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Quelle Russie en 2001 ?

par Isabelle Facon, chargée de recherche à la Fondation pour la Recherche Stratégique.

Entretien avec Pierre Verluise

 

Comment la Russie conçoit-elle ses relations avec sa périphérie ? Qu'attendent les pays occidentaux de Vladimir Poutine ? Cet entretien inédit apporte des réponses à la fois novatrices et pragmatiques.

Biographie de l'auteur en bas de page

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PV. Quelles sont les principales idées fausses sur la Russie en l'an 2001 ?

I.F. Il est dommageable de toujours présenter, surtout dans la presse, les aspects les plus négatifs de la Russie : l'alcoolisme, la prostitution, la corruption… Il en résulte une image déformée des réalités.

En matière de relations internationales, il subsiste de nombreux clichés récurrents qui empêchent sans doute les pays occidentaux d'avoir une approche créative vis-à-vis de ce pays.

Trois clichés

Premier exemple : "La Russie est par nature dans un syndrome impérialiste". Or, la Russie a progressivement opté pour une approche plus pragmatique de ses relations avec les pays de l'ex-Union soviétique. Certes, il y a eu après l'éclatement de l'URSS (1991) des initiatives pour le moins contestables de la Russie à l'égard de certains " nouveaux Etats indépendants ", à la faveur de plusieurs conflits. Bien sûr, Moscou a essayé de jouer sur la question des minorités russes, en Ukraine comme au Kazakhstan. Mais on remarquera que cet " outil " n’a été utilisé que dans le discours et a perdu de son importance au cours des dernières années dans la ligne de la Russie à l’égard de l’ex-URSS. Le "syndrome impérialiste" a été progressivement dépassé. La Russie a peu à peu construit durant les années 1990 ses relations avec les pays de l'ex-URSS, surtout sur une base bilatérale, le cadre communautaire (CEI) n’ayant pas répondu aux attentes initiales. La Russie n'a pas construit ces relations dans l’espoir d’un rétablissement à l'identique de l'Empire. Elle a pris ses distances et des précautions lorsqu’une relation trop étroite avec tel ou tel Etat risquait d’être trop contraignante ou coûteuse, économiquement et politiquement. Avec l'Ukraine, sans doute la république dont l’indépendance est la plus délicate à admettre pour Moscou, les tensions ont été globalement surmontées (on pourra revenir sur les actuelles évolutions dans les relations entre les deux pays). Nous avons pourtant toujours tendance à mettre en avant les déclarations de tel ou tel nationaliste russe affirmant qu'il faut reprendre le contrôle de la flotte de la mer Noire. Quels sont les inconvénients de cette pratique ? D'une part, elle n’est pas porteuse de créativité dans nos approches envers la Russie. D'autre part, ce fonctionnement nourrit en retour certains stéréotypes au sein des élites politiques et militaires russes. En ce sens, il ne rend pas nécessairement service aux autres pays de l’ex-URSS.

Deuxième cliché : la permanence en Russie de réflexes militaristes, qui seraient doublés d’une posture anti-occidentale. Certes, il y a des blocages sur la voie de la réforme militaire et de la restructuration des industries d’armement, mais ces obstacles sont aussi bien d'ordre matériel et politique que de nature psychologique, philosophique… et il y a eu aussi des avancées. Pourtant, avant même de connaître le contenu de la nouvelle doctrine militaire russe, on avait déjà annoncé côté occidental qu'elle allait être plus dure, plus hostile à l’Occident. Une fois la nouvelle doctrine adoptée, peu en ont fait l'analyse et le public est resté avec les premières images.

