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Le nucléaire militaire français vu des Etats-Unis:

de la méfiance à la coopération

Par Laurent Chalard, doctorant à l'Université Paris IV-Sorbonne  

 

Un ensemble de documents secrets américains récemment déclassifiés fournit de nouvelles informations sur le programme nucléaire militaire français. Il montre d'abord qu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale les Américains n’avaient pas confiance en la fidélité de la France, étant donné le poids des communistes au gouvernement. En revanche, durant les années 1970, la France s’est avérée être un allié de choix contre le monde communiste. Il est probable que les Américains voulant ne pas être seuls à assurer la défense de l’Europe face à l’Union soviétique, ont alors aidé la France à maîtriser la bombe à neutrons.

Biographie de l'auteur en bas de page.

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La parution de plusieurs documents américains ces dernières années fournissent des informations sur le programme nucléaire français. Les premiers sont des archives déclassifiées des services secrets américains, mis en ligne le 21 mars 2006 sur le site de l’université Georges Washington[i], avec une dizaine de documents classés « Top Secret » qui concernent l’origine du programme nucléaire français. Les deux autres documents d’intérêt sont un texte et une interview de Sam Cohen, l’inventeur de la bombe à neutrons, qui parlent du nucléaire français à la fin des années 1970. L’objet de ce court article est de commenter de manière critique ce que nous apprennent ces documents, et de voir ce qu’ils apportent à la connaissance du programme nucléaire français.

 

1. Les Etats-Unis portaient un intérêt au nucléaire français dès 1946

Suite à la déclassification de certaines archives, obtenues par un chercheur Jeffrey T. Richelson dans le cadre de ses recherches pour son livre[ii], dont une trentaine de documents concernant le programme nucléaire français, les chercheurs américains ont été surpris que les services secrets américains (en l’occurrence l’ « Office of Strategic Services » et le « Manhattan Engineer District’s Foreign Intelligence Section ») s’intéressaient dès 1946 au programme nucléaire français, la première bombe atomique française n’ayant explosé qu’en 1960. En effet, avec la Russie, la France constituait le principal pays d’intérêt des Américains, faisant l’objet d’une série de rapports des services secrets en 1946, soit six documents, qui offraient un panorama de l’avancée des recherches en France.  

Le premier document daté du 18 février 1946 rapportait une rumeur qui faisait état de connaissances des formules et des techniques de fabrication de la bombe atomique par certains scientifiques français. Aujourd’hui, pour les chercheurs français, cette rumeur apparaît moins surprenante que pour les chercheurs américains car la France est le premier pays du monde à s’être intéressé aux applications possibles de l’énergie nucléaire dans le domaine militaire en 1939, sous le ministère de l’armement de Raoul Dautry, comme ce dernier l’a révélé à la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais avec des moyens financiers limités. La recherche française était à la pointe dans ce domaine à travers les travaux de Frédéric et Irène Joliot-Curie. Mais la débâcle de 1940 est venue arrêter tous ces projets. Manifestement, ce document montrait une connaissance très faible de la part des Américains des avancées françaises dans ce domaine à l’époque, d’où leur besoin d’en savoir plus. En conséquence, il en ressortait une profonde méfiance, car très rapidement, les Américains ont identifié que les principaux scientifiques français qui travaillaient sur l’atome étaient des communistes, en particulier le leader Frédéric Joliot-Curie, qui seraient d’après la rumeur près de vendre la recette de la bombe au pays le plus offrant, refusant de la donner au gouvernement français, chose qui étant donné le contexte de l’époque (la dégradation des relations Etats-Unis/URSS) était très inquiétant pour les Américains. Rappelons qu’en 1946, les communistes participaient au gouvernement en France[iii], et donc il n’était pas encore définitivement établi que la France resterait dans le camp occidental.  

 

