Directeur du Diploweb.com. P. Verluise enseigne la Géographie politique à la Sorbonne, au Magistère de relations internationales et action à l’étranger de l’Université Paris I. Il a fondé le séminaire géopolitique de l’Europe à l’Ecole de guerre. Distinguished Professor de Géopolitique à GEM. Membre du Conseil scientifique du Festival géopolitique. Pierre Verluise publie Géopolitique des frontières européennes. Elargir, jusqu’où ?, Paris, Editions Argos, Diffusion PUF, 20 cartes en couleur.
Le 8 décembre 1991, l’URSS implose. Les 15 républiques devenues indépendantes veulent chacune écrire une nouvelle page. Quelles sont les stratégies de la Russie, des États-Unis et de l’Union européenne pour (re)mettre la main sur ces territoires ? Avec quels résultats ?
L’Union douanière voulue par V. Poutine permettrait à la Russie d’étendre son influence sur 2,96 millions de km2, via la Biélorussie, l’Arménie et le Kazakhstan. Ce qui représente 4,3 fois plus que les hypothétiques gains d’influence de l’UE via la Moldavie, la Géorgie et l’Ukraine sans la Crimée (0,68 million de km2). Pourtant, la Russie ne semble pas prête à lâcher l’Ukraine. 23 ans après l’implosion de l’URSS, la bataille pour ses dépouilles fait rage.
La crise ukrainienne conduit à proposer sans plus tarder ces réflexions formulées dans le cadre d’une conférence pour le 6e Festival de géopolitique (avril 2014) consacré à l’Eurasie.
Née de la révolution d’Octobre 1917 – que certains présentent comme un mythe fondateur, d’autres comme un coup d’État – l’Union des Républiques socialistes soviétiques voit formellement le jour en décembre 1922. Son territoire est immense et il s’étend encore au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En effet, il n’est pas tenu rigueur à Joseph Staline d’avoir signé le 23 août 1939 le pacte germano-soviétique et envahit la Pologne orientale comme les pays Baltes en septembre 1939. Parce que l’Allemagne nazie prend l’initiative de rompre le pacte germano-soviétique le 22 juin 1941, avec l’opération Barbarossa. Officiellement, en URSS, la « Grande guerre patriotique » commence en juin 1941. Après avoir laissé l’Allemagne s’enfoncer jusqu’à Stalingrad, les Soviétiques repoussent les Allemands au prix de nombreuses pertes humaines, les laissent écraser l’insurrection polonaise à Varsovie (été 1944) puis arrivent à Berlin. Résultat : l’URSS est le pays qui s’étend le plus à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, notamment sur son flanc occidental. Elle remet ainsi la main sur des territoires perdus en 1918 avec le traité de Brest-Litovsk. Durant la Guerre froide (1947-1990), l’URSS est un de loin le pays le plus étendu du monde : 22, 4 millions de kilomètres carrés. Soit 33 fois la superficie de la France, Dom-Tom compris. L’URSS s’étend sur presque la moitié de la circonférence terrestre, de la mer Baltique à la mer Noire et jusqu’à l’océan Pacifique. En 1991, l’URSS rassemble 293 millions d’habitants en 15 républiques fédérées, sous la domination de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR). Celle-ci est le centre et les 14 autres la périphérie. Le Professeur Jean-François Soulet utilise à propos de l’URSS le terme d’empire, avec la justification suivante : « Dès l’époque de Staline, l’URSS, à elle seule, et à plus forte raison l’URSS et les États est européens liés à elles au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, présentent tous les traits d’un empire : un vaste territoire, une dynamique expansionniste, une diversité culturelle et ethnique, une administration uniforme et centralisée, un chef sacralisé … [1] ». Voilà pour la justification et l’explication du mot empire dans notre propos. Nous réduirons ici le mot empire aux républiques ex-soviétiques, Russie non comprise pour simplifier le propos, mais il serait possible de considérer la Russie d’aujourd’hui comme un empire au vu du nombre de nationalités qui restent sous la coupe des Russes.
J’ai rédigé en 1983 un modeste mémoire de Maîtrise d’Histoire des relations internationales, à l’Université Paris I – Sorbonne intitulé "La crise du système soviétique". Soit 8 ans avant l’implosion de l’URSS. Nonobstant cette analyse, permettez-moi de vous confier que peu nombreux étaient alors ceux qui envisageaient l’implosion d’un système qui se croyait parti pour un millénaire.
Pour des causes internes et externes l’URSS éclate pourtant en décembre 1991.
Les causes internes sont multiples, à commencer par la volonté des peuples, notamment Baltes, de recouvrer leur indépendance, mais aussi l’incapacité du système à se réformer depuis plusieurs décennies, comme Michel Heller l’a démontré.
Les causes externes sont également nombreuses, mentionnons la relance de la course aux armements par les États-Unis, sous le nom d’Initiative de défense stratégique (IDS) par Ronald Reagan (1983). Il s’agissait d’asphyxier l’URSS en l’obligeant à reprendre la compétition militaire. Cela a parfaitement fonctionné puisque selon une « connaissance » du KGB, Moscou aurait consacré jusqu’à 25% de son PIB à la défense durant les années Gorbatchev. Pour y avoir vécu à cette époque dans le cadre de la coopération, je veux bien le croire, compte tenu du niveau de pénuries des biens élémentaires constatées alors sur le terrain.
