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Ukraine - La Révolution Orange vue de près.

Entretien d’Agnès Chetaille avec Jan Piekło et Marek Tobolewski   

 

Présents en Ukraine durant la Révolution Orange de décembre 2004, Jan Piekło et Marek Tobolewski livrent ici témoignages et  analyses. De nationalité polonaise, ils oeuvrent pour la Fondation « Znak » et son institut « Pont vers l’Est ». Celui-ci entend  guider l’Ukraine sur la voie de l’intégration européenne. Cela ne les empêche pas d’avoir un regard parfois critique sur la Révolution orange.

Biographie des auteurs en bas de page.

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*

 

 

A.C: En 2004, qui était impliqué dans la « Révolution Orange » en Ukraine ?

MT : La Révolution Orange n’est en fait pas une révolution, au sens où on l’entend généralement, c’est à dire un mouvement de masse du peuple, de la partie la plus pauvre de la société. Mais disons qu’il y a eu un changement entre le second tour et le deuxième second tour, le 26 décembre 2004. Pendant le premier la plupart des gens qui avaient des vêtements orange, des rubans oranges sur leurs voitures avaient l’air plutôt cultivé et plutôt aisé. Ce n’est pas courant en Ukraine, les gens n’ont pas d’argent du tout. Quand vous voyiez une voiture chère et luxurieuse, elle avait pratiquement toujours un ruban orange. Par contre, les voitures les plus simples et les plus vieilles généralement n’en avaient pas. Après, tout s’est mélangé, dans la foule de la Révolution Orange il y a beaucoup plus de gens âgés, et pauvres, donc on peut certainement dire que le réveil du sentiment démocratique est bien plus répandu qu’au début du mois de novembre 2004.

A.C: Comment le mouvement de la Révolution Orange évolue-t-il fin 2004 ?

JP : Le mouvement des masses a été spontané mais quelque part ça a été préparé, parce que sans argent, sans logistique, sans soutien, ça n’aurait pas été possible... En décembre,  surtout à Kiev, c’est devenu une sorte de divertissement. C’est comme un festival, une mascarade !

Tout le monde veut une pop star

MT : Il y a des caméras de télévision, des éclairages, des pop stars qui chantent, des feux d’artifice, c’est une sorte de carnaval et je suis sûr que ce n’est pas gratuit. Quelqu’un doit payer tout ça. Je vais vous raconter une anecdote à ce propos : je voulais acheter un drapeau orange pour ramener chez moi. Mais tout ce que vous pouviez avoir gratuitement il y a un mois fait maintenant partie d’une sorte de commerce, d’ « industrie révolutionnaire ». Vous pouvez toujours avoir tout ce que vous voulez, mais il faut payer. Ce drapeau coûtait 100 hrivna, alors que les Ukrainiens sont payés en moyenne 700 hrivna par mois. Donc ça fait beaucoup d’argent. J’ai décidé de ne pas acheter ce drapeau.

De toute façon il est possible qu’en juin 2005 ce soit même une honte de porter tous ces vêtements à l’effigie de Iouchtchenko. Parce que c’est possible que les gens réalisent que tout ce qu’il a dit pendant sa campagne n’était pas vrai, n’est pas possible, ne sera pas fait. Je pense qu’il y avait un peu de démagogie dans tout ce qu’il a promis et je suis presque sûr que tout ne pourra pas être fait. Et il y a maintenant un plus grand degré de scepticisme à l’égard de Iouchtchenko et de sa possibilité de combler les attentes des gens, de les rendre heureux, d’appliquer son programme. Ce sera très dur. Nous verrons ce qui va se passer, c’est aussi une question de changements. Tout change aujourd’hui, même les alliés de Iouchtchenko. Il y a peut-être un an ou deux, son allié était Koutchma.  

A.C: Vous semblez très sceptique à l’égard de Iouchtchenko et de son équipe ...