Troisième cliché : la solidarité de principe entre populations slaves orthodoxes, par exemple durant la crise du Kosovo (1999). Alors que les Russes, pour beaucoup, ne le vivent plus sur ce mode. Le soutien de la Russie aux Serbes devait à des enjeux ayant trait à son propre statut sur la scène internationale, dans les relations avec les Occidentaux – désir de participer au règlement et au choix des moyens nécessaires pour le règlement de la crise, rôle du Conseil de sécurité de l’ONU, problème de la non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats, place de l’OTAN dans la nouvelle architecture de sécurité européenne, etc. Quand je discutais avec des Russes durant cette crise, ils critiquaient souvent le régime de Slobodan Milosevic. Notamment parce qu'ils considéraient que ce dernier avait floué la Russie en sollicitant ses conseils et son aide à certains moments pour mieux trahir ces mêmes conseils quand cela lui semblait plus opportun. Le véritable fondement de la réaction des Russes était que l’Alliance attaquait un Etat souverain, la Serbie (par identification, cela les inquiétait) ; qu’elle consolidait son statut d’acteur central de la sécurité européenne dans l’après-Guerre froide ; qu’elle avait contourné le Conseil de sécurité de l’ONU.

Un pays-continent parfois méconnu

PV. Les efforts français de connaissance de la Russie vous semblent-ils à la hauteur de l'enjeu et de la complexité du sujet ?

I.F. Il y a eu, dans les premiers temps qui ont suivi la disparition de l’URSS, une phase de " perplexité ", peut-être. La diffusion des travaux reste insuffisante. Il existe un déficit de diffusion à l’échelle internationale des travaux réalisés, non seulement sur la Russie mais encore sur l'ensemble de la zone post-soviétique. Le milieu de la recherche et de l’expertise françaises ne communique pas toujours très bien en son sein et avec l'extérieur (le problème linguistique aidant). Les conceptions anglo-saxonnes, notamment américaines, très présentes notamment sur Internet, s’imposent plus facilement. Il en résulte une forme de déséquilibre. La presse française quant à elle propose souvent une couverture de la Russie qui cherche à faire rentrer les réalités dans une grille de lecture préétablie, en partie négative.

Le jeu américain

PV. Comment caractérisez-vous la réflexion américaine sur la Russie ?

I.F. A différents égards, une partie des élites politiques et militaires russes a durant les années 1990 donné l'impression par ses déclarations et postures que les stéréotypes de la Guerre froide n'étaient pas complètement dépassés et que les Russes essayaient confusément de recréer avec les Etats-Unis le partenariat stratégique privilégié, de " grand à grand ", de la Guerre froide. La déception de cet espoir, source de tensions et de frustrations, a parfois conduit à des discours voire à des postures dignes de cette période. Côté américain également, il existe des analyses et des initiatives qui laissent à penser qu'on voit toujours la Russie à travers le prisme des stéréotypes de la Guerre froide. La crainte existe dans certains cercles que la Russie puisse redevenir à terme un " concurrent " majeur sur la scène internationale. Les écrits américains sur la Russie reviennent souvent sur le rôle " nécessairement négatif " que la Russie joue dans l’espace ex-soviétique, sur l'influence excessive que l'armée exercerait sur le pouvoir politique, expliquant à travers cette grille de lecture telle ou telle décision de politique intérieure ou étrangère de Moscou… Certaines analyses sont plus habiles que d'autres et vont moins directement au but, mais souvent ces axes d’interprétation restent sous-jacents.

PV. Les Américains, de leur côté, ne restent pas inactifs, par exemple sur l'écharpe sud de la Russie.

I.F. Il existe certainement une volonté de présence et d’influence. Le GUUAM a été " encouragé " par certaines initiatives des Etats-Unis, notamment à travers le Partenariat pour la Paix. Cela s’explique en partie par les attentes attachées aux ressources énergétiques de la mer Caspienne. Pas uniquement. De toute façon, l'intérêt des Américains s'est modifié avec le temps, parce que les espoirs sur les ressources réellement présentes dans la Caspienne ont été revus à la baisse. Un autre enjeu, le principal sans doute, est d'empêcher la Russie de rétablir son influence de manière trop extensive et exclusive dans la région. Une majorité des Etats de la CEI sont déterminés à s’opposer à toute tentative de Moscou de leur dicter quoi que ce soit ; dans ce cadre, dans certains cas, le soutien des Américains a été un outil utile d’affirmation, de démonstration d’indépendance vis-à-vis de Moscou. De là à dire un atout décisif, il y a un pas délicat à franchir.

La Russie et sa périphérie

PV. Comment les Russes conçoivent-ils au début du XXI e siècle leurs relations avec les pays de l'ex-URSS membres de la Communauté des Etats indépendants (CEI) ?