Quoi qu’il en soit, le 8 décembre 1991 le président de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, Boris Eltsine, et les présidents biélorusse et ukrainien signent l’acte de décès de l’URSS. Ils créent la Communauté des États indépendants (CEI). KO debout, Mikhaïl Gorbatchev démissionne le 25 décembre 1991 de la présidence d’une URSS qui n’existe plus formellement le 26 décembre 1991. A compter de cette date, il est possible de parler de l’ex-URSS pour désigner cet espace. La Fédération de Russie se trouve contrainte de réinventer ses relations avec les 14 autres composantes de l’ex-URSS que j’ai appelé ici les « dépouilles de l’empire soviétique », soit un total cumulé de 5,21 millions de kilomètres carrés. Le mot dépouille désigne d’abord la peau enlevée à un animal après sa mort. Il s’utilise aussi pour un cadavre. Il pointe encore tout ce qu’on enlève à l’ennemi sur un champ de bataille. C’est ce sens que je privilégie dans une approche géopolitique. L’enjeu c’est ici le territoire, les hommes, les ressources naturelles, mais aussi les ressources symboliques donc politiques. Le mot bataille vient d’être formulé, il s’agit donc ici de mettre en perspective à grands traits les stratégies des grands acteurs – Russie, Etats-Unis, et Union européenne – au sujet des 14 territoires de l’ex-URSS autour de la Fédération de Russie. Celle-ci a parfois utilisé le concept d’ « étranger proche » pour désigner ceux qui lui tiennent le plus à cœur. Pour le dire autrement, il s’agit de réfléchir à la problématique suivante : quelle géopolitique de l’après-guerre froide à la périphérie de la Russie ?
Parce que ces 23 années ont été très riches, ce propos ne prétend pas être exhaustif et se limitera aux neuf pays les plus proches de l’UE : Estonie, Lettonie, Lituanie, Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan.
Il s’agit d’identifier quelques moments déterminants dans cette formidable « bataille des dépouilles ».
Nous distinguerons comment après avoir marqué des points sur la Baltique (I) les Américains et les Européens soutiennent les révolutions colorées (II) mais se heurtent à la volonté russe de reprendre la main (III).
Rappelons deux éléments du contexte stratégique pour commencer.
. En 1991-1992 survient dans une ancienne république soviétique, la Moldavie - la sécession de la Transnistrie, à l’Est du pays. Cette mince bande de terre de 4 163 km² compte 555 000 habitants. Depuis cette date, la XIVe armée russe stationne en Transnistrie, un État de facto que la communauté internationale n’a pas reconnu. Il s’agit cependant d’un caillou dans la chaussure de la Moldavie. Le nombre de soldats russes en Transnistrie varie selon les années et les estimations dans une fourchette entre 1 500 et 4 500 mais il peut augmenter facilement en quelques rotations aériennes. C’est indiscutablement un moyen de peser sur la Moldavie, voire sur la Roumanie, dont la Moldavie est une ancienne province sous le nom de Bessarabie. Nous y reviendrons.
. Mentionnons pour mémoire le GUAM. En 1996, la Géorgie, l’Ukraine et l’Azerbaïdjan s’unissent pour former ce qui devient le GUAM. Sans rentrer dans le détail, le GUAM témoigne – dès 1996 – d’une tentative d’organisation pour échapper à la mainmise russe. Les États-Unis et plusieurs pays d’Europe centrale et orientale s’y sont intéressés.
Entrons maintenant dans le sujet balte.
Après tout un processus de préparation dans la seconde moitié des années 1990 [2] survient le 21 novembre 2002. Ce jour, le sommet de l’OTAN à Prague invite sept pays à engager des pourparlers d’adhésion pour 2004 : Estonie, Lettonie, Lituanie, Bulgarie, Roumanie, Slovaquie et Slovénie. Pour les chefs d’État présents, cette rencontre est un grand moment d’émotion à cause de sa signification historique et géopolitique : l’adhésion à court terme à l’OTAN de pays précédemment intégrés de force au bloc de l’Est sous domination soviétique, voire à l’URSS dans le cas des trois baltes.
En 2003, l’ambassadeur honoraire de Lituanie Richard Backis confie dans un entretien pour le Diploweb.com : « Il est vrai que dans les pays de l’Est, on trouve en 2003 nombre d’anciens nomenklaturistes à des postes clés. Mais ce n’est pas gênant. En Lituanie, A. Brazauskas ancien Premier Secrétaire du PC, est revenu au poste de Premier Ministre. Il sera tenté de promouvoir des hommes proches de lui, même si une loi protège théoriquement les fonctionnaires de l’alternance politique. Mais il en est de même de tous les pouvoirs. Il faudra juste d’un peu plus de temps pour se débarrasser de l’héritage communiste… »
Je ne sais pas s’il n’est pas gênant de retrouver d’anciens nomenklaturistes à des postes clés dans les anciens pays de l’Est… mais le 29 mars 2004, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie deviennent officiellement membres de l’OTAN. Autrement dit, trois anciennes républiques socialistes soviétiques entrent dans l’alliance militaire précédemment ennemie… Elles pensent ainsi échapper aux menaces de la Russie. Les Russes feraient observer que le Pacte de Varsovie n’existe plus depuis 1991 et qu’ils ne comprennent pas cette crainte. Bizarrement, cela ne semble pas convaincre les Baltes dont les grands parents ont été déportés en Sibérie…
Notons que ces trois anciennes Républiques soviétiques entrent ensuite dans l’Union européenne le 1er mai 2004, avec d’anciens satellites de l’URSS ou composante de l’ex-Yougoslavie (Slovénie) et les îles méditerranéennes de Malte et Chypre (divisée). Il y a donc un décalage d’un mois entre l’adhésion des Baltes à l’OTAN et à l’UE.
