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Enquête en Russie: l'explosion des sectes,

par Nathalie Ouvaroff, journaliste en poste à Moscou

 

Pendant soixante-dix ans, on a enseigné à la population le matérialisme historique avec son additif l'athéisme militant :" la religion est l'opium du peuple". Au moment de la chute du communisme, en 1991, les Russes redécouvrent tout ce qui avait été occulté. D'abord l'Eglise orthodoxe, mais en même temps toutes sortes de religions et de pratiques. Certaines, venues d'Occident,  ont un petit goût de fruit défendu qui les rend particulièrement attractives. D’autres, empruntées aux philosophies  orientales, sont en harmonie avec le mysticisme russe mis à mal par l'irruption brutale du capitalisme sauvage et  l’abaissement significatif du niveau de vie d'une large partie de la population.

Biographie de N. Ouvaroff en bas de page.

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Mardi onze heure trente devant l’église Ordynka, située au centre de Moscou, à deux pas de la galerie Trétiakov. Une vingtaine de personnes attendent devant la porte du centre pour la réhabilitation des victimes des "sectes totalitaires". Il y a surtout des femmes : des mères, des sœurs qui sont venues exposer la situation et demander un avis, un conseil pour extraire l'être aimé des griffes de ces organisations " diaboliques". Elles ne parlent pas, repliées sur elles-mêmes. Le visage fermé et le regard lointain,  elles paraissent prier. Le centre du père C. fait partie d'un réseau d'associations qui s'est constitué sous l'égide du patriarcat orthodoxe russe  comme réponse au pullulement des sectes.

Le nombre de victimes des sectes augmente 

Une femme arrive en larmes. Elle vient d'accompagner son fils à l’hôpital. Après deux ans passés dans une secte,  il est rentré  chez elle dans un état de dénutrition totale. Il parlait d'une façon incompréhensible, se réveillait la nuit et poussait des cris comme si on l'étranglait. Le médecin a diagnostiqué un début de folie et recommandé l'hospitalisation dans un établissement spécialisé. Une autre femme a écouté ces mots avec attention, elle prend à son tour la parole. Un jour sa fille a disparu. Elle était mariée et venait d'avoir un bébé, mais elle n’a donné aucune nouvelle pendant de longs mois. Enfin, une relation a  entendu parler par des amis de choses bizarres qui se passaient dans l'appartement situé à côté du leur. On a fait une enquête discrète. Le logement appartenait à une secte qui maintenait ses membres enfermés  pour qu'ils rompent de façon définitive avec leur entourage. Le F.S.B. mis au courant a fait une descente, la jeune femme a été libérée. Il a fallu de longs mois avant qu'elle retrouve une existence normale. Il ne s'agit  pas de cas isolés. Le nombre des victimes des sectes s'allonge chaque jour tandis que la société assiste impuissante à ce  dangereux    développement. 

Il est difficile de donner une estimation du nombre d'adeptes des sectes en Russie. Les statistiques ne sont pas fiables. Les spécialistes ne sont pas d'accord entre eux. Le père Antoine, recteur d'une grande paroisse moscovite estime qu'entre 3 et 4% de la population russe appartient à une secte  Ce constat est pour le moins pessimiste. Un autre chiffre intéressant doit être mis en parallèle. Selon un quotidien très populaire dans le pays, il y aurait en Russie 4 000 à 5 000 mages, gourous et voyants de tous poils dont plus de 1000 dans la capitale. Il faut noter que l'encadrement des sectes n’est pas compris dans cette estimation. 

D'un autre côté, il existe parfois une confusion regrettable sur la définition même des sectes.  Un prêtre raconte qu'un jour une femme est venue le voir en larmes :" ma fille est dans une secte ",  a-t-elle déclaré. Pressée de donner des détails, elle a raconté qu'elle avait épousé un musulman et que ce dernier avait exigé que la fille née  de cette union  embrasse  la religion du Prophète.  Il y a plus grave: certains ecclésiastiques ne font pas mystère de partager cette opinion. Pour eux,  tout ce qui n'est pas orthodoxe est sectaire y compris les autres religions du Livre. Cette attitude rend le combat contre les véritables sectes encore plus délicat. Quand elle ne jette pas le discrédit sur ceux qui mènent la lutte sans prosélytisme ni arrières pensées politiques.