I.F. Les Russes redéfinissent actuellement, sous Poutine, leurs relations avec les pays membres de la CEI. Il semble que se dessine une volonté de reprise en main, non pas dans le sens d’une reconstitution de l'Empire mais dans le sens d’une reconstruction des relations sur des bases autant que possible plus solides. Quand on parle du regain " d'agressivité " actuel de la diplomatie russe, je dirais qu’il est plus visible dans cette région que dans n'importe quelle autre région du monde. Le rétablissement de l’influence russe dans la CEI apparaît aux yeux des élites russes comme la base, la première étape, du rétablissement du statut de leur pays sur la scène internationale. Cela peut sembler préoccupant. Il faudra voir quelles sont les méthodes employées. L'Ukraine, ce qui a surpris beaucoup d’observateurs occidentaux, a signé un pacte de sécurité avec la Russie (janvier 2001) mais sa crise politique actuelle est pour beaucoup derrière un rapprochement dont il est trop tôt encore pour en saisir la portée réelle ; la Moldavie a annoncé qu'elle renonçait à toute initiative de coopération militaire et de sécurité dans le cadre du GUUAM ; l'Azerbaïdjan, jusqu’à présent un des Etats les plus distants, se rapproche de la Russie ; la Géorgie est soumise à des pressions de plus en plus fortes (visas, énergie, Tchétchénie…) ; le thème de la " menace islamiste " en Asie centrale a habilement été mis en exergue et instrumentalisé par le Kremlin… Il y a donc des efforts pour une remontée en puissance de la Russie à sa périphérie. Le thème de la protection des droits des minorités russes fait un retour remarqué.

Les pays membres de la CEI jouent des partitions différentes

La Russie a des alliés " inconditionnels " au sein de l’espace ex-soviétique. La Biélorussie, bien sûr. L'Arménie, pour des raisons à la fois historiques et conjoncturelles (question du Haut-Karabakh). L'Arménie n'a pas demandé à la Russie de retirer ses bases de son territoire. Alors que la Géorgie exige le retrait des bases russes, de même que la Moldavie. La République kirghize et le Tadjikistan, compte tenu de la faiblesse de leurs ressources politiques et économiques, n’ont guère d’autre choix que de rester proches de la Russie. En fait, au sein de la CEI, la Russie se retrouve avec à ses côtés les Etats les plus faibles, que ce soit politiquement, économiquement ou militairement. Alors que les pays qui disposent de ressources économiques et / ou diplomatiques plus substantielles - comme l'Ukraine, l’Ouzbékistan, l’Azerbaïdjan et la Géorgie – ont essayé de prendre plus de distance avec la Russie, de davantage diversifier leurs politiques étrangères.

Pragmatisme

PV. Comment comprendre la redéfinition des relations entre le centre et sa périphérie, autrement dit entre la Russie et les autres républiques de l'ex-URSS ? La fin de l'Union soviétique tient finalement davantage de l'auto-implosion que de l'éclatement. C'est la Russie, en association avec l'Ukraine et la Biélorussie, qui a décidé elle-même de mettre fin à la forme qu'était l'Union soviétique. Il s'agit d'un acte volontaire, décidé entre trois dirigeants au mois de décembre 1991. Le coût de l'Empire selon les modalités soviétiques posait question et pesait sur la puissance de la Russie, son identité propre et son image internationale. Dans quelle mesure l'auto-implosion de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques n'est-elle pas pour la Russie un moyen pour redéfinir ses relations avec sa périphérie, afin de se défaire autant que possible des coûts ? La mise à mort de l'URSS n'est-elle pas une manière de remettre les données à plat sur la table, de manière pragmatique, notamment dans l'espoir de faire prendre en charge par les Occidentaux le coût financier de la périphérie ? Une chose est sûre : des républiques qui recevaient auparavant peu d'aides occidentales sont devenues éligibles à de nombreuses formes d'aides.