MT : Oui, c’est sûr ! Parce que pour moi c’est une erreur de comparer ça à, par exemple, Lech Wałęsa et Solidarność. Iouchtchenko a déjà été Premier ministre, il a été Directeur de la banque nationale pendant plusieurs années, il a dit qu’il se considérait comme le fils de Koutchma, que Koutchma était en quelque sorte son père spirituel. Et puis maintenant on le montre en leader révolutionnaire mais, en fait, il n’est pas si charismatique... De même, certaines personnes de son équipe sont très proches des oligarchies locales. Comme Ioulia Timochenko, qui dit qu’il est temps de séparer la politique et l’économie et qui est une femme d’affaire, l’une des personnes les plus riches d’Ukraine.

Le calcul des oligarques

JP : Les oligarchies ont financé la Révolution ! Il y a des oligarques qui pensent que c’est mieux que l’Ukraine entre dans l’Union européenne parce que ça les aidera à devenir encore plus riches et ça leur donnera un accès au marché européen. Sans le soutien des oligarchies cela aurait été tout simplement impossible d’organiser cette révolution, et ces oligarques soutiennent Iouchtchenko, ils appartiennent à Notre Ukraine, son parti politique. Ils ont trouvé de la nourriture pour les participants à la Révolution Orange, ils ont payé les gardes du corps, ils ont payé toutes les dépenses et ils ont aussi financé le déplacement des contingents de Iouchtchenko vers l’Est pour les commissions électorales. C’était bien organisé, très bien organisé. Et sans cet argent et ce soutien des oligarchies, ça aurait simplement été impossible. 

MT : Selon moi cette révolution c’était beaucoup de petits oligarques (qui deviendront peut-être la future classe moyenne ukrainienne) contre les quelques grands oligarques, qui bien sûr soutiennent Koutchma et son camp, et Ianoukovitch... Les deux camps ont donc été soutenus par des structures mafieuses qui relient le milieu des affaires au milieu politique, qui sont au centre de la corruption en Ukraine, notamment dans le contexte de privatisation généralisée des anciennes entreprises d’Etat. Les différentes oligarchies, selon leurs intérêts, ont décidé d’apporter leur aide à l’un ou l’autre des candidats. Il semble que certaines aient choisi la voie de l’économie de marché et de l’évolution vers plus de transparence... 

Sentiments démocratiques

Pour moi, la meilleure chose dans la Révolution Orange n’est donc pas l’élection de  Iouchtchenko à la présidence, mais le réveil de la société civile, le réveil des sentiments démocratiques dans tout le pays. Et je pense que si maintenant Iouchtchenko devient un dirigeant du style de Koutchma, ce qu’on a appelé l’autocratie douce, le peuple pourra protester contre lui, comme aujourd’hui il proteste contre Ianoukovitch. C’est la chose la plus importante à mon sens : pas le changement des élites, c’est normal qu’en Ukraine les dirigeants changent, mais le fait que les gens « normaux », les gens d’en bas aient pu faire bouger les choses...  

A.C: C’est donc avant tout un changement de mentalités... 

JP : Oui, la mentalité des gens a changé. Par exemple, je crois réellement qu’ils pourront organiser des élections libres dans le futur, parce qu’ils ont beaucoup appris pendant cette courte période. C’est un changement très rapide. Maintenant ils savent qu’ils peuvent changer les choses. Ils n’y croyaient pas et c’est arrivé. Ce n’était pas une révolution des pauvres, mais c’était une révolution des jeunes, c’était la révolution des étudiants. C’était comme en 1968 à Paris. C’est saisissant, c’est vraiment quelque chose que tous ces jeunes aient pu changer les choses. On peut considérer la Révolution Orange sur un pied d’égalité avec des évènements comme Solidarité ou la chute du mur de Berlin, les moments importants de l’histoire européenne. Et la Révolution Orange a fait naître des espoirs. Ce sera très difficile pour Iouchtchenko et son gouvernement de répondre aux exigences des gens, parce que maintenant elles sont vraiment très grandes.

