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Qatar : quelle géopolitique de la coupe du monde 2022 ?

Par Mehdi LAZAR*, le 14 décembre 2022.

La coupe du monde 2022 est un exemple clair d’utilisation instrumentale du sport et de tous les aspects qui y sont associés : développement urbain, développement économique, relations internationales, influence, etc. par des acteurs politiques au profit d’intérêts étatiques. Le sport est bien un élément essentiel de rayonnement pour un État. Démonstration précise comme un penalty, par M. Lazar.

EST-CE QUE le football explique le monde ? La coupe du monde 2022 est en tout cas représentative de la situation qatarie sur la scène globale. Le “pays des superlatifs” [1] a investi dans la coupe la plus chère de l’histoire, avec un coût estimé à plus de 220 milliards de dollars en 2022, avec le double objectif d’augmenter son influence diplomatique et d’encourager son développement économique.

La coupe du monde de foot : enjeu sportif et / ou géopolitique ?

La popularité croissante du football au cours du XXe siècle a par ailleurs fait de ce jeu plus qu’un sport. Ce dernier a été utilisé pour stimuler la croissance économique de villes ou de pays, afin d’améliorer les relations avec les États ou d’accroître l’influence de certains d’entre eux. Le football a même permis de résoudre un conflit armé, lorsqu’en 2006 des factions belligérantes en Côte d’Ivoire ont tenu des négociations de paix à la suite de la toute première qualification nationale pour la coupe du monde de la FIFA. Bien qu’il s’agisse d’un exemple extrême, l’événement montre comment le football peut façonner la géopolitique moderne. Dans le cas de la candidature réussie du Qatar à la Coupe du Monde de la FIFA 2022, quelles dynamiques sont donc à l’œuvre ? Il est légitime de se demander comment un pays de la taille de la Corse peut accueillir l’un des plus grands événements sportifs au monde. De même, à la vue du coût global de cette organisation, ainsi que des controverses qu’elle soulève, beaucoup se demandent pourquoi les Qataris tenaient-ils tant à accueillir le mondial.


Enquête au Parlement européen pour corruption au profit présumé du Qatar

Une vaste enquête pour corruption au profit présumé du Qatar a été lancée par la police belge et a ébranlé le Parlement européen dès le 9 décembre 2022. L’enquête a surpris par la multitude des interpellations ainsi que les fonctions des personnes interrogées (la liste inclut Eva Kaili, une vice-présidente grecque du parlement européen).

Bien que le lundi 12 décembre 2022 les procureurs belges n’aient pas nommé le "pays du Golfe" soupçonné d’être derrière cette tentative de corruption, il semble bien que ce soit le Qatar qui est cité dans ce dossier. L’ambassade du Qatar auprès de l’Union européenne a réagi officiellement dans un communiqué le dimanche 11 décembre 2022 avec les commentaires suivants : "L’État du Qatar rejette catégoriquement toute tentative de l’associer à des accusations d’inconduite", "Toute association avec le gouvernement qatari avec les allégations signalées est sans fondement et gravement mal informée."

Tandis que Bruxelles est secouée par ces allégations inédites selon lesquelles le Qatar aurait soudoyé des responsables actuels ainsi que d’ex-responsables du Parlement européen pour tenter d’influencer des décisions au plus haut niveau, l’enquête remet sur le devant de la scène les allégations de corruption d’officiels par le Qatar, déjà largement diffusées dans le cadre de l’attribution des droits d’accueil de la coupe du monde 2022 par la FIFA. L’enquête interroge sur les pratiques de lobbying du Qatar au moment où la coupe du monde entre dans sa dernière semaine de compétition.


Pionnier de l’investissement dans le sport au Moyen-Orient, le Qatar a misé dès les années 1990 sur l’organisation de grands événements sportifs. Cet investissement dans le sport peut s’analyser comme répondant à trois nécessités : la reconnaissance internationale du pays [2], notamment afin d’assurer sa sécurité, la concurrence avec d’autres États utilisant des pratiques similaires (les Emirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite notamment, mais ce n’est pas limité au sport) et, enfin, le développement économique. En ce sens, l’utilisation du sport comme outil de reconnaissance, donc de visibilité, puis comme outil de développement économique et d’influence est central dans la politique qatarie. La politique de soft power par le sport se retrouve en effet dans les Etats voisins du Qatar mais aucun n’est aussi volontariste que Doha dans ce secteur. Pour cela, l’émirat a ainsi misé principalement sur trois axes, dont deux ont été pour le moment les plus efficaces : l’organisation d’événements sportifs internationaux, la participation aux compétitions internationales de sportifs qatariens (y compris des athlètes naturalisés) et le sponsoring sportif.

Pour le Qatar, sport, géopolitique et géoéconomie vont de pair depuis trente ans. C’est ce qui a conduit le Qatar à poursuivre l’objectif d’héberger la coupe du monde 2022, mais c’est également ce qui a permis à ce ce petit émirat de gagner ce pari fou. L’objectif de cet article est donc d’analyser comment le Qatar a utilisé le sport pour ses propres intérêts économiques et géopolitiques ? Nous tâcherons de voir quelles sont les manifestations économiques, géopolitiques et géographiques de cette politique audacieuse, mais aussi d’analyser comment la coupe du monde est à la fois le résultat et l’instrument d’une diplomatie sportive qatarie très active depuis le début des années 1990.

La trajectoire originale du Qatar

Le Qatar est un État jeune, de dimension modeste, marqué par une situation géographique favorable à l’échelle mondiale, notamment avec le déplacement du monde vers l’Asie, mais qui s’inscrit au niveau régional dans un environnement hostile. C’est notamment le cas au niveau géographique, en raison de l’aridité de son territoire, ou au niveau géopolitique en raison de sa situation entre ses deux puissants voisins, l’Arabie Saoudite et l’Iran, avec lesquels Doha entretient des relations ambiguës, voire conflictuelles.