Boris Eltsine. Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure

 

I.F. Effectivement, la Russie a joué un rôle clé dans la fin de l'URSS. D'une part, Boris Eltsine voulait depuis plusieurs années " se débarrasser " de son grand rival politique, le Président de l'Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev. L'implosion de l'URSS signait l'arrêt de mort politique de ce dernier. D'autre part, l'idée était de plus en plus généralement répandue que la Russie serait mieux sans l'Union qu'avec l'Union. C'est pourquoi je trouve abusif de dire que durant les années 1990 la Russie a eu pour objectif premier de reconstituer l'Empire à l'identique. D’ailleurs, dans un premier temps, la diplomatie russe a négligé l’" étranger proche ", au profit notamment des relations avec les pays occidentaux. Sur le plan économique, la Russie a très vite fait savoir que le maintien ou le rétablissement des relations économiques ne devaient pas lui coûter trop cher. A la base, sa volonté était de se libérer du coût de toutes les subventions que le pouvoir central soviétique accordait aux républiques.

PV. Et de les faire supporter, en partie, par d'autres : les Occidentaux, notamment.

I.F. Oui. Mais peut-être la Russie, qui voulait réorganiser les relations dans le sens le plus favorable possible à ses intérêts, s'est-elle trompée sur l'ampleur de la crise qu'elle même allait traverser durant cette phase et aussi mésestimé les risques de délitement des liens économiques et commerciaux qu'elle espérait entretenir avec les autres républiques. Son idée n'était pas de rompre toutes les relations économiques, notamment en raison des interdépendances qui existaient entre ces républiques, dans de nombreux secteurs. Mais la relative négligence (dans certains cas arrogance) avec laquelle la Russie a abordé les problèmes économiques au sein de la CEI ont précipité une certaine paralysie de la structure. Son influence, qu’elle pensait " naturelle ", s'est effilochée, probablement davantage et plus rapidement qu'elle ne l'envisageait. La combinaison entre sa politique initiale de désengagement, ou de négligence, sur le plan économique à l’égard de l’espace ex-soviétique et l’accent qu’elle a placé sur le facteur militaire dans ses relations avec les républiques de l’ex-URSS ont largement contribué à la réduction de l’influence de la Russie dans cette région, et à la crise interne de la CEI.

En matière de sécurité la Russie a essayé de nourrir des initiatives dans le domaine militaire. A la base, elle voulait préserver un espace de défense et de sécurité unifié à l’échelle de l’ex-URSS. Les autres républiques, il est vrai, même si elles ont nationalisé les forces qui étaient basées sur leur territoire, étaient intéressées à la mise en place d'un effort commun pour assurer la stabilité des frontières, la gestion des crises et des conflits. En fait, la Russie - en partie à cause de sa propre crise - doit constater l'échec partiel de ses efforts pour reconstituer un espace de sécurité et de défense commun et assurer des coopérations dans la protection des frontières de la CEI. En Occident, cet effort a été vu comme la volonté de la Russie d'imposer par sa force militaire le retour de l'Empire. Cela pouvait être le cas dans certains esprits russes, mais il était question surtout pour la Russie de " canaliser " les instabilités dans sa périphérie sud, notamment dans la région du Caucase et de l'Asie centrale.

Il est intéressant de noter que si la CEI est en crise, ce n'est pas uniquement parce que les Républiques de l'ex-URSS veulent échapper au regain d'agressivité éventuel de la Russie à leur égard mais aussi parce qu'elles considèrent que la CEI n'a pas été une structure efficace, et qu’en cela la part de responsabilité de la Russie est énorme, qu’il s’agisse du domaine économique, ou des questions de sécurité également, du moins certaines d’entre elles. Les Républiques d'Asie centrale sont demandeuses d'une participation de la Russie à un effort de stabilisation et de sécurisation de leur zone. Il faut savoir qu'il existe aujourd'hui en Russie même des débats sur le bien-fondé d'aller s'investir dans ces régions.

Il faut noter que depuis 1998 les Russes réduisent de manière délibérée l'usage du terme "étranger proche" dans le discours officiel, parce qu'il devenait gênant pour améliorer les relations avec ces pays. Les Occidentaux continuent à utiliser ce concept. Le pragmatisme consiste pour les Russes à être présents mais sans se laisser entraîner dans des aventures coûteuses. La Russie poursuivra probablement son jeu sur la dépendance énergétique des pays de la CEI à son égard, mais il n’est pas certain qu’elle s'y investisse militairement. Elle mettra probablement du temps à retirer ses bases militaires, mais l'Etat-major militaire russe reconnaît lui-même que certaines de ces bases sont désormais d'une utilité militaire réduite, par exemple en Arménie ou en Géorgie.