Un terreau de prédilection 

Depuis que l'Eglise s'est constituée, des groupes ont formé des organisations rivales qui lui ont disputé la mainmise sur les âmes. Certaines de ces sectes sont rentrées dans le giron de l'Eglise, d'autres ont constitué à leur tour des  communautés religieuses indépendantes.

La Russie constitue un terreau de prédilection  pour la prolifération des sectes.   Pratiquement toutes les sectes  qui existent dans le monde sont représentées ici. Les plus répandues sont les cultes venus d'Occident et plus particulièrement des Etats-Unis grâce en particulier à leurs moyens financiers. On assiste cependant, depuis quelque temps, à un retour des sectes russes.

Les cultes pseudo bibliques : Témoins de Jéhovah (la structure de cette organisation paraît copiée sur celle du parti communiste) et les Mormons  sont très populaires.

L'église de scientologie est  très active et cultive une image de marque "tolérante" vis à vis des autres religions et plus particulièrement de l'orthodoxie. On rencontre  aussi des sectes orientales  en particulier Hare Krishna et Saraja Yogi.

La plus connue des sectes russes est celle de Vissa Rion. Ce dernier qui se considère comme un avatar du messie a crée au fin fond de la Sibérie " la ville du soleil " où il vit en complète autarcie avec ses fidèles. Plusieurs milliers de personnes ont tout quitté pour le suivre. Les centres de la Mère de Dieu  sont des organisations très hiérarchisées avec une discipline de fer. Les sectes néo-païennes  sont récentes. Ce sont des organisations de type totalitaire qui exploitent le mal être d'une partie de la population.  Elles ont des points communs avec des mouvements qui existaient en Allemagne avant la guerre. Ces sectes demandent l'abandon de l'orthodoxie et le retour au paganisme slave. Selon eux l'orthodoxie n'a pas de racines russes, ce serait une "religion juive" car elle fait de nombreuses références à l’Ancien testament. On trouve enfin des sectes sataniques.

Mise en perspective

Cette prolifération s'explique par un certain nombre de raisons. Le pays a été christianisé tardivement, à la fin du premier millénaire. Ce baptême, voulu par le prince Vladimir pour des raisons politiques, a été célébré dans la douleur et dans le sang. Devenus chrétiens par la force des armes, les Russes ont conservé, à côté de l'orthodoxie,  le paganisme ancestral comme partie intégrante de leur patrimoine culturel. En outre, l'identification de l'Eglise et de l'Etat n'a laissé aux opposants d’autres options que de rompre avec les deux institutions. 

Russie, église orthodoxe. Crédits: P. Verluise

L'Eglise catholique est transnationale, elle à un chef unique  le Pape de Rome, souverain infaillible en matière de dogme et de mœurs. Le monde orthodoxe est plus complexe. Les Eglises sont nationales avec à leur tête des patriarches. En Russie, la position du chef de l'Eglise a été contestée par le pouvoir politique. Pierre le grand avait supprimé la fonction patriarcale et l'avait remplacé par un synode  coiffé par un haut fonctionnaire.  Le concile de 1914 a rétablit le patriarche tout en conservant le saint synode pour   éviter de donner trop de pouvoir à un même homme. La Russie est un pays immense. Les distances étant considérables, les autorités ecclésiastiques ne sont pas à même de contrôler tout ce qui se passe dans leur métropolie, voire dans leur diocèse. Cette situation est favorable à la naissance de schismes, d'hérésies et enfin de sectes.  Il convient, enfin, de mentionner certaines caractéristiques de la culture russe. Le mysticisme qui s'exprime par un refus des réalités du monde et l'affirmation de la mission spéciale que Dieu aurait confié au peuple Russe. C'est le mythe de Moscou Troisième Rome qui a tant inspiré les écrivains slavophiles... La première Rome est tombée, la seconde Constantinople également, la troisième Moscou sauvera le monde…