Une nouvelle ambiance

MT : Même la campagne présidentielle a changé avant le second deuxième tour. J’ai trouvé que Iouchtchenko qui au départ avait fait une campagne très agressive était cette fois beaucoup plus calme. Et de l’autre côté, Ianoukovitch qui pour le deuxième tour se présentait comme pacifiste et disait qu’il ne voulait que la stabilité du pays, a essayé cette fois de montrer au public que ses militants étaient eux aussi bien organisés et enthousiastes et qu’ils peuvent faire une Révolution Orange, peut-être, ou une « Révolution Bleue » mais qui n’est pas liée aux oligarques du camp de Koutchma. Il veut prouver que maintenant il est un vrai leader politique pour tout un groupe de gens, peut-être même pour la moitié de la population ukrainienne. Je pense qu’il a déjà accepté sa défaite et qu’il veut maintenant devenir le chef de file de l’opposition. Je ne pense pas que ce soit la bonne personne pour ce poste, mais c’est autre chose. Il y a une ambiance particulière dans la société ukrainienne : tout le monde est bien plus engagé dans les débats publics mais en même temps l’atmosphère est à la solidarité, donc un accord me semble beaucoup plus probable qu’il y a quelques semaines.  

A.C: Les observateurs internationaux ont-ils eu selon vous un rôle dans ces changements ? 

MT : Je pense, bien sûr, que les personnes de l’étranger ont eu un grand impact. D’abord, c’est une forme de familiarisation pour les Ukrainiens au regard des autres sur ce qui s’est passé, à leur regard sur l’Ukraine aussi... Et généralement les gens voulaient tous faire pour le mieux. Parfois ils nous demandaient de signer les protocoles, ce qui n’entrait pas dans nos fonctions, mais ils voulaient qu’on signe parce qu’ils savaient que nous savions que tout était en ordre. 

Un basculement psychologique

JP : C’était une présence physique, ça a eu une sorte d’influence psychologique ! Après le deuxième tour l’opinion publique internationale a pensé que c’était une falsification de masse. Cette fois, les Ukrainiens voulaient montrer à la communauté internationale que ce serait impartial. Ils ont essayé de faire de leur mieux et je pense qu’ils ont réussi. C’était très important pour eux. Pour beaucoup c’était la première fois qu’ils avaient l’occasion de rencontrer des étrangers, et de leur parler. Et de la même façon pour ces gens d’Ukraine occidentale c’était une chance de visiter l’Ukraine orientale, de voir cette réalité et de parler aux habitants. 

C’était comme un basculement psychologique dans la mentalité des Ukrainiens. Grâce à ce processus, à travers ces trois tours d’élections et cette grande exposition à l’attention internationale, ils ont eu la motivation de faire quelque chose. Et ils savent que la Révolution Orange est quelque chose de très spécial, c’était un moment historique qui a été reconnu comme tel. Un moment historique non seulement pour l’Ukraine mais pour toute l’Europe, parce que maintenant l’Union européenne est obligée de changer sa politique à l’Est. Mais la Révolution Orange et ces élections ont aussi rendu publique un autre problème, le problème de l’impérialisme russe, le problème de la politique de Poutine, qui a soutenu de manière très claire Ianoukovitch à la présidence de l’Ukraine. Donc la présence des observateurs internationaux était très importante, vraiment très importante. 

A.C: Comment voyez-vous le futur de l’Ukraine, et la tâche de Iouchtchenko et de son gouvernement ? 

JP : Une des tâches les plus difficiles pour Iouchtchenko sera justement de traiter avec la Russie et avec la partie orientale de l’Ukraine. Il y a des sentiments anti-russes en Ukraine occidentale et Iouchtchenko n’est pas populaire dans la partie orientale de l’Ukraine, donc s’il veut garder le pays uni il doit être mesuré, peut-être proposer à l’Est une sorte d’autonomie, peut-être devront-ils changer la Constitution. Ils l’ont déjà fait mais la structure est toujours centralisée, et peut-être que le modèle fédéral serait-il un bon modèle pour l’Ukraine. D’ailleurs la péninsule de Crimée est déjà une région autonome, et elle a été crée sous la pression de la Russie. Et puis Iouchtchenko est très malade, pour être honnête, très affaibli et ce sera vraiment difficile pour lui de faire tout ce que demande sa fonction de Président.  On entend des voix prédire qu’il sera incapable d’être un Président actif. Peut-être ne sera-t-il qu’un figurant pendant ces années, qu’il ne pourra pas travailler... 