Vladimir Poutine

Il faut cependant observer étroitement comment le Président Vladimir Poutine va prendre les choses. Il semble que la prise de décision au Kremlin se recentralise. Va-t-il en résulter une plus grande cohérence dans les politiques russes sur la scène internationale ? Comment cela va-t-il se traduire dans les relations avec les pays de l’ex-URSS ? Il est certain que la ligne esquissée par V. Poutine est une ligne de restauration d'une influence qu'il juge nécessaire dans cet espace. Les Russes ont-ils tort de penser et désirer cela ? On notera que les décideurs européens reconnaissent souvent comme légitime la présence de l’" acteur russe " dans cette zone. Il reste à voir comment, sous Poutine, cette présence va évoluer et par quelles " méthodes " elle va s’imposer. C’est certainement là un des grands " tests " pour évaluer la nature de la nouvelle équipe dirigeante russe.

La Russie se considère toujours comme une grande puissance, mais j'ai l'impression qu’elle se dirige progressivement vers l'acceptation de l'idée qu'elle n'est "que" une puissance régionale, une grande puissance régionale. Il y a eu, comme on l’a dit, pendant les 6 ou 7 années suivant la fin de l'URSS des efforts pour reconstruire avec les Etats-Unis une relation ressemblant le plus possible à celle qui existait du temps de la Guerre froide, via un partenariat privilégié au sein duquel on décide de beaucoup de choses des affaires du monde. Même si c'est un processus douloureux, les Russes commencent à accepter l'idée que ce " condominium " ne sera pas recréé, même en version minimaliste, et que la Russie a intérêt à d'autres partenariats, et à se recentrer sur ses intérêts les plus immédiats (dans le temps et géographiquement).

10.02.2003, J. Chirac (France), V. Poutine (Russie). Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure

C'est le sens des efforts récents de la Russie pour un rapprochement avec l'Union européenne, même s'il faut encore être vigilant, c’est-à-dire se demander si la Russie n'essaie pas d'instrumentaliser les pays d'Europe occidentale dans son dialogue avec Washington. La démarche de la Russie de Poutine envers les pays européens est une démarche à laquelle il faudrait prêter, sans doute, beaucoup d'attention. Peut-être sommes-nous dans une phase où il serait possible d'envisager un partenariat renouvelé, avec une Russie qui accepterait la normalisation progressive de son statut, avec à la clef des relations équilibrées. Dans ce cadre, l’évolution de la situation en Tchétchénie et celle des politiques russes envers la CEI devraient être des facteurs importants dans la " réponse " des pays européens.

Un jeu en deux temps

PV. L'objectif des Russes est d'éviter d'être marginalisés sur la scène internationale. Leur but n'est-il pas de redevenir dans un premier temps un acteur diplomatique incontournable dans la CEI, pour par la suite redevenir au-delà un acteur incontournable, notamment à l'égard de l'Europe de l'Ouest ?

I.F. L’idée est bien, comme vous le dites, que la Russie ne peut se poser en acteur majeur du jeu international si elle ne parvient pas même à restaurer son influence dans la CEI, dans son voisinage le plus proche.

Intérêts convergents ?

PV. L'idée est de prouver d'abord que la Russie est capable d'assurer l'ordre dans sa proximité. Les Occidentaux se sont rendus compte au terme des années 1990 qu'ils ont besoin d'un "gendarme" dans cette zone. Ils n'ont pas envie de le faire eux-mêmes et ils ne sauraient probablement pas le faire. De surcroît, les Occidentaux n'ont pas envie de perdre un seul soldat pour cette zone. S'il y a quelqu'un qui de temps en temps tape du bâton dans la CEI et que les Occidentaux ne sont pas directement impliqués, tout va pour le mieux, quitte à faire mine de s'offusquer. Le calcul est cynique, pragmatique de ce côté là aussi, mais dans une certaine mesure V. Poutine apparaît à certains intérêts occidentaux comme l'homme du moment. Les Occidentaux ont compris qu'il leur faut en Russie et à proximité quelqu'un pour recadrer la situation. La décennie 1990 a montré qu'il n'y a rien de pire que de ne pas avoir en face un Etat comme interlocuteur.