Des ressemblances frappantes 

La période communiste (1917-1991) a  laissé des traces dans l'inconscient collectif. Elle a en quelque sorte préparée les Russes au phénomène sectaire et à l'éclosion des maffias et des cartels. A. Dvorkin, chercheur au Centre de réflexion sur le phénomène sectaire  démontre  dans un ouvrage remarquable - Réflexions sur les sectes - que  celles-ci sont « totalitaires ». Elles possèdent, en effet, une organisation interne plus proche des partis totalitaires ( nazi,  communiste ) et des  maffias que de communautés religieuses. Il existe des ressemblances frappantes:  une structure pyramidale fortement hiérarchisée, accompagnée du culte de la personnalité. Le chef seul détient la vérité. Lors des procès de l'époque stalinienne, les prévenus innocents ne cherchaient pas à se disculper, persuadés qu'ils ne pouvaient pas avoir raison contre le Parti,  rappelle A. Dvorkin.

Les méthodes sont les mêmes : censure de l’information, rupture ésotérique - le nouvel adepte  ne reçoit  que des  renseignements fragmentaires, il adhère sans savoir réellement où il met les pieds et ce qu'on lui demandera plus tard - manipulation, pression du groupe, peur, sentiment de culpabilité « le monde va à la catastrophe, seuls les membres  de l'organisation seront sauvés », contrôle de la vie privée et même de la vie intime, vision apocalyptique du monde, enfin messianisme.

Des flots de prédicateurs

Pendant soixante-dix ans, on a enseigné à la population le matérialisme historique avec son additif l'athéisme militant :" la religion est l'opium du peuple". Au moment de la chute du communisme, en 1991, les Russes redécouvrent tout ce qui avait été occulté pendant soixante-dix ans. D'abord l'Eglise orthodoxe, mais en même temps toutes sortes de religions et de pratiques. Certaines, venues d'Occident,  ont un petit goût de fruit défendu qui les rend particulièrement attractives. D’autres, empruntées aux philosophies  orientales, sont en harmonie avec le mysticisme russe mis à mal par l'irruption brutale du capitalisme sauvage et  l’abaissement significatif du niveau de vie de la population. Dès l'ouverture des frontières, des flots de prédicateurs étrangers venus d'Amérique, d'Occident, d'Orient déferlent sur la Russie. Les autorités, dépassées par un phénomène qu'elles n'avaient pas su prévoir, n'ont pas été capables d'endiguer ce flot.   

Il y a plus grave, tous ces mages voyants et gourous ont eu les honneurs des médias. On assiste même à de véritables séances d'occultisme à la télévision. Le dimanche, après la retransmission de la Liturgie, on pouvait entendre  un sermon des Témoins de Jéhovah, une causerie d'un adepte de l'église de scientologie et enfin des horoscopes en tous genres. 

Dans ce contexte, il n'est pas surprenant  que la population ait été déstabilisée.  D'autant plus que les Russes n'ont reçu, pour l'écrasante majorité, aucune instruction religieuse durant l’époque communiste. Pourtant, 8o % des Russes se réclament aujourd’hui de l’orthodoxie. Il est cependant  vraisemblable que seulement 7% à 8%  pratiquent leur foi. Pour beaucoup, l'orthodoxie est un beau décor avec l'or des ornements sacerdotaux, l'encens, des chants et des icônes. Ils ne comprennent pas un mot de la liturgie célébrée en slavon et voient dans le prêtre une sorte de mage capable de résoudre d'un coup de baguette magique tous leurs problèmes.

Russie, église orthodoxe. Crédits: C. Millet

D'un autre coté l'Eglise russe n'a pas profité de  circonstances historiques qui s'offrait à elle pour faire un véritable " aggiornamento". L'Eglise serbe a demandé officiellement pardon pour son attitude pendant la période communiste. En Russie, le patriarcat a canonisé Nicolas II, sa famille et  les victimes du pouvoir totalitaire… mais l'acte de repentance solennelle que beaucoup attendait est encore à venir.