Indépendant en 1971, suite au retrait britannique et à l’échec de l’association avec les Emirats Arabes Unis, le Qatar est le deuxième plus petit pays du golfe Persique après Bahreïn. Situé sur une péninsule de la taille du Connecticut peuplée d’environ 2,9 millions d’habitants, dont seulement 10% de nationaux, le Qatar est une société que l’on peut qualifier de “néo-traditionnelle”. Les Qataris sont très majoritairement sunnites et l’Islam est religion d’Etat. Le courant wahhabite de l’islam, caractérise par une interprétation littérale et rigoriste des textes, est l’islam sunnite parrainé par l’État. Cela fait du Qatar l’un des deux États wahhabite du monde musulman, avec l’Arabie saoudite. La grande mosquée nationale de Doha, construite en 2011, est d’ailleurs nommée d’après Mohamed Ben Abdelwahhab, fondateur du wahhabisme. La version qatarie de ce courant religieux, bien que très conservatrice, reste toutefois mise en œuvre sous une forme atténuée dans la péninsule.

Sur plan politique, le Qatar est une monarchie constitutionnelle (la constitution en vigueur date de 2005) dont l’essentiel du pouvoir est détenu par l’Émir (le pouvoir est héréditaire chez les héritiers mâles de la famille al-Thani), épaulé dans l’exercice du pouvoir par un conseil des ministres et un conseil consultatif. Après l’indépendance, le pays commença réellement son décollage en 1995 lorsque le père de l’actuel émir, le Cheikh Hamad al-Thani, prit le pouvoir dans un coup d’état de velours. Avec son ministre des affaires étrangères de l’époque, Hamad Ben Jassem al-Thani, il commença la mise en valeur des larges réserves de gaz naturel notamment sous sa forme liquide, le gaz naturel liquéfié. Ce tournant initié dès 1995 fut ce qui permit au Qatar de devenir une puissance financière impressionnante. Ainsi, les quelque 300 000 Qataris profitent des troisièmes réserves mondiales prouvées de gaz au monde et du troisième PIB par habitant (en 2022) de la planète. Cette prospérité dépend en revanche fortement du commerce international globalisé et de l’interdépendance entre les Etats.

Le Cheikh Hamad mit par ailleurs au point une politique économique audacieuse et une politique étrangère multidimensionnelle, en particulier grâce à la manne des revenus issus de la vente des hydrocarbures. Une politique de diversification des actifs économiques de l’émirat a été mise en place par le biais du fonds souverain, le Qatar Investment Authority. Ce dernier a permis des investissements dans de nombreux secteurs à haute valeur ajoutée au niveau global. Ces investissements répondaient au double impératif de préparer l’après-pétrole et de sécuriser le territoire qatari. Pour cela quatre priorités furent établies : diversifier les actifs économiques de l’émirat, se rendre indispensable auprès de grandes puissances, augmenter la visibilité du Qatar et, enfin, donner confiance afin d’inciter aux investissements dans la péninsule.

C’est dans le cadre de cette politique étrangère dynamique et de la volonté de diversifier les actifs du pays qu’il faut lire deux des politiques phares de Doha : l’organisation de grands événements, en particulier sportifs, et les médiations régionales. Un troisième axe de la volonté de visibilité de Doha a été celui de la large influence médiatique que la chaîne Al-Jazeera lui a donné. Le ton inédit de la chaîne, sa couverture des grands événements géopolitiques du monde arabe depuis les 1990 (la guerre du golfe, le 11 septembre 2001, l’invasion de l’Irak en 2003, les “printemps arabes” puis l’apparition de l’Etat Islamique) sont sans commune mesure dans le monde arabe.

La diplomatie sportive, l’un des leviers d’action de la politique étrangère qatarie

Plus de cinquante ans après l’événement ayant consacré l’expression de “diplomatie du ping-pong”, le Qatar s’inscrit parfaitement dans la lignée de cette approche qui reste un excellent exemple de ce que nomme parfois « la diplomatie par le sport ». Cette dernière fait référence à l’utilisation du sport comme instrument de médiation diplomatique.

En effet, le sport permet parfois de renouer des liens diplomatiques interrompus ou de nouer des contacts permettant de rapprocher les peuples des Etats en question, voire de préparer des rencontres de haut niveau. Ainsi le terme “diplomatie du ping-pong” fait référence au voyage de pongistes américains en Chine le 10 avril 1971. Cette visite était une première depuis le gel des relations entre les deux pays plus de vingt ans auparavant. Le visite des joueurs américains servit à réchauffer les relations entre les Américain et Chinois et aida à enclencher la dynamique aboutissant un peu plus d’un an plus tard à la visite au premier voyage officiel de Richard Nixon en Chine. Un exemple plus récent est celui de l’équipe réunifiée de Corée (après une session d’entraînement conjointe) qui a concouru sous le titre "Corée" aux Jeux olympiques d’hiver de 2018 en hockey sur glace. La diplomatie utilisa dans ce cas le sport en tant que vecteur de valeurs positives. La diplomatie sportive est par ailleurs reconnue partout dans le monde, comme en France où depuis 2014 il existe un ambassadeur du sport au sein de l’actuel ministère de l’Europe et des Affaires étrangères [3].

Parmi les sports les plus reconnus, le football figure en bonne place en raison de son caractère mondial. En général, cependant, tous les sports sont porteurs de valeurs vues comme universelles telles que l’esprit d’équipe, le respect, l’équité, la discipline ou encore la persévérance. Le sport a l’avantage de fournir un cadre universel de promotion de ces valeurs facilement accessible à tous. Cependant, une diplomatie sportive et le sponsoring de grands événements sportifs peut également provoquer ce que certains auteurs nomment de l’incommunication [4]. Cela peut être le cas lorsque le grand public identifie un décalage entre les valeurs sportives mises en avant et la réalité des pays concernés ; ce sera développé plus en aval.

Le sport en tant que levier de l’action diplomatique s’inscrit pour le Qatar dans le cadre de son approche unique des relations internationales. D’un point de vue théorique, Doha oscille entre une approche néo-réaliste qui, dans la lignée de Waltz [5], voit que l’intérêt fondamental de chaque État est la sécurité, et une approche libéral internationaliste, fondée sur la conviction que le système mondial actuel est capable d’engendrer un ordre mondial pacifique grâce à la coopération internationale comme moyen de promouvoir les intérêts respectifs de chaque nation (plutôt que sur la force directe, comme l’action militaire). Dans cette double optique, le Qatar se concentre donc sur la répartition du pouvoir. De par sa taille réduite et, ses ressources limitées, le Qatar ne peut en effet répondre à la puissance par la puissance [6]. Doha doit donc conjuguer avec le rapport de force international.

