’est l’art de renverser la table, la pratique de la diplomatie au bord du gouffre, qui joue sur les nerfs pour obtenir des résultats.

Tout n’est pas à rejeter dans cette méthode. Après tout, une négociation reste une négociation, quel que soit son objet : elle dépend des rapports de force, des lignes rouges des partenaires, et des stratégies respectives de négociation. Et il vaut mieux une administration qui négocie et qui s’engage qu’une administration qui ne serait que dans la confrontation et le retrait.

Dans le domaine des accords commerciaux, la méthode a eu incontestablement du succès avec la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) avec le Canada et le Mexique. Avec l’Union européenne, la négociation n’a fait que commencer.

Dans le cas de la Corée du Nord, on ne voit pas encore le résultat. Les menaces ont été suivies d’une phase diplomatique, mais Donald Trump n’a pas obtenu autre chose que des engagements généraux. On est loin de l’objectif d’une dénucléarisation de la Corée du Nord, que les Etats-Unis poursuivent sans succès depuis le début de la crise en 1993, une époque où ils avaient déjà hésité entre l’action militaire et la négociation diplomatique. Ils se heurtent en fait à des lignes rouges difficilement surmontables : la garantie de sécurité que représente l’arme nucléaire pour le régime nord-coréen, et le fait que la Corée du Nord est dans le périmètre de sécurité rapproché de la Chine.

P. V. : Comment interpréter justement la politique de Donald Trump à l’égard de la Chine ?

M. L. : Là aussi, l’impulsion personnelle du Président rejoint des tendances longues de la politique américaine. C’est la Chine, et non la Russie, qui est le compétiteur stratégique des Etats-Unis. La Chine représente déjà le deuxième budget militaire mondial, atteignant un tiers du budget américain. Elle a dépassé en 2014 l’économie américaine en parité de pouvoir d’achat, et devrait la dépasser en valeur nominale avant 2040. Cela ne veut pas dire que la Chine rattrapera à cette date le niveau technologique des Etats-Unis, et la puissance chinoise butera sur certaines contraintes comme la démographie vieillissante, mais l’ascension économique, politique et stratégique de la Chine est un processus irrésistible.

Jusqu’à présent, les Etats-Unis ont privilégié une politique d’engagement et de coopération économique dans la mondialisation. Mais ils ne peuvent pas laisser sans réagir leur compétiteur menacer leur supériorité stratégique. L’administration Obama avait déjà marqué une évolution importante à cet égard, avec le lancement du « G2 » Etats-Unis-Chine puis le « pivot » vers le Pacifique (aboutissant à déployer 60 % de la flotte américaine dans le Pacifique au lieu de 50 %). L’administration Trump marque quant à elle le souci de mieux contrôler les transferts de technologie et de rééquilibrer des échanges commerciaux extrêmement déficitaires (les Etats-Unis ne couvrent par leurs exportations qu’un quart de leurs importations de Chine). C’est plus qu’un souci « populiste » de protéger l’emploi américain, c’est aussi une volonté de défendre la position de puissance américaine.

La nouvelle rivalité économique, politique et stratégique entre les Etats-Unis et la Chine aura des conséquences systémiques sur les relations internationales, dont on n’a pas encore bien conscience en Europe. Le monde a cessé d’être bipolaire et a commencé d’être « multipolaire » dès les années 1960 et 1970, avec la rupture sino-soviétique, l’affaiblissement du leadership américain, l’affirmation diplomatique de la France (De Gaulle) puis de la République fédérale d’Allemagne (l’Ostpolitik), le nouveau rôle du Japon, l’irruption de l’Inde comme acteur international majeur. La rivalité sino-américaine va contribuer à réordonner le système international, avec d’un côté un camp démocratique conduit par les Etats-Unis, et de l’autre côté la Chine et sans doute la Russie constituant un bloc autoritaire eurasiatique. Donald Trump ne donne pas un sens idéologique à la nouvelle confrontation, car il ne raisonne pas en termes de « valeurs », mais il s’inscrit dans cette nouvelle rivalité de puissance. Les tensions en mer de Chine méridionale ou à propos de Taiwan sont des signes annonciateurs. Le risque, évidemment, comme au temps de la Guerre froide, est que la dureté des positions favorise l’escalade de la confrontation.


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P. V. : Pourquoi Donald Trump n’a-t-il pas réussi à renouer la relation avec la Russie, comme il en avait l’intention ?

M. L. : Là, le penchant personnel du président a été contrarié par le système américain, quasi unanimement dressé contre la Russie, son autoritarisme, sa politique de puissance, ses ingérences. Donald Trump n’a pas pu empêcher l’adoption de nouvelles sanctions, contribuant à la poursuite d’une escalade dans la confrontation qui ne date pas d’hier : c’est une spirale qui a commencé avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000.

La Russie, dominant le « heartland », le cœur de la masse continentale eurasiatique, est l’ennemi géopolitique héréditaire des puissances maritimes anglo-saxonnes : l’Angleterre hier, les Etats-Unis aujourd’hui. A partir du moment où la Russie a tourné le dos aux avancées démocratiques des années 1990, elle a réactivé les ressorts qui étaient à l’œuvre pendant la Guerre froide. Cet antagonisme est ancré profondément dans les systèmes de part et d’autre, notamment dans le monde du renseignement – et V. Poutine a commencé sa carrière dans les services.