La chronologie indique ici une idée forte : les faits démontrent que c’est l’OTAN qui détermine le rythme et le périmètre des élargissements et l’UE qui court derrière. L’OTAN assure la sécurité et l’UE gère l’intendance, mais ceci est une autre histoire.
Ajoutons que – beaucoup plus tard - deux pays Baltes entrent même dans la zone euro, l’Estonie (1er janvier 2011) et la Lettonie (1er janvier 2014).
Si nous regardons les données de base, cela signifie que les trois pays baltes cumulés représentent une superficie de 175 000 km2 et 6,3 millions d’habitants (2013) qui échappent à priori à une mainmise directe de la Russie. Ou pour le dire autrement 0,17 millions des 5,2 millions de kilomètres carrés de dépouilles de l’ex-URSS (Russie non comprise), soit un petit vingt neuvième. Restent donc en jeu 28 / 29e de la superficie de l’ex-URSS (Russie non comprise), soit 11 anciennes Républiques soviétiques qui représentent 5, 036 millions de kilomètres carrés…
Ne soyons pas totalement naïfs, cela n’empêche pas les Russes d’avoir des leviers sur les pays Baltes, d’abord via l’instrumentation possible de la situation des minorités russophones – particulièrement en Estonie et en Lettonie – ensuite à travers leurs investissements et les partis politiques qu’ils financent. Sans parler des services secrets. En dépit d’une inquiétude certaine dans le contexte de la crise ukrainienne, les pays Baltes ont reçu au cours du premier trimestre 2014 des garanties de l’OTAN. La France, membre de l’OTAN mais parfois singulière dans ses relations avec la Russie, a envoyé quelques avions de chasse supplémentaires pour assurer la surveillance du ciel balte. Cette décision témoigne d’un véritable engagement politique puisque cela signifie que les autorités politiques sont alors prêtes à aller en cas d’incursion d’un avion russe jusqu’à l’ordre d’abattre cet avion. Imaginez la Une des journaux si cela venait à arriver…
Sans être d’un optimisme béat, on peut considérer à cet instant que ces territoires baltes sont sortis du champ de domination directe de la Russie. Une opération militaire russe dans les pays Baltes susciterait très probablement un changement de dimension, via une réaction militaire de l’OTAN justifiée par l’article 5.
Il en va autrement pour les autres ex-républiques de l’URSS, soit les 28/29e restant.
Si nous ôtons les pays Baltes, les ex-républiques soviétiques – Russie non comprise – représentent donc 5, 03 millions de km2. Ils restent donc de l’espace à s’approprier pour le dire un peu crûment.
Certaines dynamiques sont engagées durant la phase de finalisation de l’intégration des pays Baltes à l’OTAN comme à l’UE. Nous sommes alors au début des années V. Poutine (2000 - ) et les États-Unis sont présidés par G. W. Bush, un républicain, fils du président George Bush mais nettement moins doué. Les États-Unis et leurs alliés européens – particulièrement la Pologne et la Lituanie – s’engagent avec une belle énergie dans le soutien à un mouvement qu’on appelle parfois les « révolutions colorées ».
La bataille des 28/29e.
Que signifie l’expression « révolutions colorées » ? Florent Parmentier, enseignant à Sciences Po répond : « On a appelé "révolutions colorées" une série de protestations populaires contre les régimes semi-autoritaires des pays post-communistes. Ces dernières ont été portées notamment par des mouvements de jeunesse, agissant par des moyens non-violents contre des régimes perçus comme autoritaires et corrompus. Ils se sont développés en dehors des cercles d’opposition des pays concernés, mais partagent l’objectif général du changement de régime. Ces organisations se développent selon un modèle horizontal. Elles n’ont généralement pas de leaders irremplaçables ou de structures centralisées. Elles disposent d’un sens aigu de la communication, avec des logos facilement identifiables. »
La dynamique s’amorce en Serbie dès l’an 2000 avant de gagner progressivement l’espace post-soviétique. Le mouvement étudiant Otpor ("Résistance") a joué un rôle déterminant dans le soulèvement de l’automne 2000 contre le régime de Milosevic.
C’est ensuite au tour de Kmara ("Assez") de participer à la "révolution des roses" après les élections législatives géorgiennes de 2003. Le jeune président Mikhaïl Saakashvili remplace alors l’ancien ministre des Affaires étrangères (URSS), Édouard Chevarnadze. Il met notamment en œuvre une lutte contre la corruption qui fait aujourd’hui de la Géorgie un des espaces les moins corrompus de l’ex-URSS, du moins pour la corruption au quotidien.
La troisième étape se déroule en Ukraine, lors de l’élection présidentielle de 2004. La fameuse "révolution orange" éclate au grand jour, en plein hiver, sur la place centrale de Kiev, Maïdan. La présence de l’ONG Pora ("Il est temps") n’est pas étrangère à la mobilisation massive des Ukrainiens contre les fraudes électorales. Précisons que la Pologne et la Lituanie sont actives dans cette bataille. Pourquoi ? Parce qu’entre le XVe et le XVIIIe siècle, le royaume de Polono-Lituanie s’étend de la mer Baltique à la mer Noire et intègre Kiev, il va même plusieurs centaines de kilomètres plus à l’Est. Autrement dit, les Polonais considèrent que l’Ukraine occidentale les concerne. Et leur diaspora aux États-Unis a porté cette idée de l’autre côté de l’Atlantique. La Russie a vécu la révolution orange de 2004 comme son 11 septembre 2001, parce qu’elle considère, pour sa part que l’Ukraine est son « berceau ». Il s’agit dans les deux cas de représentations historiques qui peuvent se discuter et s’instrumenter – comme le Professeur Daniel Beauvois l’a montré - mais c’est justement leur fonction géopolitique, il n’y a donc pas lieu de s’en offusquer ici. Pour chacune des parties, il s’agit de faire bouger les lignes, c’est-à-dire les zones d’influence, voire les frontières.