Dans une zone dans laquelle les frontières étatiques ont été stabilisées tardivement, le Qatar a donc misé sur une double approche. Premièrement, sur des relations bilatérales fortes et diverses, souvent traduites par des accords de défense. Cette structure centrée sur une autonomie interne et la protection d’une puissance extérieure est avérée depuis la reconnaissance du Qatar comme entité autonome par les Britanniques en 1868 [7]. Deuxièmement, cette diversification des sources de sécurité, nécessaire mais non suffisante, a été enrichie de médiations internationales [8] (afin de se rendre indispensable, dans l’optique d’une diplomatie de niche), mais aussi du recours systématique aux organisations multilatérales.

En ce sens, le Qatar poursuit une “troisième voie” qui consiste à sanctuariser son territoire par des accords de défense, à diversifier ses sources de sécurité par des méditations et des relations bilatérales fortes avec des grandes puissances et à utiliser des plates-formes multilatérales pour faire avancer ses intérêts. Doha est à ce titre une grande contributrice de toutes les agences de l’ONU et participe activement au FMI, à la FAO et à l’UNIDO, à la Banque Mondiale, à l’OMC, à la Ligue Arabe, au CCG, à la banque islamique de développement, etc. Fruit de ces relations soignées, l’Organisation internationale du Travail (OIT) a inauguré son premier bureau au Qatar en 2018. La diplomatie multilatérale du Qatar dans la lignée de cette “troisième voie” s’est aussi illustrée par le recours aux agences multilatérales pendant les printemps arabes (que ce soit à la Ligue Arabe ou à l’ONU) mais également pendant le blocus des années 2017-2021 face à l’Arabie-Saoudite, à Bahreïn, aux Émirats Arabes Unis et à l’Egypte [9].

Dans le système multilatéral, Doha utilise ainsi les organisations en lien avec ses centres d’intérêts et tend à valoriser les organismes dont les actions sont les plus efficaces. C’est dans ce cadre qu’il faut décrypter la citation de l’ancien émir du Qatar, le Cheikh Hamad, qui aurait dit il y a plusieurs années qu’il est “ plus important d’être au Comité international olympique qu’à l’ONU .” Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’Organisation des Nations unies (ONU) a nommé le Comité international olympique (CIO) en tant qu’observateur permanent auprès de l’ Assemblée générale des Nations Unies en 2009. Il s’agit d’un poste habituellement réservé aux quasi-États et aux organisations intergouvernementales, tandis que les organisations non gouvernementales obtiennent rarement ce statut. [10] Depuis les années 1990, le Qatar a donc mis systématiquement en place une participation de certains de ses dirigeants aux instances des institutions sportives internationales. C’est ainsi que l’Émir Tamim al-Thani est membre du Comité international olympique (CIO) depuis 2002.

Durant la décennie 2010, le Qatar a cependant opéré une rupture stratégique liée au début des “printemps arabes”. Cette rupture commença paradoxalement au moment où Doha obtint à la fois l’organisation de la coupe du monde 2022 et atteignit la capacité maximale de production de gaz naturel liquéfié de la ville industrielle de Ras Laffan (77 millions tonnes / an). Cette période du mois de décembre 2010 correspond également au début d’une décennie difficile pour Doha. En effet, en passant à une politique d’intervention directe dans de nombreux pays arabes en mutation, le Qatar se trouva en conflit avec les intérêts saoudiens et émiratis. Il s’ensuivit des tensions renouvelées avec ces deux pays qui accusèrent Doha de soutenir des partis proches de la mouvance des Frères musulmans, notamment en Égypte. La situation égyptienne a ainsi creusé le fossé avec la troïka (Arabie Saoudite, Bahreïn et Emirats Arabes Unis) et a servi de matrice à la situation conflictuelle de la décennie 2010.

En 2013, face aux difficultés stratégiques, à la surexposition médiatiques et aux critiques internes, le Qatar organisa une transition interne et un changement d’agenda stratégique. L’Émir Tamim arriva au pouvoir et conduisit un large remaniement ministériel. Très rapidement cependant (huit jours après), le coup d’Etat en Egypte établit au pouvoir un dirigeant soutenu par la troïka. Deux crises majeures suivirent, en 2014 puis en juin 2017. En apparence encouragés par le président Américain, en 2017 le quartet (l’Arabie Saoudite, Bahreïn, les Emirats Arabes Unis et l’Egypte) [11] mit en place un blocus terrestre, maritime et aérien du Qatar. Il s’agit bien de la plus grande crise diplomatique depuis la guerre du Golfe [12].

Tandis que cette crise semblait confirmer la pertinence de la “troisième voie” qatarie, notamment en raison de l’ambiguïté de la position américaine, l’embargo a eu de nombreuses conséquences régionales. Premièrement, le Conseil de Coopération du Golfe a été incapable de trouver une issue à la crise et en ressortit assez affaibli. En janvier 2019, le Qatar a également quitté l’OPEP, renforçant l’autonomie du pays vis-à-vis de ses voisins du golfe Persique, en particulier l’Arabie saoudite. Lors du démantèlement de l’embargo, en 2021, le Qatar n’avait respecté aucune des treize demandes du quartet tandis que Doha se rapprocha de l’Iran et surtout de la Turquie, rompant ainsi avec la norme régionale [13]. La résolution de la crise fut une réelle victoire pour le Qatar, notamment suite aux récents succès de sa politique de médiation, comme avec les Talibans en 2020 [14]. Par ailleurs, l’échéance de la coupe du monde de 2022 a permis de réchauffer les relations diplomatiques de Doha avec ses voisins du quartet. Lorsque le blocus a pris fin en 2021, il est évident que l’échéance imminente du mondial avait contribué à accélérer le processus de normalisation des relations diplomatiques avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui étaient fortement impliqués dans le succès logistique du tournoi et bénéficient de ses retombées économiques.

La coupe du monde de football 2022, obtenue en décembre 2010, quinze jours avant le début des printemps arabes, a ainsi paradoxalement permis à Doha de sortir en 2021 de la crise majeure qui durait depuis 2017.