Obama lui-même avait tenté un « reset » avec la Russie au début de son mandat, puis il avait adopté une position de plus en plus dure à la suite de la réélection de V. Poutine et de la crise en Ukraine (2014- ), mais sans aller jusqu’à nourrir la confrontation. Donald Trump lui aussi a tenté de redémarrer la relation, mais s’est à chaque tentative heurté à de puissantes résistances à l’intérieur du système américain. Le seul dossier où il a donné de la voix est la contestation du projet Nord Stream 2 qui vise à doubler la capacité du gazoduc entre la Russie et l’Allemagne sous la Baltique : cette position lui permet tout à la fois de satisfaire les faucons russophobes de l’establishment américain, de contrarier l’Allemagne dont il attend un rééquilibrage des échanges commerciaux, et de promouvoir les exportations de gaz non conventionnel américain.

Il serait sans doute dans l’intérêt des Etats-Unis de ne pas pousser la Russie dans les bras de la Chine, mais le raisonnement qui prévaut à Washington est que la Russie fait partie des puissances qui menacent la suprématie américaine. L’antagonisme des valeurs, l’escalade politico-militaire, la rivalité géopolitique, les crises larvées en Ukraine, en Géorgie et en Moldavie : les obstacles à une normalisation des relations sont nombreux et il est peu probable que Trump fasse bouger les lignes.

P. V. : Que pèsent les Européens pour Donald Trump ? Doivent-ils s’inquiéter pour la garantie de sécurité américaine ? Quelle stratégie doivent-ils adopter ?

M. L. : Il y a là encore une certaine continuité entre B. Obama et D. Trump, par un paradoxe qui n’est qu’apparent. Comme disait Hubert Védrine, l’Europe n’était ni le problème ni la solution pour Obama. L’Administration américaine a dû se réengager dans le contexte de la crise ukrainienne, par une politique de sanctions à l’égard de Moscou, largement coordonnée avec l’Union européenne, et par des mesures de réassurance au sein de l’OTAN, notamment vis-à-vis des pays Baltes et de la Pologne.

Donald Trump n’est guère convaincu par cette politique de confrontation avec Moscou qui oblige Washington à allouer des ressources pour garantir la sécurité des Européens. Mais son administration, fidèle à l’Alliance atlantique, a su le canaliser. Ses déclarations hostiles à l’OTAN n’ont eu aucune conséquence. Ses tentatives de rapprochement avec V. Poutine ont été enrayées. Comme l’a dit récemment et sans fard le Secrétaire à la Défense Jim Mattis, « les actes parlent plus fort que les mots ». Ce qui reste, c’est l’appel aux Européens à dépenser davantage pour leur défense et leur sécurité, et c’est dans la ligne d’une politique américaine qui remonte aux débuts de la Guerre froide, et qui avait été poursuivie par Obama (cf. la déclaration de Robert Gates, secrétaire à la Défense, au moment de son départ en 2011, appelant les Européens à prendre davantage en main leur défense).

Les Européens ne voient pas sans inquiétude l’attitude de D. Trump remettant en question le multilatéralisme et les alliances. Leur réaction consiste d’abord à ne pas en rajouter et à sauver ce qui peut l’être : on l’a vu lors du sommet de l’Alliance atlantique à Bruxelles en juillet 2018. Puis à faire davantage pour leur sécurité et leur défense : il y a depuis 2013 un effort très réel pour dépenser davantage sur la défense, pour développer la coopération à partir de nouveaux instruments financés sur le budget communautaire. Enfin, les Européens essaient d’allumer des contrefeux sur les dossiers qui sont d’importance vitale pour eux : par exemple, en mettant en place un mécanisme de troc avec l’Iran afin de contourner les nouvelles sanctions américaines et sauver l’accord nucléaire iranien ; ou en continuant à plaider pour une action internationale contre le changement climatique ; ou en défendant le multilatéralisme et le système de l’OMC.

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Exceptionnels, les États-Unis le sont par leur histoire, courte au regard des autres grandes nations du monde, par leur situation géographique éloignée des puissances eurasiennes, par les valeurs de la démocratie libérale dont ils ne sont pas les inventeurs mais dont ils se sentent les premiers défenseurs, enfin par leur puissance tant économique que militaire.

Leur politique étrangère ne peut donc être que singulière. Elle résulte d’une dialectique perpétuelle entre les intérêts et la morale, entre le pragmatisme et l’idéologie, entre l’action et la pensée.

Après avoir retracé les principales étapes de l’histoire de la politique étrangère américaine, cet ouvrage analyse les instruments et les objectifs de ceux qui « font l’histoire » aujourd’hui.

Diplomate et docteur en sciences politiques, Maxime Lefebvre est professeur affilié à l’ESCP Europe. Il est notamment l’auteur, en « Que sais-je ? », de La Politique étrangère européenne (n° 3901).

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[1In Henry Kissinger, « Diplomacy », éd. Simon & Schuster, 1994.

[2NDE : L’ « America First Committee », également traduit par Le « Comité Amérique d’abord ».


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