A.C: Vous avez évoqué une obligation pour l’Union européenne de changer sa politique envers l’Ukraine... 

JP : L’entrée de l’Ukraine dans l’UE est un grand défi. Nous devons inventer, développer une vision stratégique de l’Europe. Et la culture ukrainienne, la culture orthodoxe de l’Est fait partie de l’héritage européen.

L'Ukraine sur les rangs ?

Nous avons accepté la Grèce, nous devons aussi accepter l’Ukraine. C’est un élément important de l’Europe et si nous pensons que l’intégration européenne  – je ne parle pas d’élargissement européen, qui est un terme technique, mais d’intégration européenne- c’est l’union des Etats européens, alors nous devons penser à l’entrée de l’Ukraine dans l’Union. Il serait anormal et injuste de traiter avec la Turquie et de ne pas accepter que l’Ukraine présente sa candidature. Ce serait même idiot. Personnellement je soutiens la candidature de la Turquie à l’accession au statut de membre, mais je pense qu’il y aurait un déséquilibre, une dissymétrie à la fois géographique et culturelle si nous acceptions la Turquie sans accepter l’Ukraine.  

Je sais pourquoi il n’était pas possible de parler de la participation ukrainienne, c’est à cause de la Russie. La Russie est un grand pays, et elle n’a pas envie d’entrer dans l’Union européenne, elle veut être un partenaire de l’UE et un partenaire des Etats-Unis. Très bien, c’est comme ça que nous devons la considérer. Mais ce partenaire doit suivre les règles démocratiques, doit se comporter démocratiquement. Il ne doit pas influencer les pays voisins, il ne doit pas entretenir la guerre pour poursuivre des buts politiques dans le Caucase, ou en Géorgie.

Le combat contre le terrorisme

Maintenant, il y a ce mot d’ordre de « combattre le terrorisme » dans le monde. Et la Russie est considérée comme une alliée par le Président Bush, par le Président Chirac, par tous les dirigeants occidentaux. Mais si nous voulons combattre le terrorisme alors nous ne pouvons accepter d’être alliés avec un terroriste. Car ce que fait la Russie en ce moment en Tchétchénie est du pur terrorisme. Et c’est très bien que Poutine ait été battu avec ses propres armes en Ukraine. Parce qu’il a perdu, de façon très évidente, c’est sa défaite sur la scène internationale. D’ailleurs pour la première fois de l’histoire, l’Union européenne est venue négocier dans un ex-pays soviétique, qui est traditionnellement la « chasse gardée » de la Russie. J’espère aussi que la Révolution Orange contribuera à imprimer un mouvement démocratique en Russie et au Belarus.  

MT : Je pense que ce ne sera pas facile pour l’Ukraine d’entrer dans l’UE non seulement pour des raisons d’opinions ou de politique européennes mais aussi à cause de l’état de l’industrie ukrainienne, l’état de sa société. C’est un pays très pauvre, les grandes villes ressemblent à celles de l’Ouest – surtout Kiev - mais le pays manque vraiment d’infrastructures, les routes sont en très mauvais état, par exemple. Parfois les Américains disent que même si l’Ukraine ne peut pas entrer dans l’UE, maintenant ils ont la possibilité et le droit d’entrer dans l’OTAN. Pour moi c’est une mauvaise idée de les faire entrer dans une alliance militaire sans collaborer sur les questions culturelles, économiques, sociales. Donc nous, les Européens, nous devons développer cette collaboration avec l’Ukraine, et essayer d’empêcher les Américains de se servir des Ukrainiens juste comme des soldats en Irak... 

Où l'on reparle de relations Est-Ouest

A.C: Les relations diplomatiques avec la Russie sont problématiques... 

MT : On peut dire que Iouchtchenko est souvent perçu, surtout à l’étranger, comme pro-occidental mais je pense qu’il fera de son mieux avec la Russie également. Il est dans son intérêt que le pays garde un équilibre entre Est et Ouest, entre la Russie et l’Union européenne. Il a dit que sa première visite serait à Moscou. Pour moi il y a une sorte de compétition à propos de l’Ukraine non seulement entre l’Est et l’Ouest, mais finalement entre la Russie et les Américains.  