En 2005-2006, il est même question d’intégrer l’Ukraine à l’OTAN et à l’UE. Les deux têtes de l’exécutif ukrainien, le président Victor Iouchtchenko et le Premier ministre Ioulia Timochenko - passent leur temps à se déchirer et gâchent une opportunité historique majeure. Le propos n’est pas ici de détailler ces années perdues, de 2005 à 2010 en Ukraine, cela a été fait ailleurs [3].
Enfin, en mars 2005, la "révolution des tulipes" survient au Kirghizistan et aboutit au renversement du président Akayev, grâce notamment aux jeunes activistes de Kelkel ("Renaissance et étincellement du bien").
Ces « révolutions » contribuent à la dégradation des relations russo-américaines, la Russie voyant un « complot de Washington » derrière les ONG à l’œuvre dans ce que Moscou considère comme sa zone d’influence. Après les élargissements de l’OTAN et de l’UE, V. Poutine lit ces événements à travers le prisme d’une opposition géopolitique entre l’Occident et la Russie.
Cependant l’écume des révolutions colorées retombe.
Depuis 2005, les autres tentatives se sont soldées par des échecs. La Biélorussie, la Moldavie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan… et la Russie ont « échappé à la contagion démocratique ».
Les espoirs de démocratisation partagés par les Occidentaux et une partie des populations semblent en partie déçus. Les dirigeants arrivés au pouvoir après les « révolutions colorées » étaient déjà souvent des familiers de ses arcanes et le renouvellement des « élites » tarde. Ce qui peut expliquer non seulement la poursuite de la corruption, du népotisme et du clientélisme, mais encore la lenteur des réformes. Le partage des richesses entre clans rivaux semble généralement bien plus urgent, via des privatisations et une redistribution des ressources au profit des vainqueurs. La Géorgie constitue ici une forme d’exception, ce qui explique en partie la prise de gages russes en 2008.
La Russie essaie d’éviter que les pays qui ont connu des « révolutions colorées » lui échappent totalement. La palette comprend des mesures politico-militaires, des représailles économiques, des expulsions de ressortissants… Pour éviter la contagion à de nouveaux pays, le FSB russe aide par exemple le KGB biélorusse à surveiller les ONG locales et étrangères, notamment leurs sources de financement. Les renseignements récoltés permettent de couper les ailes des mouvements d’opposition.
Dès 2005, V. Poutine retourne contre l’Occident les techniques du soft power, explique F. Parmentier dans un article du Diploweb. Le cas de l’ONG transnistrienne Proryv ("Percée") est intéressant par le renversement qu’il opère. Comme ses prédécesseurs, Proryv s’appuie sur une iconographie emblématique et la maîtrise d’actions de rue. Mais l’installation de tentes et la célèbre photo en noir et blanc d’Ernesto "Che" Guevara, choisie comme emblème, ne doivent pas cacher des objectifs politiques de non-ingérence de l’Occident plutôt que de réformes internes. Au début de 2005, ce mouvement de jeunesse est créé par des forces radicales transnistriennes, notamment par Dimitri Soin, un officier du ministère de la sécurité d’État de Transnistrie. Sa création se veut une assurance contre une éventuelle révolution colorée.
Cependant, si ce groupe de Transnistrie s’appuie sur la même logique de communication que les mouvements précédemment cités de Géorgie ou d’Ukraine, il ne conteste pas la situation politique locale. Au contraire, il tend à vouloir des changements externes – la reconnaissance de l’indépendance transnistrienne, ainsi que la non-ingérence de l’OSCE et des États-Unis. Il dénonce également la « manipulation de la démocratie » à l’œuvre dans les révolutions colorées. De plus, ils ont pris racine en Ukraine, en Crimée, mais également en Abkhazie et en Ossétie du Sud, Républiques séparatistes de Géorgie. L’ONG Proriv a été particulièrement active dans les manifestations anti-OTAN, comme en Crimée en juin 2006. Oui, en Crimée, cela montre un précédent avant 2014… En outre, Proriv apporte son soutien à la minorité ruthène en Transcarpathie, afin d’affaiblir l’unité ukrainienne.
Faut-il s’étonner que des experts de l’agitation et de la propagande politiques maîtrisent assez rapidement les nouvelles techniques de masses ? Les mesures prises pour tenter de stopper la vague des révolutions colorées permettent de verrouiller les situations politiques, mais laissent les tensions internes des territoires concernés sans exutoire. Ce qui peut augmenter à terme les risques d’instabilité.
En Russie, V. Poutine contraint bientôt les ONG qui reçoivent des subventions de l’étranger à se déclarer auprès de l’administration russe comme « agent de l’étranger », ce qui dans la mémoire post-soviétique est lourd de sens.