I.F. Cela explique pourquoi dans les capitales européennes et dans les cercles de réflexion proches du pouvoir s'est imposée l'idée qu'il fallait ménager la relation avec la Russie dans un moment où, peut-être, après les chaotiques années Eltsine, elle s'achemine enfin vers une consolidation de son Etat et de son économie. Poutine a commencé à remettre de l'ordre. Guerre de Tchétchénie ou pas, l'idée est de ne pas compromettre la relation avec la Russie au moment où elle pourrait redevenir un acteur relativement stable et donc stabilisateur dans la zone, et, surtout, un partenaire économique plus " praticable ". Car sous-jacente, il y a l'espérance que la Russie s'ouvre enfin pour devenir un acteur économique plus stable et donc plus fiable. L'objectif majeur est d'avoir accès non seulement au marché mais aussi aux ressources russes. La Tchétchénie est secondaire par rapport à cet enjeu, même si elle est source de blocages au niveau politique.

Une des difficultés du renouveau des relations avec la Russie vient de la méconnaissance réciproque. Jusqu’à aujourd'hui, très peu d'experts russes étudient le fonctionnement de l'Union européenne. C'est l’une des raisons pour lesquelles on peut distinguer du côté russe un balancement entre des phases d'encouragement à l'Union européenne, pour qu'elle se constitue en acteur politique et diplomatique plus fort dans la perspective d'un monde multipolaire, et des articles de la communauté des experts plus ou moins proches du pouvoir qui tout d'un coup s'interrogent. Que signifie pour la Russie une identité de défense européenne forte ? L'élargissement de l'Union européenne aux pays de l'Europe centrale et orientale ne constitue-t-il pas une menace politique et économique pour les intérêts de la Russie ? La Russie semble éprouver une certaine perplexité à l'égard de l'Union européenne. D'un côté la Russie lui fait des appels du pied de plus en plus explicites. D'un autre côté, elle ne connaît pas très bien cet acteur et à mesure qu'elle s'en rapproche cela devient une évidence. Cela peut faire partie des éléments qui expliquent que la Russie peut parfois sembler ambiguë sur ce thème. A l'époque soviétique, les experts ont beaucoup travaillé sur les Etats-Unis, mais ils perçoivent, et comprennent, moins bien cette Union européenne aux contours fluctuants, pas encore très bien définis.

Intégrer la Russie à l'Union européenne ?

PV. Dans la perspective de l'élargissement de l'Union européenne, quid de la Russie ? Est-elle intégrable ? Comment gérer la relation entre l'Union européenne et la Russie ? L'Ambassadeur de France Bernard Dorin soutient que la Russie ne peut être intégrée à l'Union européenne, notamment pour des raisons de masse. Anders Calmfors, Ministre-conseiller de l'ambassade de Suède à Paris défend pour sa part l'idée que l'intégration de la Russie est à envisager.

I.F. Peut-être A. Calmfors force-t-il un peu le trait, à la manière de V. Poutine quand il déclare qu'il verrait bien à terme la Russie dans l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Cela voulait dire, "dégelons ces relations entre la Russie et l'OTAN, dépassons la rupture de la crise du Kosovo". De la même manière, les Suédois cherchent à poser la question : "que peut-on faire de créatif vis-à-vis de la Russie". Pour autant, ni du côté européen, ni du côté russe on n’imagine à moyen terme la Russie rejoindre l'Union européenne. En revanche, certains aimeraient encourager un mouvement pour mieux associer la Russie à l'Union européenne. Si la Russie se stabilise politiquement et économiquement, on y verra plus clair pour nouer de nouveaux types de liens. Si la Russie nous donne des signes encourageants pour le faire, il serait bien que l'on voit moins la Russie en termes négatifs mais davantage en termes positifs. Comment associer la Russie ? Quels peuvent être ses apports ? J'ai l'impression qu'on se trouve au tout début d'un processus d'évolution dans ce sens. Nous en sommes aux premiers pas et des deux côtés les acteurs s'observent. Une de mes craintes est que l'on n’aille pas assez loin dans cette direction. Il faudra étudier ce que la Présidence suédoise de l'Union européenne, au premier semestre 2001, aura apporté de ce point de vue. Il faudra également voir dans quel sens la dégradation actuelle des relations de la Russie avec la nouvelle administration américaine influera sur la politique russe à l’égard de l’Union européenne.