JP : En Pologne nous avons envie d’une Russie démocratique, on voudrait voir un Etat russe démocratique. Malheureusement, à la place d’une démocratie, on voit la montée de tendances impérialistes en Russie. Dans le Caucase, en Tchétchénie... Et aussi des violations des droits de l’homme, des violations de la liberté de la presse... On a vu comment Poutine essayait d’influencer le processus électoral en Ukraine, il est venu deux jours avant les élections pour promouvoir la candidature de Ianoukovitch, et il l’a félicité deux fois avant même l’annonce des résultats officiels ! Cette fois, il n’a pas félicité Iouchtchenko et on attend toujours ses félicitations officielles.  Kwaśniewski, le Président polonais, l’a au contraire félicité très vite, en premier... C’est une sorte de manège.

Le poids de l'histoire

Il y a du ressentiment entre les Polonais et les Russes à cause du passé. Par exemple, il y a quelques semaines la Russie a refusé de reconnaître le  massacre des officiers polonais dans la forêt de Katyn (1940), comme un génocide. Ca ne contribue pas à la réconciliation entre les Polonais et les Russes. On peut dire que nous nous sommes réconciliés avec les Allemands, aujourd’hui c’est une grande contribution à la réconciliation avec les Ukrainiens, la participation polonaise à cette Révolution Orange. J’ai reçu beaucoup d’emails de mes amis ukrainiens et ils sont très reconnaissants envers les Polonais. Je pense donc que ça facilitera la réduction des tensions entre les Polonais et les Ukrainiens mais il est toujours très difficile d’entamer le processus de réconciliation avec la Russie. Et nous savons très bien que la Russie et le Président Poutine reçoivent beaucoup de soutiens de la part de l’Ouest, surtout de la France, de l’Italie et de l’Allemagne. C’était vraiment dur pour les députés polonais au Parlement européen, et pas seulement pour les députés polonais, de changer l’orientation et d’obliger les euro parlementaires à voir dans l’Ukraine un candidat potentiel au statut de membre de l’Union européenne.  

A.C: Qu’en est-il maintenant de la traditionnelle opposition entre Est et Ouest ? Est-elle toujours d’actualité ?

MT : Environ 2 jours après les élections, Iouchtchenko a prononcé un discours sur la place de l’Indépendance à Kiev et il a beaucoup parlé de l’Union européenne, pas dans le sens où l’Ukraine devait en être un membre, mais où elle devait entretenir de bonnes relations avec l’Union européenne parce que – c’était assez drôle - l’Ukraine n’est pas seulement l’Europe mais c’est le coeur de l’Europe, le centre même de l’Europe. Ces mots sont très répandus aussi en Pologne, en Allemagne et en Slovaquie... Chacun veut être le centre de l’Europe, et en Pologne nous devenons l’Ouest de l’Europe... D’ailleurs, j’ai rencontré ce genre de réactions selon lesquelles nous, les Polonais, étions « des gens de l’Ouest ». Pour certains Ukrainiens, il y avait une espèce d’égalité entre les Polonais et les Francais, les Hollandais... Certains m’ont dit « vous ne devriez pas intervenir, vous êtes de l’Ouest, ce sont nos problèmes ». 

Une nouvelle donne

JP : Cette opposition est dépassée, elle n’a plus de sens maintenant. Cette situation est une situation complètement nouvelle pour l’Europe, pour l’Alliance Atlantique, pour le monde entier. C’est comme briser une barrière du passé, qui avait été créée et établie par la Russie tsariste puis par les communistes. C’est donc une situation nouvelle, un nouveau défi. Si l’Union européenne et les Etats Unis d’Amérique sont capables de travailler ensemble dans le futur, comme ils ont commencé à le faire en Ukraine, ça peut être un grand changement à l’Est, et pour de bon. Bientôt il y aura des élections en Moldavie. Il y a eu des changements en Géorgie, et c’est un dirigeant pro-occidental maintenant.