Méfiance

Il s’en est donc suivi une série d’enquête, qui s’intéressaient aux moyens dont les Français disposaient dans le domaine du nucléaire et aux liens éventuels avec les communistes, et plus particulièrement l’Union soviétique. Ces enquêtes ont abouti à un constat rassurant pour les Américains. Sur le plan technique, si les connaissances françaises existaient, les moyens de les mettre en application dans un futur proche étaient fortement limités dans un pays ruiné par la guerre. En effet, la France ne disposait pas de suffisamment de matières premières, en particulier de l’uranium (mais aussi du thorium, ou de l’eau lourde), pour produire la bombe atomique. Ce manque de ressources expliquait les recherches géologiques de gisements d’uranium que la France menait sur son territoire et dans ses colonies, en particulier à Madagascar. En outre, le pays n’avait pas les moyens financiers et techniques lui permettant d’engager un programme de l’envergure du « Manhattan Project », comme en témoignait la faiblesse des finances et des installations du Haut Commissariat à l’Energie Atomique créé le 18 octobre 1945, qui avait des objectifs militaires non avoués. Les équipements techniques (comme les cyclotrons) étaient peu nombreux et rudimentaires. Sur le plan scientifique, les liens avec l’Union soviétique des chercheurs français n’ont pas été établis. Si tous les officiers du comité atomique français étaient communistes ou proche des communistes, à l’exception de Raoul Dautry, néanmoins il n’y avait aucune preuve qu’ils fournissaient des informations aux Soviétiques, Joliot-Curie semblant dégoûté de ces derniers, et déclarant lors d’une conférence qu’il ne donnerait pas d’informations aux Soviétiques, sauf si un traité était signé entre la France et l’Union soviétique. D’ailleurs, les Français ne savaient quasiment rien du programme nucléaire soviétique et se disaient prêt à collaborer avec l’Angleterre, principal allié des Etats-Unis en Europe.  

Ces documents déclassifiés montrent la relative méfiance à la fin de la Seconde Guerre Mondiale des Etats-Unis vis-à-vis des Français, qui ne sont pas considérés comme un allié fiable, contrairement aux Britanniques. Ces documents permettent aussi de ré-évaluer les connaissances françaises dans le domaine nucléaire en 1945, et confirment que la France n’était pas spécialement en retard technologique par rapport à l’Allemagne avant la Seconde Guerre mondiale. En outre, ils font ressortir que les Français ont compris dès 1945 l’intérêt de posséder l’énergie nucléaire mais n’en avaient pas encore les moyens à l’époque, expliquant la longueur de la mise en place du programme nucléaire français.

 

2. La bombe à neutrons: symbole de la coopération entre la France et les Etats-Unis

Quelques décennies plus tard, la France est définitivement ancrée dans le camp occidental, dont elle est un des piliers en Europe communautaire avec le Royaume-Uni à travers la possession de la bombe atomique. Néanmoins, d’après les historiens du gaullisme, la politique française aurait été totalement indépendante des Etats-Unis, leader du camp occidental. Or, les confidences de Sam Cohen, semblent montrer que dans les faits la France a bénéficié du soutien logistique américain dans son programme nucléaire, à travers l’exemple de la bombe à neutrons, inventée en 1958.

Le premier document est un texte de Sam Cohen[iv] concernant le rapport Cox remis au Congrès américain en 1999 sur la politique nucléaire des Etats-Unis. Ce rapport a en particulier étudié les causes du vol de données sensibles sur les armes nucléaires américaines par les Chinois et leurs conséquences. Sam Cohen en fait une critique acerbe, argumentant que les données nucléaires américaines ne peuvent pas avoir été volées mais ont été données par les Etats-Unis aux Chinois dans les années 1980 pour des raisons d’ordre géopolitique (la Chine étant dorénavant opposée à l’URSS). Il fonde son argumentation sur l’exemple français, qui nous intéresse en conséquence plus particulièrement. Il affirme que les Etats-Unis ont donné le secret de la bombe à neutrons aux Français dans les années 1970 pour des questions de realpolitik. Il habitait Paris à l’époque et a pu constater l’assistance américaine donnée aux Français, chose qu’il a rapporté aux autorités américaines de Washington, mais qui n’a pas été prise en compte par les responsables, qui se sont efforcés de dire qu’il racontait n’importe quoi. Il en est donc arrivé à la conviction que les informations en question étaient transmises à la France sous le couvert du secret. Ces affirmations sont donc à prendre au sérieux car elles ne viennent pas de n’importe qui, mais d’un acteur de choix, étant l’inventeur de la bombe à neutrons. S’il est impossible de prouver que le secret de la bombe a été donné, en revanche, il est indéniable que les chercheurs américains ont coopéré avec les Français pour sa mise en place, ce qui témoigne d’une imbrication très forte entre les deux pays, beaucoup plus importante que l’idée de force de frappe indépendante de la France le laissait croire. Il est vrai que le président de cette époque, Valéry Giscard d’Estaing, entretenait de biens meilleures relations avec les Etats-Unis que le Général de Gaulle. 

 

Un test franco-américain ?