La Russie escompte aussi mettre fin à des révolutions colorées par des moyens plus « classiques ». L’année 2008 marque un tournant. La déclaration d’indépendance du Kosovo choque les esprits russes. Début août 2008, pour la première fois depuis l’invasion soviétique de l’Afghanistan (1979), Moscou lance officiellement une campagne de bombardements contre un État souverain : la Géorgie. Selon Nathalie Nougayrède : « Les opérations militaires russes en Géorgie ouvrent, de fait, une nouvelle phase dans l’ère post-soviétique » . Au terme de cette bataille, la Géorgie perd le contrôle de 20% de son territoire, à travers les déclarations d’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud.
Rappelons, en passant, que ce sont la France et l’Allemagne qui ont refusé que l’OTAN ouvre à la Géorgie comme à l’Ukraine un MAP c’est-à-dire le chemin d’un processus d’adhésion à l’OTAN. Paris et Berlin, en l’occurrence, ont fait échos aux inquiétudes de Moscou. Et – cerise sur le gâteau – le gouvernement de N. Sarkozy brise un tabou de l’OTAN en acceptant de vendre à la Russie des navires de guerre ultra-modernes.
Inspirée par la Pologne, la Lituanie et la Suède, l’Union européenne lance en 2009 le partenariat oriental. Le Partenariat oriental rassemble maintenant les 28 pays de l’Union européenne et les six pays de l’espace ex-soviétique Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan. Il a pour objectif la préparation d’accords de libre-échange avec chaque pays, l’établissement d’un régime sans visa ou la coopération en matière énergétique ou sectorielle. Avant d’y revenir, poursuivons le fil chronologique.
En janvier 2010, surviennent de nouvelles élections en Ukraine. Le président sortant, Viktor Iouchtchenko, chef de l’Etat depuis la Révolution orange de l’automne 2004, n’obtient que 5,5% des suffrages. Le candidat pro-russe dont l’élection avait été invalidée en 2004, Viktor Ianoukovitch, remporte cette fois le second tour avec 48,9% des voix devant Ioulia Timochenko (45,5%).
L’Ukraine, avec 604 000 kilomètres carrés représente le gros morceau des dépouilles aux frontières occidentales de l’ex-URSS, mais elle reste quatre fois et demie moins étendue que le Kazakhstan.
En quelques semaines, Moscou obtient de V. Ianoukovitch le renouvellement du bail de la flotte russe en Crimée, à Sébatospol… jusqu’en 2042. Et le président ukrainien déclare bientôt qu’il met fin aux discussions avec l’OTAN. Moyennant quoi le prix du gaz russe vendu à l’Ukraine diminue. Et Ioulia Timochenko est envoyée en prison, ce qui devient un point de crispation des relations UE-Ukraine. Cependant, les négociations pour un accord d’association UE-Ukraine se poursuivent.
L’Ukraine, avec 604 000 kilomètres carrés représente le gros morceau des dépouilles aux frontières occidentales de l’ex-URSS, mais elle reste quatre fois et demie moins étendue que le Kazakhstan. Par sa superficie, l’Ukraine représente un huitième de la superficie de l’ex-URSS, Russie et pays Baltes non compris. Par sa population, l’Ukraine pèse 45,5 millions de personnes, soit 7,2 fois la population cumulée des trois pays Baltes (2013). À elle seule, l’Ukraine représente la population cumulée de la Biélorussie, de la Moldavie, d’Arménie, d’Azerbaïdjan, de la Géorgie et du Kazakhstan, à deux millions près. Soit la population de six pays de l’ex-URSS. Enfin, l’Ukraine représente un enjeu symbolique et stratégique majeur. La Russie entend garder la main sur ce territoire ou a minima l’instrumenter dans sa relation avec l’UE. Les Etats-Unis, la Pologne et la Lituanie voudraient sortir l’Ukraine du champ d’influence russe et la faire si possible basculer dans l’espace de l’UE et ou de l’OTAN.
Chacun sait qu’en novembre 2013 le sommet de Vilnius consacré au partenariat oriental se conclut par la finalisation de deux accords d’association de l’UE avec la Moldavie et la Géorgie, dont la signature définitive devrait intervenir dans les prochains mois. La Moldavie est un territoire qui fait officiellement 34 000 kilomètres carrés, peuplé de 4,1 millions d’habitants. La Géorgie est un territoire qui fait officiellement 70 000 kilomètres carrés, peuplé de 4,5 millions d’habitants. Relevons que ces deux territoires avec lesquels l’UE engage au sommet de Vilnius la signature d’un accord d’association ont un point commun qui n’a guère été mentionné dans les commentaires de presse : leur gouvernement n’est pas souverain sur la totalité du territoire. La Moldavie, depuis 1991-1992 a perdu le contrôle de la Transnistrie. La Géorgie, depuis août 2008, a perdu la main sur deux régions occupées par la Russie : l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. Soit environ 20% de l’espace national.
Outre les deux textes mentionnés, est signé un accord de facilitation des visas avec l’Azerbaïdjan. Dans la déclaration conjointe, l’UE et les pays du Partenariat oriental déclarent leur volonté de continuer à développer des relations étroites et la coopération dans des domaines stratégiques. Les relations avec la dictature biélorusse de Loukachenko restent toujours assez distantes bien que théoriquement celle-ci soit concernée par le Partenariat oriental.