Malheureusement nous avons le Belarus avec Łukachenko mais c’est comme si la Révolution Orange se répandait à présent et Poutine a protesté très fort, car il a peur. Il a peur qu’un jour cette Révolution Orange ou d’une autre couleur ne pointe à sa fenêtre. Pareil pour Łukachenko. Car la victoire de la Révolution Orange veut dire un coup de pouce aux mouvements démocratiques en Belarus comme en Russie et si l’Union européenne et les Etats-Unis coopèrent alors ça peut changer beaucoup. 

A.C: Est-ce qu’on ne peut pas appeler cela une « occidentalisation » du monde ?

JP : Pas vraiment, en tout cas pas dans le sens d’uniformisation, de nivellement de la culture. Ils ont leur propre culture. C’est une très belle culture, que j’adore. Et...vous savez la Pologne a cette frontière avec l’Ukraine et nous partageons un peu la même culture qu’eux. Je parle plutôt de la démocratie, je ne parle pas de l’Ouest dans le sens économique, dans le sens du même système de valeurs. Si vous visitez la Grèce vous verrez qu’ils ont leur propre système de valeurs, leur culture, et pareil au Portugal, pareil en Espagne, donc je ne m’attends pas à une « occidentalisation »... Je pense que c’est une invention idiote, ça ne veut rien dire du tout. C’était utilisé par la propagande de l’Est, par la propagande communiste, pour décrire les menaces pour leur système de valeurs, le système des valeurs communistes. Je ne pense pas que ce soit une bonne question. Je parle plutôt de démocratie.

 

A.C: Quels sont les intérêts de la Pologne, voisine de l’Ukraine, dans son processus de démocratisation ?

JP : L’Ukraine est un Etat très jeune. Son indépendance date seulement de 15 ans [1991]. Et le premier pays qui a reconnu l’Ukraine indépendante a été la Pologne. Il y a donc une espèce de lien spécial... Je ne sais pas si vous connaissez le slogan, un ancien slogan polonais qui dit qu’il n’y a pas de Pologne indépendante sans une Ukraine libre et indépendante.

Une espèce d'instrumentalisation ?

MT : Pour moi, parfois, c’est comme une espèce d’instrumentalisation de l’Ukraine, parce qu’on veut une Ukraine forte et indépendante contre la Russie, pour être un tampon entre la Russie et la Pologne... Les Ukrainiens ont aussi été lourdement persécutés par le système soviétique et ils ont déjà voulu établir leur indépendance deux fois, ou même plus, et ils l’ont payé très cher. C’est donc aussi dans l’intérêt de l’Ukraine d’avoir un Etat indépendant, bien sûr. Mais je veux dire que du côté polonais, parfois, c’est comme une espèce d’instrumentalisation de l’Ukraine. Plus généralement je pense que nous sommes des peuples slaves, nos deux nations sont très proches, et puis bien sûr il y a aussi un intérêt commercial, on peut faire des affaires avec eux. C’est un grand marché, car il y a une grande pénurie de biens en Ukraine.  

A.C: La population polonaise, en général, se sent-elle concernée par ce qui se passe de l’autre côté de la frontière ? 

MT : Pour nous en Pologne, c’est important, car nous avons des stéréotypes très négatifs à propos des Ukrainiens, et dans l’autre sens c’est à peu près la même chose. Cela devrait pouvoir nous aider à surpasser ces tensions entre nos deux nations. En fait, j’ai été très surpris de la mobilisation polonaise, surtout de l’engagement des jeunes dans cette Révolution Orange. Parce que l’année dernière il y a eu des manifestations contre la guerre en Irak, et je pensais que pour beaucoup de gens c’était plus important que la question du président en Ukraine, mais non. Les rassemblements contre l’agression américaine en Irak étaient beaucoup moins importants que ceux contre les fraudes électorales en Ukraine.

Cette révolution c’était aussi une façon de lutter contre un gouvernement médiocre, qui rend la population insatisfaite, et c’est aussi nécessaire pour nous d’être critiques envers notre gouvernement. Ces sortes de manifestations peuvent nous préparer à contester nos propres autorités.