Le véritable enjeu

PV. Quand je m'entretenais au début de la décennie 1990 avec des banquiers français qui avaient égaré quelques milliards de francs en Union soviétique, il y avait souvent sous-jacente à leur discours l'idée que ces pertes étaient bien sûr regrettables mais que de toutes façons les occidentaux escomptaient un jour se "payer sur la bête". L'important était, d'une manière ou d'une autre, d'arriver à gérer à plus ou moins long terme l'accès aux immenses ressources naturelles russes qui en font fantasmer plus d'un. Le véritable enjeu est là. Poutine ou pas Poutine, du moment qu'il y a au Kremlin quelqu'un capable de ramener l'ordre et leur permettre d'investir avec les garanties juridiques adéquates pour accéder aux ressources naturelles russes, peu importe le reste, y compris les droits de l'homme.

I.F. Je crois que vous avez assez raison. Le fond des objectifs reste celui-là. Pour autant, les éléments qui conduisent à s'interroger sur l'évolution démocratique de la Russie peuvent jouer sur ces enjeux économiques. Tant qu'il y aura des freins comme la Tchétchénie, l'intérêt pour la Russie subira toujours une forme d'inertie. Même si l'enjeu économique reste certainement prédominant et peut être un moteur essentiel, tant qu'il y aura des doutes sur l'avenir démocratique de la Russie, cela freinera le développement concret des projets. Vous avez cependant raison sur le fond général de l'intérêt européen.

L'or noir

P.V. La question des hydrocarbures est centrale. Les réserves des pays actuellement fournisseurs de l'Union européenne ne sont pas inépuisables. Or, il existerait en Sibérie centrale et orientale d'immenses ressources théoriques mais elles ne sont pas suffisamment prospectées. L'Union soviétique allait au plus facile et n'explorait pas toujours assez. La Russie post-soviétique des années 1990 était dans une logique mafieuse. Celle-ci vise une rentabilisation à court terme mais néglige l'investissement à long terme nécessaire à l'exploration de nouvelles réserves. Le fond du problème est d'avoir un jour la garantie d'accéder à des ressources dont nous aurons besoin pour pourvoir continuer à vivre comme nous en avons envie, notamment en consommant beaucoup d'énergie.

I.F. Le sommet d'octobre 2000 entre l'Union européenne et la Russie a été tout à fait éloquent de ce point de vue. Il a été beaucoup question d'exploration des hydrocarbures russes, de transit vers l'Europe, d'aide à la Russie pour la modernisation de ses infrastructures d'exploitation des ressources pétrolières et gazières … Sur ce terrain, il est clair que les intérêts se poussent et se développent. Pour autant, le facteur stabilité reste important.

Il est encore trop tôt pour faire un premier bilan de V. Poutine, mais le fait qu'il essaie de reprendre en main les pouvoirs régionaux en Russie n'est pas vu par les décideurs européens comme un point négatif, bien au contraire. D'autant que les dérives que l'on a craintes initialement à cet égard ne se sont pas produites. C'était un des problèmes majeurs de la Russie telle qu'elle s'était développée sous B. Eltsine, avec des bastions régionaux qui contournent la loi fédérale. Résultat, les acteurs économiques étrangers ne savent plus à qui s'adresser pour trouver le bon interlocuteur. Ce qui peut marquer une rupture par rapport à cela sera bien vu. De la même manière en ce qui concerne l'action de V. Poutine à l'égard de certains oligarques, certains conseillers et décideurs occidentaux associent ces oligarques aux acteurs qui ont largement contribué à la crise financière de 1998. En conséquence, même si cela est cynique, ils pensent qu'une remise en ordre de ce côté peut ne pas être uniquement négative. Evidemment cela n'est pas mis en exergue, mais cela peut être compris de cette façon du côté de ceux qui prennent les décisions. Là encore, c’est avec une grande attention qu’il faudra regarder les évolutions de la politique des autorités russes à l’égard de certains acteurs, notamment les médias.