Le sommet de Vilnius est cependant terni par la décision du gouvernement ukrainien, annoncée un peu plus tôt, le 21 novembre 2013, sous la pression de Moscou, de suspendre les négociations en vue de la signature d’un accord d’association avec l’UE. La Russie souhaite en effet intégrer l’Ukraine dans son Union douanière qui regroupe déjà la Russie, le Kazakhstan et la Biélorussie. En septembre 2013, l’Arménie a également accepté d’adhérer à cette Union douanière.
Sans l’Ukraine, la Russie ajouterait avec la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Arménie une influence sur 2,96 millions de kilomètres carrés et 29,5 millions d’habitants. La Russie préfèrerait y ajouter l’Ukraine pour faire bon poids. Dans cette hypothèse, la Russie ajouterait avec l’Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Arménie une influence sur 3,56 millions de kilomètres carrés et 75 millions d’habitants. Si nous intégrons les paramètres de la Russie, nous passons dans un ordre de grandeur qui en impose. Une Union douanière qui rassemblerait la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan s’étendrait sur 20,66 millions de km2 et rassemblerait 218,5 millions d’habitants [4]. Voilà qui fait déjà plus sérieux…C’est grand, c’est beau, c’est assez pauvre mais enfin, cela a belle allure sur une carte, cela fait presque penser à un empire…
Le projet d’accord UE-Ukraine était en cours de négociation depuis 2005. Après la volte-face de leur gouvernement le 21 novembre 2013, des dizaines de milliers de manifestants défilent dans les rues de Kiev pour protester contre cette décision et demandent la démission du Président Viktor Ianoukovitch. Ce qui témoigne à la fois d’une aspiration à l’Etat de droit et de l’attractivité de l’UE.
Des manifestations se poursuivent dans le pays, à l’appel de l’opposition pro-européenne. Le 26 novembre 2013, le Premier ministre, Mykola Azarov, reconnaît que c’est bien la Russie qui a dissuadé l’Ukraine de signer l’accord. Des milliers, puis des dizaines de milliers d’opposants installent un village de tentes sur Maidan, à Kiev, suivant un scénario en apparence proche de celui de la Révolution orange en 2004. Les 30 novembre et 11 décembre 2013, les tentatives de déloger par la force les manifestants, dont plusieurs centaines sont blessés et plusieurs dizaines arrêtés, ne font qu’amplifier la contestation et radicaliser leurs exigences. Ils demandent désormais la démission du Président V. Ianoukovitch. A partir du 2 décembre 2013, les manifestants bloquent le siège du gouvernement, puis occupent la mairie de Kiev. Les autorités les accusent de fomenter un coup d’Etat. Le 13 décembre 2013, une table ronde réunit le gouvernement et l’opposition qui réclame la démission de Mykola Azarov, la libération de toutes les personnes arrêtées depuis le début du mouvement et l’organisation d’élections anticipées. V. Ianoukovitch propose pour sa part d’amnistier toutes les personnes arrêtées. Le 17 décembre 2013, à l’issue d’une rencontre avec le chef de l’Etat ukrainien, le président russe, V. Poutine, annonce que la Russie va réduire d’un tiers, le prix du gaz vendu à l’Ukraine. Ce qui illustre une fois de plus que le prix du gaz est un moyen politique pour la Russie. Moscou promet d’investir par ailleurs 15 milliards de dollars dans des titres du gouvernement ukrainien.
La situation bascule dans un processus révolutionnaire entre la mi-janvier et la fin du mois de février 2014.
Le 17 janvier 2014, le Président V. Ianoukovitch promulgue de nouvelles lois visant à limiter les manifestations. Le 19 janvier 2014, plus de 200 000 opposants manifestent sur la place de l’Indépendance pour protester contre cette législation qui renforce la répression. Le 22 janvier 2014, cinq militants de l’opposition sont tués et 300 blessés lors d’un assaut des forces anti-émeutes qui tentent de reprendre le contrôle du centre-ville de Kiev. Les manifestants lancent l’occupation des administrations des gouverneurs de plusieurs régions de l’ouest du pays, majoritairement ukrainophones et acquises au mouvement de contestation et occupent le ministère de l’agriculture à Kiev.
Le gouverneur de la région de Lviv démissionne. Tandis que les manifestations continuent, V. Ianoukovitch offre le 25 janvier 2014 les postes de Premier ministre et de vice-Premier ministre à des leaders de l’opposition, espérant mettre ainsi fin à la contestation, mais ces derniers refusent cette proposition. Le 27 janvier 2014, des manifestants s’emparent du ministère de la Justice à Kiev. Ce même jour, le Président décide l’abrogation des lois liberticides incriminées et le Premier ministre, Mikola Azarov démissionne. Le 29 janvier 2014, le Parlement adopte une amnistie pour les contestataires arrêtés lors des heurts avec la police. Le 5 février 2014, Catherine Ashton, Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, rencontre les représentants de l’opposition à Kiev. Elle évoque une aide occidentale sous condition que le pays reprenne le chemin des réformes. Le 6 février 2014, alors que la secrétaire d’État adjointe américaine arrive à Kiev pour rencontrer les différents protagonistes, un conseiller du président russe Vladimir Poutine somme les États-Unis de cesser de « faire du chantage » à l’Ukraine et de « financer les rebelles ». Il accuse l’opposition de fomenter un coup d’État.