L'Eglise orthodoxe peine à faire face

En outre,  l'Eglise éprouve un certain nombre de difficultés. Des difficultés internes : l'Eglise est actuellement le théâtre d'une lutte sourde entre conservateurs qui ne veulent rien changer et modernistes qui se prononcent pour des réformes susceptibles de rendre l'Eglise plus accessible à la majorité de la population. Des difficultés matérielles : un nombre d'églises très  insuffisant. Pendant la période soviétique, de très nombreuses églises ont purement et simplement été détruites, en particulier dans les villages. Celles qui sont restées ont été transformées en musées pour les plus belles, les autres en entrepôts, fabriques, garages, etc.  Le gouvernement a rendu au Patriarcat tous les lieux de culte, mais il faudra du temps et beaucoup d'argent pour tout remettre en état. De plus, dans  certains endroits, il n'y a pas d’église. Non seulement  dans les campagnes  et les petites villes, mais même une mégapole comme Saint Pétersbourg a un nombre de lieux de culte très insuffisant par rapport au nombre d’habitants. Dans la ville de Pierre, on trouve une église  par quartier mais ces quartiers correspondent par leur taille à une ville française de moyenne importance. Quant aux prêtres, ils sont peu nombreux  généralement peu ou mal formés  et absolument pas en mesure de répondre au défi des sectes.  

Enfin, la littérature en langue russe sur le problème reste tout à fait insuffisante. A l'inverse, les permanents des sectes connaissent parfaitement l'orthodoxie et sont capables d'en utiliser toutes les failles.

Les sectes ne répugnent pas à employer  des méthodes plus terre à terre. Un étudiant de Saint Pétersbourg veut devenir interprète. Ce métier nécessite une connaissance parfaite de la langue anglaise. Un ami lui parle de cours gratuits qui peuvent  être suivi d'un stage aux Etats-Unis. Il lui donne une adresse, celle de la secte des Mormons. Le jeune homme n'est pas très au courant, son ami lui a dit qu’il s'agissait de chrétiens tout à fait inoffensifs. Il s'y rend  sans savoir qu'il met le doigt dans un engrenage dont il aura le plus grand mal à sortir.

Comment faire ?

L'arsenal juridique  n'est pas adapté. Le gouvernement a fait voter en 1994 une loi sur la liberté de conscience et l'activité des organisations religieuses. Le texte est imparfait. Les organisations religieuses doivent être déclarées. En fait, il s'agit d'une formalité. On a trouvé les termes de religions traditionnelles et non traditionnelles sous ce vocable, l'église de scientologie continue sa mission sans être le moins du monde inquiétée.

Le président V. Poutine (2000 - ) a bien tenté de durcir la loi, mais les associations des droits de l'homme sont montées au créneau, évoquant des atteintes caractérisées à la liberté de conscience et au principe de séparation de l'Eglise et de l'état. Les autorités civiles ont reculé.

Enfin, les procès contre les sectes sont bien souvent des combats perdus d'avance. En effet pour qu'il y ait condamnation, il faut prouver qu'il y a eu de réels dommages physiques ou psychologiques causés à la personne par la secte. La violence est très difficile à prouver car les éléments produits par la secte ne mentionnent pas les méthodes internes. Quant aux personnes qui sortent des sectes, elles répugnent souvent à parler. Soit qu'elles craignent des représailles, soit qu'elle aient tiré un trait sur cette période de leur vie et ne souhaitent plus l'évoquer. " Les personnes qui ont quitté les sectes ont une sorte d'immunité envers toute pratique religieuse", conclut le père Georges.

Nathalie Ouvaroff

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  Date de la mise en ligne: septembre 2004

 

   

Biographie de Nathalie Ouvaroff, journaliste

   

 

 

Maîtrise de russe.

Diplômée de l'Institut d' Etudes Politiques de Paris. DEA de soviétologie.

Nathalie Ouvaroff a été correspondante du Figaro en Inde et chargée de mission pour la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN).

En 2005, Nathalie Ouvaroff est journaliste free-lance à Moscou. Elle propose des collaborations aux organes de presse, revues à caractère scientifique et sites Internet, intéressés par la Russie et les pays de la CEI.

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