Diversification, reconnaissance et influence par le sport

Le sport, et notamment le football, reste porteur de valeurs humanistes considérées comme universelles. C’est en ce sens un outil de communication au service de la diplomatie de nombreux pays. Le football représente également une industrie économique majeure, fruit d’un boom économique débuté dans les années 1990. [15]

Plus qu’un outil d’une diplomatie d’influence et de médiation, Doha a fait du sport un axe diplomatique et de développement économique multidimensionnel. Ce qui change avec le Qatar par rapport à d’autres pays n’est pas les pratiques utilisées et les secteurs visés, mais bien l’amplitude et la diversité de l’action qatarie. Pour le dire autrement, peu de pays ont autant investi dans le sport en si peu de temps que l’émirat. C’est particulièrement notable si l’on compare les investissements du Qatar à la taille du pays. Le sport est avant tout un secteur économique à haute valeur ajoutée qui représente des flux financiers considérables (l’industrie sportive mondiale était estimée à environ 1,3 billion de dollars en 2017). Doha, dans une optique de diversification de ses actifs économiques, a donc mis en place depuis les années 1990 une stratégie d’intégration verticale globale [16] (achat de clubs, de droits de retransmission, d’équipementiers, organisation de compétitions, publicité/flocage, centres de formation, construction…).

Dans le cas du football, le sport le plus médiatique du monde, la tentative du Qatar d’établir une filière économique lucrative et d’exercer une certaine influence correspond à une vision structurée et construite méthodiquement. Par exemple, l’équipementier qatari Burrda a créé des tenues pour les équipes nationales belges et tunisiennes et pour l’OGC Nice tandis que Qatar Airways est ou a été le sponsor d’équipes prestigieuses telles que le Bayern de Munich, le FC Barcelone, l’AS Roma, ou encore le PSG (propriété du Qatar depuis 2011). En France Doha contrôle l’un des plus grands clubs de l’hexagone mais également, par le biais de BeIN sport, celui des droits de retransmission de la ligue 1 (jusqu’en 2020 directement puis en tant que co-diffuseur du championnat avec Canal+ jusqu’en 2024), mais aussi de la Ligue des champions (2012-2015) et des Coupes du monde 2018 et 2022. Dans sa thèse, Wadih Ishac a bien montré qu’un impact positif a été généré par l’utilisation du sport par le Qatar, que ce soit à l’étranger ou dans la péninsule. Plus précisément, dans le cas du PSG, la France, et notamment Paris, a également bénéficié de cet investissement puisque l’image de la ville s’est améliorée et qu’un avantage économique local a été induit. [17]

Ainsi, un premier axe de développement pour le Qatar passa par un investissement direct dans les sports professionnels dans certains pays cibles. C’est notamment le cas pour les clubs de football des grands pays européens, suivant en cela une stratégie initiée par les oligarques russes en Angleterre dans les années 2000. Cette stratégie se poursuit et s’intensifie avec les rachats actuels tels que celui de Newcastle par le fonds souverain saoudien. D’ailleurs, cette stratégie saoudienne commencée en 2017, avec l’arrivée au pouvoir du prince héritier Mohammed Ben Salman doit se lire dans le cadre de l’élaboration du grand plan de diversification de l’économie “Vision 2030” fort semblable à celui de Doha. Le Qatar procéda ainsi au rachat de clubs de football de haut niveau par le biais du Qatar Sports Investments (QSI, la filière sportive du Qatar Investment Authority), à Malaga (2010) et au Paris Saint-Germain (2011) .

Concernant le PSG, les investissements massifs dont le club bénéficie doivent se voir selon un prisme plus large que les compétitions sportives. Il s’agit d’un investissement en termes d’image, permettant, par association, de renforcer la visibilité d’un Etat ou encore d’améliorer sa réputation dans la zone visée, voire globalement. D’ailleurs, le football étant entré dans ce que Luc Arrondel et Richard Duhautois nomment “l’hypermodernité” [18], la très forte croissance des revenus issus des droits télévisuels fit que le Qatar a largement investi sur la diffusion du sport. En construisant sur l’expertise et la notoriété d’Al-Jazeera, le Qatar a lancé la chaîne Al-Jazeera Sport en 2003, aujourd’hui nommée BeIN Media Group. Nasser Al-Khelaifi, également président du PSG, en est le président. BeIN diffuse en 2022 majoritairement du sport sur 60 chaînes différentes dans 43 pays.

Une autre priorité majeure pour Doha fut l’organisation de rencontres sportives dans la péninsule. Dans la décennie 1990, le Qatar mit en place une politique de sponsoring centrée autour d’événements régionaux ou mondiaux plus modestes. C’est le cas de l’open de tennis de Doha, organisé depuis 1993 (dont la version féminine est organisée depuis 2001), mais aussi du meeting annuel d’athlétisme de Doha (organisé depuis 1997) ou bien de la Coupe d’Asie des nations organisée en 1998 et en 2011. Dans ce cadre, la coupe du monde de football des moins de 20 ans de 1995 fut le premier événement véritablement mondial pour le Qatar. Les Qataris eurent trois semaines pour préparer l’événement car ils furent choisis au dernier moment à la place du Nigeria, victime d’une épidémie de méningite.

Dans un second temps, fort de cette décennie d’expérience et de l’augmentation exponentielle des revenus tirés des hydrocarbures, Doha mit en place des événements plus ambitieux. Ce fut le cas dans la décennie 2000, notamment dans des disciplines individuelles, mais pas seulement. L’émirat a accueilli les 15e jeux asiatiques de 2006 et les championnats du monde d’athlétisme en salle en 2010. Les championnats du monde de natation (2014), de boxe (2015), de cyclisme (2016) et les mondiaux de handball de 2015 furent aussi organisés à Doha, ainsi que les championnats du monde d’athlétisme et la coupe du monde des clubs de la FIFA de 2019. Entre-temps, Doha avait également déposé sa candidature pour l’obtention des Jeux olympiques d’été de 2016 et 2020. L’organisation de plusieurs événements sportifs avant 2010 ont ainsi permis de crédibiliser la candidature du Qatar pour l’organisation de la coupe du monde 2022. Dans le même temps, après que le Qatar ait remporté la candidature en 2010, les compétitions internationales de la décennie suivante ont permis au pays de se préparer.