Dans un second document[v], paru quelques mois avant, interviewé par un journaliste d’investigation, Sam Cohen va encore plus loin. Il précise qu’il a travaillé de janvier 1978 à l’été 1980 en France, et qu’il a coopéré au programme nucléaire français même s’il ne fournit pas plus d’informations, ne voulant pas révéler de secrets nationaux. Mais surtout, l’affirmation la plus surprenante est qu’à son avis la France a fait un test aérien d’une bombe à neutrons le 22 septembre 1979, date qui correspond à l’Incident Vela, explosion non expliquée rapportée par le satellite américain Vela. Rappelons que deux hypothèses sérieuses avaient été avancées concernant cet « incident » : une explosion atomique ou un météorite. Néanmoins, le plupart des chercheurs s’étaient accordés à considérer la première hypothèse comme la plus probable, et avaient attribué cet essai non reconnu à l’Afrique du Sud, seul pays proche pouvant avoir la capacité technologique de faire détoner une bombe atomique. Sam Cohen conclut que les Français ont testé la bombe à neutrons, car il leur avait conseillé, mais il n’a jamais eu de confirmation officielle, sa conclusion relevant de son enquête de « nuclear Sherlock Holmes ». Le test aurait été effectué à partir d’un ballon et aurait mobilisé différents instruments de mesure répartis à la surface de l’Océan Indien. Selon le journaliste, une source militaire américaine sûre a confirmé que le gouvernement américain était très vraisemblablement informé et coopérait avec les Français. En effet, les Etats-Unis (qui avaient testé la bombe à neutrons en souterrain) ne pouvaient pas la tester en aérien car ils avaient signé le traité d’interdiction partielle des essais nucléaires en 1963, qui interdisait entre autres les essais aériens, d’où des frustrations des scientifiques et militaires, alors que la France pouvait faire des essais aériens car elle n’avait pas signé le traité d’interdiction. Ce second document confirme les liens étroits entre la France et les Etats-Unis, puisque les deux pays coopéraient dans les domaines les plus sophistiqués. En outre, Sam Cohen fournit une nouvelle hypothèse à l’incident Vela, qu’il est impossible de confirmer, les institutions concernées pour des raisons tout à fait compréhensibles ne répondront pas. Néanmoins, un test commun France/Etats-Unis apparaît effectivement envisageable, qui plus est dans un contexte de « guerre fraîche » avec l’URSS, quelques mois avant l’invasion soviétique de l’Afghanistan. En effet, les résultats des essais nucléaires français de 1995 sont partagés avec les Américains, donc la coopération entre les deux pays dans un domaine aussi sensible n’a pas du apparaître du jour au lendemain. 

Finalement, l’ensemble de ces documents fournit de nouvelles informations sur le programme nucléaire français depuis son origine. Il montre que les Américains n’avaient pas confiance à la fin de la Seconde Guerre mondiale en la fidélité de la France, étant donné le poids des communistes. Le pays pouvait "passer à l’Est" à tout moment. En revanche, plus tard, au cours de la Guerre froide, malgré l’intermède gaulliste, la France s’est avérée être un allié de choix contre le monde communiste auquel on pouvait donner les armes les plus sophistiquées pour assurer la défense du camp occidental. Il est probable que les Américains voulant ne pas être seuls à assurer la défense de l’Europe face à l’Union soviétique, ils ont armé en conséquence la France, préférée à l’Allemagne de l’Ouest pays vaincu et trop proche du front, qui se serait retrouvée en première ligne face à l’envahisseur soviétique.

Laurent Chalard

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Notes


[i] Cf site internet : www.gwu.edu

[ii] Spying on the Bomb : American Nuclear Intelligence from Nazi Germany to Iran and North Korea. W.W. Norton.

[iii] Les ministres communistes ont été renvoyés du gouvernement le 5 mai 1947.

[iv] Sam COHEN (1999). « Check your facts : Cox reports bomb ». Insight. July 16, 1999.

[v] David M. BRESNAHAN (1999). « The French nuclear connection. France and the first above-ground neutron bomb test ». WorldNetDaily. Monday April 12, 1999.

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Date de la mise en ligne: juin 2007

 

 

 

Biographie de Laurent Chalard

   

 

 

Titulaire depuis 2003 d’un DEA en Géographie de l’Université Aix-Marseille I, Laurent Chalard poursuit une thèse à l’Université Paris IV-Sorbonne sous la direction du Recteur Gerard-François Dumont.

M. Chalard est collaborateur de la revue Population et Avenir, dans laquelle il a publié une dizaine d’articles. Ses travaux, entre autres, portent sur les liens entre démographie et géopolitique, ainsi que sur la géopolitique des aires métropolitaines.

Il a publié des articles sur cette dernière thématique concernant l’aire métropolitaine marseillaise dans les revues La Géographie et EspaceTemps.net

   

 

 

 

   

 

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