Du côté des entreprises, il y a eu de nombreuses déceptions durant les années 1990. Beaucoup d'industriels ont retiré leurs billes. L'arrivée de V. Poutine et l'embellie économique vont-elle amener les entreprises a dépasser ce premier découragement ?

Les relations germano-russes

Puisque l’on parle de l’Union européenne, soulignons que la présence économique allemande en Russie est très supérieure à celle de la France. V. Poutine connaît bien l'Allemagne, parle l'allemand. Durant l'année 2000, les Russes ont " fait payer " leur déception à l'égard de la France lors de la crise du Kosovo, les positions de Paris au sujet de la seconde guerre de Tchétchénie et autres sujets de friction. Dans sa politique européenne, V. Poutine privilégie clairement l'Allemagne. Il a pris son temps avant d'accepter de " relancer " les relations avec la France. Le Kremlin modifie donc la donne et recentre très clairement ses relations vers Berlin, au détriment de Paris.

PV. Le Kremlin sait très bien que l'Allemagne pèse plus lourd que la France au sein de l'Union européenne. Tout laisse à penser que Berlin pèsera de plus en plus lourd, compte tenu du Sommet de Nice (décembre 2000). Objectivement, l'interlocuteur clé pour le Kremlin est donc Berlin.

I. F. Oui, l'interlocuteur majeur de Moscou dans l’Union est l'Allemagne fédérale, actuellement. Dans le même temps, sur beaucoup de questions, la France et la Russie ont traditionnellement des positions assez proches…

Isabelle Facon

E-mail : i.facon@frstrategie.org (Autres coordonnées dans la biographie ci-dessous)

Entretien avec Pierre Verluise

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Biographie d'Isabelle Facon, chargée de recherche à la FRS

 

 

 

Isabelle Facon, chargée de recherche à la Fondation pour la Recherche stratégique depuis 1991, est spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes. Elle s'intéresse notamment à la réforme militaire en Russie et à l'évolution des relations civilo-militaires dans ce pays.

Ancienne Senior Associate Member du Saint Antony's College d'Oxford (1992-93), elle est également l’auteur de nombreuses publications, en France et à l'étranger.

Parmi les plus récentes :

  • " Putin’s Russia and Europe : A New Start ? ", in Yuri Fedorov & Bertyl Nygren (eds.), The Russian Presidential Election in 2000, Swedish National Defence College, 2000, pp. 199-245;

  • " The Military Dimension of Russia’s Security Policy " (dir.), Recherches et Documents, FRS, n° 20, avril 2001 (64 p. ) ;

  • " Facteurs permanents et fédérateurs de la politique extérieure russe : entre blocage et renouvellement ", Revue d’Etudes comparatives Est-Ouest, vol. 3, n° 2, 2000, pp. 157-189 ;

  • " Armée russe : réformes, contraintes, ambitions ", Revue internationale et stratégique, n° spécial sur la Russie, sous la direction d’Arnaud Dubien (La Russie à la croisée des chemins), n° 38, été 2000 ;

  • " The Russian Armed Forces : Threat or Safeguard? ", Conflict Studies Research Center (Royal Military Academy, Sandhurst), April 2000 ;

  • " L’armée et la seconde guerre de Tchétchénie ", Le Courrier des pays de l’Est, n° 1004, avril 2000.

Elle a également co-dirigé l'ouvrage : La politique de sécurité de la Russie - entre rupture et continuité, FRS/Ellipses, Paris, 2000 (250 p.).

Elle participe par ailleurs à divers enseignements spécialisés.

Contacter l'auteur: Isabelle Facon, Chargée de recherche à la Fondation pour la Recherche Stratégique, 27 rue Damesme, 75013 Paris, France. Tél. 01 43 13 77 77 / Fax 01 43 13 77 78 E-mail : i.facon@frstrategie.org

 

 

 

 

 

 

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