L’obtention des droits d’accueil de tous ces événements est la preuve du lobbying efficace du Qatar dans le monde du sport. Ce savoir-faire désormais bien maîtrisé a permis l’obtention de la coupe du monde 2022 et des jeux asiatiques de 2030, des événements d’une échelle significative.

La coupe du monde, exemple de la globalisation croissante des économies et des sociétés

La construction ou la rénovation de centaines de bâtiments et d’infrastructures utiles à la coupe du monde 2022 a été le fruit d’une rencontre entre des groupes d’individus parmi les plus pauvres du monde et l’ambition des personnes parmi les plus riches de la planète. Cette rencontre souligne une géographie de la globalisation renouvelée, dans laquelle, comme souvent, les flux sont concentrés.

La coupe du monde 2022 est ainsi un cas d’école de la globalisation. Le Qatar a dû construire de nombreuses infrastructures en douze ans pour accueillir cet événement d’un mois. Les entreprises présentes à Doha ont rassemblé des centaines de milliers de travailleurs étrangers, en particulier des travailleurs sud-asiatiques pour mener à bien les très nombreux chantiers commencés depuis 2011. Il y a environ 1,7 millions de travailleurs précaires au Qatar sur les 2,9 millions d’habitants du pays. Originaires en grande partie du sous-continent Indien (en particulier du Népal, du Bangladesh et d’Inde) et d’Asie du Sud-Est, ces travailleurs immigrés forment la large majorité d’une population qatarie largement étrangère et masculine, caractérisée par de très fortes disparités de revenus et une ségrégation socio-spatiale marquée. La société qatarie a en effet connu un développement socio-économique très important au cours des deux dernières décennies, ce qui a valu au Qatar la première place parmi les États arabes en termes d’indice de développement humain. Mais ce développement n’est possible que par le présence structurelle d’une main d’œuvre étrangère dans la péninsule. Les étrangers représentent environ 90% de la population du Qatar et cette proportion a augmenté sensiblement depuis l’obtention de la coupe du monde. Les nombreux chantiers des douze dernières années ont ainsi été rendus possibles par la présence de nombreuses entreprises étrangères (notamment françaises), mais aussi par des flux humains sud-sud dont le Qatar ne peut se passer.

Afin d’obtenir des résultats dans les compétitions internationales, le Qatar a également misé sur une politique d’immigration de sportifs de haut niveau. Le déficit d’athlètes locaux s’explique surtout par la faible tradition sportive et la taille modeste de la population du pays. Pour répondre à ces carences, Doha a fait venir des entraîneurs et des joueurs d’autres pays pour servir les équipes nationales. Ainsi sur les sept médaillés olympiques de Doha, seuls deux sont nés au Qatar. Un des naturalisés les plus célèbres est Bertrand Roiné, né en France, qui a joué avec la sélection nationale de handball. Cependant, bien que le droit qatari de l’immigration permet de contourner les quotas de naturalisation (par l’honorariat), les règles de naturalisation de chaque fédération internationale encadrent néanmoins ces pratiques. Certains de ces jeunes athlètes sont formés avec les jeunes sportifs qataris dans l’Aspire Academy, une centre située dans la zone d’Aspire à l’ouest de Doha. Aspire city a été fondée en 2004 dans le but de repérer et de former les athlètes qataris, dans la lignée des sports-études. Pour cela, les jeunes athlètes sont sélectionnés dans le cadre d’un programme national d’identification des talents, puis formés à l’academy. D’ailleurs, 18 des 26 joueurs de l’équipe du Qatar pour la coupe du monde 2022 sont passés par cette institution.

Le sport est également la caisse de résonance de problématiques que des pays soudain exposés médiatiquement mondialement par une compétition internationale peuvent connaître. Ceci peut s’avérer positif comme lorsque le premier mondial organisé dans un pays arabe permet de renouer avec une certaine fierté et solidarité arabes, que les nombreux supporters ont exprimé régulièrement dans les stades ou sur internet. Le sport peut cependant mettre en exergue des problèmes structurels plus graves. Ainsi, la diplomatie sportive du Qatar qui tente de délivrer un message positif sur le pays a été vue par certains comme une tentative de “sportswashing”, notamment en raison des contradictions entre les valeurs sportives mises en avant (respect, progrès, équité, etc.) et la situation sociale et politique de l’émirat. Le “sportswashing” peut être définit comme : “a phenomenon whereby political leaders use sports to appear important or legitimate on the world stage while stoking nationalism and deflecting attention from chronic social problems and human-rights woes on the home front.” [19] Les nombreuses critiques subies par le Qatar tout au long de l’année 2022, notamment en Europe, ont rappelé le fait que pour les pays hôtes, le « sportswashing » est un risque réel (qui peut par ailleurs conduire à des avancées positives au niveau sociétal). En plus des droits de l’homme et de la situation précaire des travailleurs étrangers [20], la problématique environnementale, ou l’opacité de la FIFA ont été à juste titre soulignés par de nombreux médias, de nombreuses organisations non gouvernementales ou des individus tout au long de la préparation pour la compétition. Plus récemment, une vaste enquête pour corruption au profit présumé du Qatar a ébranlé le Parlement européen en décembre 2022. L’enquête a surpris par la multitude des interpellations ainsi que les fonctions des personnes interrogées (la liste inclut une vice-présidente du parlement européen). En plus de remettre sur le devant de la scène les allégations de corruption d’officiels par le Qatar, déjà largement diffusées dans le cadre de l’attribution des droits d’accueil de la coupe du monde 2022 par la FIFA, cette enquête interroge sur les pratiques de lobbying du Qatar ainsi que sur les tentatives d’influences illégales qui pourraient avoir lieu dans les institutions de l’Union européenne.