La participation aux élections

Un autre aspect pour lequel l’Ukraine est un modèle c’est le taux de participation, de 80% environ, pour nous c’est incroyablement élevé ! Et pour la France aussi. Je ne me rappelle pas d’élections en Pologne avec un tel taux de participation... (Voir une carte du taux de participation aux élections pour le Parlement de l'UE25 en juin 2004) Même en 1989 [pour les premières élections libres], le taux de participation était un peu plus bas en Pologne. Donc cet engagement de la population polonaise dans le soutien de la Révolution Orange peut nous être bénéfique même si parfois ce n’était pas tellement spontané, parce que nos autorités ont poussé à ces manifestations. Par exemple ici, à Cracovie, il y a eu un concert de rock organisé par la mairie. Mais les gens sont venus assister à ce concert pour encourager les Ukrainiens... Ils portaient des drapeaux orange, pas pour Iouchtchenko, mais pour la démocratie, parce que c’est bien pour la Pologne d’avoir une Ukraine stable, démocratique et unie. Pas uniquement contre la Russie...

JP : Un bon voisin ! C’est aussi bien pour l’Union européenne d’avoir un bon voisin à l’Est.

A.C: J’ai vu dans la rue ici, à Cracovie, des affiches de soutien à la Révolution Orange qui reprenaient les symboles du mouvement social polonais de Solidarność. Que pensez-vous de ce parallèle ? 

MT : Pour moi c’est complètement différent en ce qui concerne les changements politiques, en ce qui concerne les dirigeants. Mais c’est très proche en ce qui concerne les sentiments collectifs, le réveil de la société civile, l’engagement des gens simples.

JP : Ce sont deux moments historiques différents, ils avaient plus de 10 ans de régime quasi démocratique pour préparer leur révolution et ils ont réussi, j’espère. Il y a quelque chose qui est très important et doit être souligné : cette fois aussi c’était une révolution pacifique. Personne n’est mort.  

MT : Et je pense que ça a avoir avec l’apport polonais à la révolution ukrainienne. La présence de Wałęsa à Kiev était un grand symbole pour une révolution pacifique, et je pense que ça a aidé à mener cette révolution dans la paix.

Entretien d’Agnès Chetaille avec Jan Piekło et Marek Tobolewski   

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  Date de la mise en ligne: février 2005.

 

 

 

Biographies des auteurs 

   

 

 

Jan Piekło est directeur de l’Institut « Ponts vers l’Est », situé à Krasiczyn dans l’Est de la Pologne. Ce projet, mis en place en 2003 par la Fondation pour la culture chrétienne « Znak » de Cracovie, est tourné vers l’Ukraine. En collaboration avec des partenaires ukrainiens, mais aussi slovaques et allemands, l’Institut organise des ateliers de travail pour les journalistes ukrainiens ainsi que des conférences sur des sujets comme l’économie, la coopération transfrontalière entre la Pologne et l’Ukraine, la question des droits de l’homme ou des réfugiés. Son but est aussi de créer une base de données sur la situation des régions, d’être à l’écoute du traitement de ces questions dans les médias ukrainiens et polonais, ainsi que de participer à guider l’Ukraine sur la voie de l’intégration européenne (site internet de l’Institut : http://www.tolerancja.pl/?kat=14&id=1

 

Marek Tobolewski est webmaster et éditeur internet pour la Fondation Znak. Il travaille principalement sur les relations entre Polonais et Juifs, et entre Chrétiens et Juifs. Il a collaboré avec ses collègues de la Fondation sur le projet de l’Institut « Ponts vers l’Est », ce qui lui a permis de se pencher sur la question ukrainienne. Il a été choisi par l’OSCE (structure intergouvernementale) pour être l’un des observateurs polonais pendant les élections présidentielles de décembre 2004 en Ukraine.

 

Agnès Chetaille est étudiante en Maîtrise d'ethnologie à Lyon (France). Elle est actuellement sur son terrain d'étude à Cracovie et stagiaire à la Fondation Znak.

   

 

 

 

   

 

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