Entre le 18 et le 20 février 2014, des affrontements entre des policiers et les manifestants qui campent depuis novembre 2013 sur Maïdan, dans le centre de Kiev, font une centaine de morts dont une quinzaine de policiers. Le 21 février 2014, le président ukrainien, V. Ianoukovitch, signe un accord de sortie de crise avec l’opposition, sous la médiation de l’Union européenne. Dès le lendemain, destitué par le Parlement, V. Ianoukovitch quitte le pouvoir. Le même jour, le président du Parlement démissionne et est remplacé par Olexandre Tourtchinov, proche de l’opposante emprisonnée, I. Timochenko. Ce dernier est élu le 23 février 2014 Président par intérim, tandis que I. Timochenko est libérée et que V. Ianoukovitch quitte piteusement l’Ukraine pour se réfugier en Russie. Le 26 février 2014, le Parlement désigne un pro-européen, Arseni Iatseniouk comme Premier ministre d’un gouvernement de transition.
Dans les jours qui suivent, des forces pro-russes prennent le contrôle de la Crimée, République autonome ukrainienne à majorité russophone. Sa superficie est de 27 000 km2.
Soit un vingt deuxième de la superficie de l’Ukraine. Reste à cet instant dans un statut instable tout le reste de l’Ukraine, soit 577 000 km2, soit 21/22e de l’Ukraine. Bien évidemment, la superficie n’est pas le seul paramètre à prendre en compte, il y a aussi une dimension symbolique, comme l’a montré Kevin Limonier [5].
C’est d’ailleurs pourquoi, le 27 février 2014, un commando s’empare du Parlement de Crimée à Simféropol, capitale de la région. Les députés votent en faveur de l’organisation d’un « référendum » sur le statut de la région et limogent le gouvernement local. Des soldats armés (russes) mais non identifiés prennent le contrôle des aéroports de Belbek (près de Sébastopol) et de Simféropol. Kiev accuse Moscou d’″invasion armée et d’occupation″. La Crimée présente un intérêt stratégique majeur pour Moscou, la flotte russe de la mer Noire et ses 20 000 hommes étant basés à Sébastopol. Pour autant, ces bateaux sont en piètre état, du moins aussi longtemps que les bateaux vendus par la France n’y sont pas à quai.
Le 28 février 2014, V. Ianoukovitch, visé par un mandat d’arrêt pour « meurtres de masse » et réfugié en Russie, réaffirme être le président légitime de l’Ukraine. Le 1er mars 2014, le Conseil de la Fédération (Sénat) russe approuve une éventuelle intervention militaire en Ukraine. Le 4 mars 2014, lors d’une conférence de presse, le président russe Vladimir Poutine nie toute implication russe, mais se réserve le droit de recourir à tous les moyens pour protéger ses citoyens. Le 5 mars 2014, la Commission européenne présente un plan d’aide à l’Ukraine « d’au moins 11 milliards d’euros. » Ce qui tend à démontrer qu’il est devenu possible de trouver des ressources financières pour l’enjeu ukrainien.
Le 6 mars 2014, le Parlement de Crimée demande à V. Poutine le rattachement de la péninsule à la Russie et annonce l’organisation d’un « référendum » local sur cette question le 16 mars 2014. Le même jour, l’Union européenne et les États-Unis, à l’issue d’un sommet extraordinaire consacré à la crise, prennent des mesures de sanctions coordonnées, notamment des gels d’avoirs de responsables russes et ukrainiens. Le 7 mars 2014, un sommet extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne à Bruxelles confirme le choix de sanctions graduées. Le 11 mars 2014, les députés du Parlement de Crimée déclarent la péninsule indépendante de l’Ukraine, étape préalable à un éventuel rattachement à la Russie à l’issue du référendum du 16 mars. Le 13 mars, l’Ukraine entérine la création d’une Garde nationale comprenant notamment les groupes d’autodéfense constitués lors des manifestations à Maïdan.
Le 16 mars 2014, le pseudo « référendum » donne un score très positif pour un rattachement de la Crimée à la Russie, validé dans la semaine par les institutions russes. Un rattachement qui n’est pas reconnu par l’ONU.
En creux, cela veut dire que tout le reste de l’Ukraine, soit 577 000 km2, c’est à dire 21/22e de l’Ukraine à cet instant, restent dans un état instable plus ou moins indépendant de l’influence russe. Nul ne sait ce qui va se passer si l’UE et les Etats-Unis réussissent à établir des relations favorables avec le reste de l’Ukraine. Finalement, cette nouvelle bataille serait plutôt à l’avantage de l’Union européenne. D’ailleurs, l’UE a signé dans la foulée le volet politique de l’accord d’association avec le nouveau gouvernement ukrainien. Autrement dit, ce qui s’est joué entre novembre 2013 et mars 2014, c’est une tentative pour faire sortir de la sphère d’influence directe de la Russie 21/22e de la superficie de l’Ukraine.
A moins que la Russie ne réussisse – et c’est une hypothèse – à valoriser le gage pris en Crimée pour à minima avoir une prise sur le jeu politique à Kiev, voire les relations UE/Etats-Unis – Ukraine. La Russie peut aisément reprendre pied dans l’Est de l’Ukraine, où elle dispose de nombreux relais. Moscou dispose d’une marge de manœuvre confortable avec les Ukrainiens russophones de la partie orientale. Il est facile de mobiliser, de manipuler, de mettre en scène, etc. Reste à savoir comment V. Poutine jouera la partie. Un autre scénario, plus rustique, serait d’intervenir une nouvelle fois militairement en Ukraine sous prétexte de porter secours à des ukrainiens pro-russes qui auraient été malencontreusement mis à mal. La partie reste ouverte. Nul ne sait si les élections présidentielles en Ukraine auront bien lieu le 25 mai 2014. Nul ne sait sur quelle proportion de l’Ukraine la Russie réussira à remettre la main ni la nature des relations que Moscou construira avec Kiev, l’UE et les Etats-Unis. La bataille des dépouilles de l’ex-URSS continue.