Le mondial 2022, en mettant en lumière la situation des travailleurs migrants au Qatar a par ailleurs attiré de nombreux reproches sur le Qatar. La contradiction entre le situation de ces travailleurs et les valeurs sportives étaient telles que les avancées notables mis en place par l’émirat n’ont pas permis de complètement atténuer ces nombreuses critiques. Grâce à la pression d’organisation des droits de l’homme, le Qatar a donc annulé le système de kafala en septembre 2020, devenant le premier État du Golfe à autoriser les travailleurs migrants à changer d’emploi sans l’autorisation de leur employeur avant la fin de leur contrat. De plus, tout comme le Koweït, le Qatar a fixé un salaire minimum. Ces réformes du travail nécessitent maintenant une application solide mais constituent néanmoins une réelle avancée pour les droits des travailleurs immigrés dans l’émirat. Il est difficile d’imaginer qu’elles aient pu être mises en œuvre sans la pression des ONG dans le cadre du mondial. La coupe a ainsi généré des externalités positives pour la société qatarienne que le pays hôte n’envisageait pas initialement.

Finalement, l’une des raisons qui peut expliquer l’importance des critiques à l’égard de Doha reste que bien que ce ne soit pas la première fois que la question des droits de l’homme créé une polémique pendant la coupe du monde de football (comme ce en Argentine en 1978 ou en Russie en 2018), c’est en revanche la première fois que le football est au centre des polémiques (en raison notamment du coût humain - qui reste débattu par ailleurs - et environnemental des huit nouveaux stades construits). Cela risque de se reproduire à l’avenir alors que la Chine est en lice pour accueillir la coupe du monde 2030).

Doha, d’une pétro-métropole à la “ville-coupe du monde”

En 2022, l’événement sportif le plus médiatique du monde a eu lieu sur un territoire paradoxalement très restreint. A l’image du Qatar, ce “pygmée au punch de géant” [21], Doha a vu sa géographie évoluer très rapidement au cours des dix dernières années. La métropole a triplé de taille, tandis que la population de l’émirat a augmenté d’un million de personnes, soit soixante pour cent.

La coupe du monde de football 2022 est en effet celle “des premières”. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne la dimension géographique de l’événement. C’est la première fois que la coupe a lieu en hiver dans l’hémisphère nord. En raison de la chaleur dans l’émirat, le calendrier de la compétition a dû être modifié, bouleversant tout le calendrier du football, notamment européen. C’est la première fois que le championnat a été interrompu au milieu de la saison afin que les joueurs puissent s’entraîner avec leurs équipes nationales. Plus significativement encore, le mondial a d’habitude lieu dans différentes villes des pays organisateurs. Que ce soit en France, en Afrique du Sud ou encore en Russie, les territoires couverts par les matches de la coupe du monde sont habituellement larges. Or, dans le cas du Qatar, le mondial se concentre autour de la ville de Doha.

Le Qatar connaît une situation de macrocéphalie particulièrement marquée [22] : sur les 2,9 millions d’habitants du pays, 2,4 millions environ vivent à Doha. Par conséquent, Doha concentre la majeure partie des infrastructures du pays. C’est donc la première fois qu’une coupe du monde se joue dans un espace aussi restreint. Afin de préparer la capitale qatarie pour cette compétition de très haut niveau, le Qatar a de plus investi plus de 200 milliards de dollars dans des infrastructures : 8 milliards de dollars ont été investis dans huit stades modernes et climatisés, 16,5 milliards de dollars ont été dépensés dans la construction de 140 hôtels (avec 155 000 lits), 36 milliards de dollars ont été investis dans un nouveau métro et 20 milliards de dollars dans les aéroports, les ports et les autoroutes. Ces investissements colossaux semblaient à la fois nécessaires afin d’accueillir les 1,2 million à 1,5 million de fans qui visitent le pays pendant la coupe, mais aussi afin d’utiliser la coupe du monde comme levier de modernisation de la métropole. Les huit stades sont situés dans un rayon de 34 kilomètres du centre de Doha et sont reliés par un système de métro (qui reste à finaliser). La distance maximum entre les stades est de moins de soixante kilomètres du nord au sud, ce qui reste inédit et rend possible d’assister à plus d’un match par jour pendant la compétition.

Historiquement, Doha se distingue des autres villes du Golfe par une croissance rapide mais tardive. [23] Depuis l’indépendance, Doha s’est développée à un rythme soutenu, dans la veine de ce Muhammad Riad appela dès 1981 le « pétro-urbanisme ». [24] C’est en effet les rentrées de devises liées aux exportations de gaz (et au développement de nouveaux secteurs économiques) avec la mise en valeur du North Field après 1995 qui ont eu un impact majeur sur le développement de la métropole [25]. Les années 1990 marquèrent notamment une phase d’apparition de méga-projets financés en majeure partie par l’État. [26] Ces projets sont caractéristiques des villes du Golfe (dont Dubaï) et d’une vitesse de développement rapide. Parmi les plus emblématiques de Doha, on peut citer Education City, une plate-forme éducative de 15 km2 à l’ouest du centre de la ville, le village culturel de Katara au nord de Doha, ou encore la zone d’Aspire City.

Basés sur une culture de l’automobile qui repose sur la disponibilité de pétrole à bas coût, un large réseau autoroutier et peu de transport en commun, les méga-projets sont souvent caractérisés par un dégroupage du foyer, du loisir et du travail produisant un urbanisme de fonction assez fragmenté, notamment au niveau socio-spatiale. Ces projets de grande envergure ont pour but de projeter la ville dans le monde et de contribuer au développement du pays. En ce sens, les mégas-projets construisent une “image de marque” de la ville et sont censés rapporter un “retour sur investissement” par le tourisme ou le développement économique qu’ils vont induire. L’image de la ville devient notamment importante dans un cadre régional fortement marqué par une féroce compétition afin d’accueillir et de proposer les meilleurs projets, que ce soit des musées ou des universités étrangères. Avec cet urbanisme, la ville est largement fragmentée au niveau local, mais connectée au niveau global.

C’est dans ce cadre que les douze ans de préparatifs pour la coupe du monde sont à inscrire. A travers l’aménagement de la ville pour cette compétition, le Qatar souhaitait préparer la ville de Doha pour le XXIe siècle. C’est le cas des projets du métro, du tramway ou de Lusail, une ville nouvelle au nord de Doha construite autour du stade qui accueille la finale. Après le tournoi, il est prévu que Lusail devienne une destination résidentielle avec des écoles, des centres commerciaux, des installations sportives et des centres médicaux. Construire une ville nouvelle est vu de Doha comme un moyen de désengorger la capitale dont la qualité de vie est en déclin en raison de la pollution environnementale de plus en plus grave (notamment de l’air), de la congestion du trafic et des accidents en augmententation (notamment en raison du manque de transports publics). De plus, depuis de nombreuses années la ségrégation urbaine s’amplifie (en raison de la hausse du prix des loyers et du manque de logements à loyers modérés). La coupe du monde permet donc de continuer le développement de méga projets ayant pour but de placer Doha comme une ville attractive et moderne au niveau mondial mais également d’investir dans de nombreuses infrastructures permettant de réduire les nombreux maux urbains associés à la croissance des trente dernières années.

Finalement, Doha a dû relever quatre défis majeurs ces trente dernières années. Le premier fut en octobre 2008 de définir le paradigme de l’après pétrole (avec la Vision Nationale 2030), le deuxième fut de gagner l’offre pour accueillir le mondial 2022 en décembre 2010, le troisième fut de réussir à faire vivre une ville sous embargo à partir de juin 2017 et, finalement, en décembre 2022, le quatrième fut de réussir le pari de la sécurité, du transport et de l’hébergement de centaines de milliers de visiteurs en un mois. Le plus grand défi de Doha reste cependant à venir : il s’agit de devenir une ville durable, de faire face aux enjeux climatiques (et à la montée des eaux) et de “rentrer dans les dépenses” liées à l’immense transformation urbaine des dix dernières années.

Conclusion

Le Qatar est un pays jeune, emblématique des constructions nationales basées sur le démantèlement des empires coloniaux du vingtième siècle. Sa modernisation fulgurante grâce à la découverte et à l’exploitation des hydrocarbures, notamment à partir de 1995, ont catapulté l’émirat dans une hypermodernité typique des riches États du Golfe. Cette réalité, conjuguée à l’importance des liens tribaux et des valeurs bédouines, font du Qatar une société néo-traditionnelle traversée de dynamiques sociales complexes. Dans ce cadre, les énormes ressources financières issues de la vente du gaz naturel liquéfié (GNL) sont utilisées comme levier afin d’assurer le développement social et humain et la diversification des actifs économiques de l’émirat.

Le contexte volatile, voire hostile, dans lequel évolue le Qatar l’a par ailleurs encouragé à conduire une politique étrangère dynamique centrée autour de quelques fondamentaux : la diversification des sources de sécurité, l’influence médiatique, les médiations internationales et un investissement politico-économique fort dans des secteurs pouvant servir de leviers d’action afin d’avancer les intérêts de l’émirat. Dans le contexte très positif des années 2000, le sport a ainsi été utilisé par Doha comme un relais d’influence et de développement économique, non seulement dans la péninsule mais aussi ailleurs dans le monde. La coupe du monde a été dans une large mesure l’aboutissement de vingt ans de travail et peut être considéré comme le "moonshot" de l’émirat. Les enjeux extra-sportifs énormes, en termes d’influence, d’image et de développement économique, sont les raisons qui ont poussé Doha à se lancer dans ce pari auquel peu de gens croyaient en décembre 2010.

Paradoxalement, l’annonce par la FIFA de l’obtention de la coupe du monde 2022 le deux décembre 2010 correspondit au début de ce qui s’avéra être une décennie difficile pour le Qatar. Deux semaines après l’annonce de la FIFA, les printemps arabes commencèrent en Tunisie. Ces derniers furent en définitive le seul échec significatif de Doha depuis son indépendance. Autour des tensions avec Riyad et Abu Dhabi suite aux recompositions en cours dans la région dès 2011, Doha fut impliqué dans la crise de 2014, puis subit un blocus massif entre 2017 et 2021. Cet embargo a rendu évidente l’une des raisons pour laquelle Doha souhaitait accueillir la coupe du monde : être visible dans le monde, afin d’assurer sa sécurité. La peur de subir le même sort que le Koweït en 1990 est réelle pour l’émirat et explique la “troisième voie” dans laquelle Doha s’est engagée. L’organisation de la coupe du monde a d’ailleurs servi à rompre le blocus, notamment car les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite avaient intérêt à assurer le succès de cette première coupe dans un pays arabe.

La coupe du monde 2022 est ainsi un exemple clair d’utilisation instrumentale du sport et de tous les aspects qui y sont associés (développement urbain, développement économique, relations internationales, influence, etc.) par des acteurs politiques au profit d’intérêts étatiques. Comme le rappelle Pascal Boniface, le sport est bien un élément essentiel de rayonnement pour un État. [27] L’obtention de la coupe du monde fut par ailleurs pour le Qatar le fruit de deux décennies de travail. Entre l’organisation de manifestations sportives de plus en plus importantes, la présence dans les grands organismes sportifs officiels et les partenariats économiques et stratégiques, toutes les relations créées par Doha dans le cadre d’un large écosystème économico-politique depuis les années 1990 ont été utiles pour l’obtention du mondial 2022.

Malgré le succès de la préparation du pays pour cet événement mondial, et le succès de la compétition elle-même, les plus grands obstacles restent maintenant à franchir. Le Qatar devra gérer avec soin sa situation géopolitique et géoéconomique après le départ des supporters. Avec un coût de plus de 200 milliards de dollars et des retombées économiques évaluées à 17 milliards de dollars pendant l’événement, le retour sur investissement risque d’être long, voire illusoire. Bien que les investissements massifs dans les infrastructures du grand Doha ont permis de faire entrer la capitale qatarie dans une nouvelle phase de son développement, les risques massifs associés à ces dépenses sans précédent restent un défi à relever pour l’émirat. A moyen-terme, cependant, l’obtention de nouveaux contrats dans le contexte européen d’une désaffection du gaz russe et l’augmentation de la capacité de production et d’exportation de GNL à partir de 2025 restent des atouts majeurs pour le pays.

Finalement, l’accueil de la Coupe du monde a souligné la contradiction entre la posture internationale du Qatar et son conservatisme culturel. Dans une société néo-traditionnelle, l’un des plus grands défis de l’Émir Tamim est l’équilibre à trouver dans le cadre d’un modèle de développement très dépendant des échanges et de partenariats mondiaux mais encore peu respectueux des droits de l’homme.