Elle se poursuit aussi en Transnistrie.
Depuis l’adhésion de la Roumanie à l’UE, la Transnistrie prend un relief plus prégnant pour l’UE. La Transnistrie représente un enjeu de sécurité pour l’UE : risques de déstabilisation régionale, présence non désirée de troupes militaires russes, criminalité transfrontalière… Il s’agit du conflit le plus proche de ses frontières de l’UE. Ajoutons que la Roumanie distribue depuis plusieurs années des passeports roumains aux Moldaves, ce qui pourrait faire débat, mais comme cela ne se dit pas, cela ne fait donc pas débat. Il n’en demeure pas moins que la crise ukrainienne a semble-t-il ravivé mi-mars 2014 les craintes d’une intervention russe en Transnistrie… Une opération qui se ferait aux dépens de la Moldavie, sur les marges de la Roumanie donc de l’UE. La Transnistrie demande depuis 20 ans son rattachement à la Russie, celle-ci instrumente ce territoire pour peser sur la Moldavie et gêner l’UE. Pour les Moldaves, la Transnistrie est déjà presque perdue. Ce qui ne veut pas dire que les Russes vont l’annexer. On ne peut pas exclure cette possibilité radicale, mais Moscou souhaite plutôt favoriser l’indépendance de cette région et s’appuyer dessus pour peser sur la Moldavie.
Ainsi, entre l’Ossétie du Sud, l’Abkhazie, la Crimée, la Transnitrie et pourquoi pas l’Ukraine orientale, Moscou ne manque par de leviers à sa périphérie.
Quelle géopolitique de l’après-guerre froide dans la périphérie de la Russie ?
Les faits démontrent que depuis la fin de la Guerre froide la périphérie de la Russie reste un enjeu, aussi bien pour les acteurs nationaux, que pour la Russie, les Etats-Unis ou l’Union européenne. Chacune des parties dénonce le jeu de l’autre, et reste discrète sur ses actions. Cette mauvaise foi fait partie du jeu, il n’y a pas à s’en étonner. Globalement, l’Union européenne a marqué des points en Moldavie, en Géorgie et en Ukraine – amputée de la Crimée, voire de la partie orientale - si on en croit la signature des accords d’association qui restent à finaliser. Ce qui représenterait un nouveau gain d’influence sur une superficie de l’ordre de 0,68 millions de km2 à 0,4 millions de km2 si la Russie remettait la main sur l’Ukraine orientale. Rappelons cependant que le point commun de ces trois gouvernements est de ne pas être souverain sur la totalité de leur territoire, avec à chaque fois une emprise de la Russie. C’est pourquoi rien n’est acquis. D’autant que la Russie a marqué des points.
Concernant l’Union douanière voulue par V. Poutine, outre la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Arménie représentent déjà pour Moscou un gain d’influence sur 2,96 millions de km2. Ce qui représente déjà 4,3 fois plus que les hypothétiques gains d’influence de l’UE via la Moldavie, la Géorgie et l’Ukraine sans la Crimée (0,68 million de km2).
Moscou pourrait peut-être espérer faire basculer de son côté le Kirghizstan et le Tadjikistan. Ce qui représenterait alors un gain d’influence – Russie non comprise – sur 3,3 millions de km2. Ce qui représenterait alors 4,7 fois les hypothétiques gains d’influence de l’UE. Dans tous les cas, la Russie étendrait son influence sur des territoires plus étendus que ceux attirés par l’UE.
Pour autant, l’attractivité du projet, voire du modèle russe, reste modeste. Mis à part l’adhésion potentielle de ces deux États, il n’est pour le moment pas possible de se prononcer au sujet d’une adhésion d’autres anciennes républiques soviétiques au projet d’union eurasiatique, du moins sur une base volontaire. Reste la force, une méthode classique qui a fait ses preuves.
Il faudrait ajouter la Chine à ces acteurs de la périphérie, parce qu’elle a marqué des points en Asie centrale. Décidemment, 23 ans après la disparition de l’URSS, la bataille pour ses dépouilles reste d’actualité.
Manuscrit clos le 4 avril 2014
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[1] SOULET, Jean-François, "L’Empire stalinien. L’URSS et les pays de l’Est depuis 1945", Livre de poche, LGF, coll. Références, 2000, p. 15.
[2] La deuxième moitié des années 1990 est aussi occupée par le premier élargissement post-guerre froide de l’OTAN. Le 8 juillet 1997, à l’occasion du sommet de Madrid, les Alliés invitent la Pologne, la Hongrie et la République tchèque à commencer des pourparlers d’adhésion avec l’OTAN, sur la base de critères politiques et militaires. Ces trois anciens satellites de l’empire soviétique entrent officiellement dans l’OTAN le 12 mars 1999.
[3] Gérard-François Dumont et Pierre Verluise : Géopolitique de l’Europe, éd. Sedes (2009), et Pierre Verluise, Géopolitique des frontières européennes, éd. Argos (2013).
[4] A titre de "comparaison", l’UE-28 s’étend sur 4,3 millions de km2 et compte 506 millions d’habitants.
[5] LIMONIER, Kevin, « Géopolitique de Sébastopol », Diploweb.com, 4 mars 2014. http://www.diploweb.com/Geopolitique-de-Sebastopol.html
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