Copyright 14 décembre 2022-Lazar/Diploweb.com

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Mehdi Lazar est Inspecteur de l’Education nationale et Directeur Académique du Lycée International de Boston (Etats-Unis). Docteur en géographie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et diplômé d’études approfondies en géopolitique de l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris 8), il est auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages traitant de l’internationalisation de l’éducation et de la géopolitique du monde arabe. Mehdi Lazar est membre du conseil scientifique du Diploweb. Il est également diplômé du Centre d’Etudes Diplomatiques et Stratégiques et de l’ESCP Business School.

[1Lazar, Mehdi, « L’émirat « hyperactif » : une analyse de la politique d’internationalisation du Qatar », in Confluences Méditerranée, 2013/1 (N° 84), pp. 59-76

[2Olech, Aleksander, Repetowicz, Witold, Banasiak, Michał, and Rajkiewicz, Mieszko, Qatar geopolitics and the world cup, The Institute of New Europe, 2022.

[3Côme, Thierry, et Raspaud, Michel, “La diplomatie sportive, enjeu stratégique pour le Qatar”, in Hermès, La Revue, vol. 81, no. 2, 2018, pp. 169-175.

[4Côme, Thierry, et Raspaud, Michel, 2018, op.cit.

[5Waltz, Kenneth, Theory of international politics, Reading (MA), Addison-Wesley, 1979.

[6Valentini, Victor, Le Qatar à l’épreuve des relations internationales : lecture théorique de la politique
étrangère du micro-État sous le règne de l’émir Hamad Ben Khalifa Al Thani (1995-2013)
, Thèse de Doctorat de Science Politique, Université Clermont Auvergne [2017-2020], 2017.

[7Habibu, Rahman, The emergence of Qatar : the turbulent years, 1627-1916, London/New York, Kegan Paul, 2005.

[8Certains des exemples les plus emblématiques de cette décennie sont les accords de Doha de 2008 (ces accords font référence au traité conclu le 21 mai 2008 à Doha par les factions libanaises qui s’opposent lors du conflit libanais de 2008) et la libération des infirmières bulgares de 2007 dans laquelle le Qatar a joué un rôle central.

[9La fragilité d’un Etat comme le Qatar dans le système international a été vue comme évidente lors de multiples conflits ou événements régionaux, que ce l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, lorsque des soldats saoudiens sont intervenus à Bahreïn en mars 2011, avec un soutien des Émirats Arabes Unis, afin mettre fin brutalement à l’occupation d’une place de la capitale ou lors des interventions armées saoudiennes au Yémen. De même, l’embargo commencé par le quartet en juin 2017 a démontré la position précaire dans laquelle de trouve Doha dans la région, notamment tandis que la position des Etats-Unis est restée très ambigüe au début de cette crise.

[10Van Luijk, Nicolien, Post-political power and international sport : examining the international olympic committee’s journey to permanent observer status at the United Nations, Thèse de Doctorat de Philosophie, Université de Colombie Britannique, 2015.

[11Lazar, Mehdi, "La politique étrangère de Donald Trump", in Verluise Pierre, Histoire, Géographie et Géopolitique des Etats-Unis, éditions Diploweb, 2019.

[12Coates Ulrichsen, Kristian, “What’s going on with Qatar ?”, in The Qatar Crisis, POMEPS Briefings, 2017.

[13Coates Ulrichsen, Kristian, Qatar and the Gulf Crisis, New York City, Oxford University Press, 2020.

[14L’accord de Doha (2020) ou « accord pour la paix en Afghanistan » a été signé par Zalmay Khalilzad, représentant des USA et Abdul Ghani Baradar, représentant des Talibans à Doha le 29 février 2020. Les Talibans avaient un bureau à Doha depuis 2013.

[15Arrondel, Luc et Duhautois, Richard, L’Argent du football. Vol. 1 : L’Europe, Collection du CEPREMAP, n° 60, 2022.

[16Lazar, Mehdi, Le Qatar aujourd’hui, Paris, Michalon, 2013.

[17Ishac, Wadih, Furthering national development through sport, the case of Qatar, Thèse de Doctorat de Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives, Université de Bourgogne, 2018.

[18Arrondel, Luc et Duhautois, Richard, 2022, op.cit.

[19Boykoff, Jules, Toward a Theory of Sportswashing : Mega-Events, Soft Power, and Political Conflict, Sociology of Sport Journal (published online ahead of print 2022).

[20Il s’agit notamment des “migrant workers”, soit les environ 1,7 millions de travailleurs précaires sur les 2,9 millions d’habitants du pays.

[21The Economist, “The rise of Qatar. Pygmy with the punch of a giant”, in The Economist, 5 novembre 2011.

[22Lazar, Mehdi, 2013, op.cit.

[23Cadène, Philippe et Dumortier, Brigitte, Atlas des pays du Golfe, Paris, Presse de l’Université de Paris Sorbonne, 2012.

[24Riad, Mohammad, “Some aspects of Petro-urbanism in the Arab Gulf States”, in Bulletin of the faculty of Humanities and Social Sciences, 4 (1981):1.

[25Lazar, Mehdi, “Doha à la recherche d’un nouveau modèle urbain”, in Villes arabes, cités rebelles, Roman Stadnicki (ed.), Paris, Editions du cygne, collection Recto Verso, 2015, pp. 157-168.

[26Lazar, Mehdi, "Doha", in Olivier Sanmartin, Abécédaire de la ville et de l’urbain au Maghreb et au Moyen-Orient, Tours, Presses universitaires François Rabelais de Tours, collection Villes et territoires, 2021.

[27Boniface, Pascal, La géopolitique du sport, Paris, EKHO (Armand Colin), 2021.


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Citation / Quotation

Auteur / Author : Mehdi LAZAR

Date de publication / Date of publication : 14 décembre 2022

Titre de l'article / Article title : Qatar : quelle géopolitique de la coupe du monde 2022 ?

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La coupe du monde 2022 est un exemple clair d’utilisation instrumentale du sport et de tous les aspects qui y sont associés : développement urbain, développement économique, relations internationales, influence, etc. par des acteurs politiques au profit d’intérêts étatiques. Le sport est bien un élément essentiel de rayonnement pour un État. Démonstration précise comme un penalty, par M. Lazar.

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