Uranium et nucléaire. L’enrichissement de l’uranium, l’autre enjeu du développement du nucléaire civil

Par Teva MEYER, le 16 novembre 2013  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII)

"L’Iran est prêt à un accord avec l’Occident", vient de déclarer le ministre iranien des Affaires étrangères, M. J. Zarif (Le Monde 7 nov. 2013). Personne ne sait ce que deviendra cette affirmation mais beaucoup ont besoin d’une mise en perspective documentée de la question de l’enrichissement de l’uranium. C’est ce que propose le Diploweb.com avec cet article inédit de Teva Meyer, illustré d’une carte grand format.

LONGUEMENT ANALYSÉ sous l’angle de la prolifération, l’enrichissement de l’uranium est aussi une problématique récurrente du développement du nucléaire civil. Les centrales en fonction dans le monde peuvent sommairement être divisées en deux groupes : les unes utilisant de l’uranium naturel comme combustible, les autres de l’uranium enrichi. La seconde technologie demeure la plus répandue. 90% des centrales nucléaires en activité en 2013 nécessitent de l’uranium enrichi pour leur fonctionnement. Seuls l’Inde, le Canada et la Roumanie ont opté majoritairement pour l’uranium naturel. L’uranium présent dans le sol est composé de trois isotopes, l’uranium 238 (99,3%), l’uranium 235 (0,7%) et l’uranium 234 en quantité infime. Afin d’être utilisée dans la seconde catégorie de réacteur, la proportion de l’isotope 235 doit être augmentée au minimum à 3%. Cette opération, l’enrichissement, n’est réalisable dans des quantités industrielles que dans un nombre réduit d’usines. Celles-ci se concentrent, comme la carte le montre, en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en Russie, en Chine et au Japon. Le développement à venir du nucléaire civil doit ainsi être analysé sous l’angle de l’enrichissement.

Uranium et nucléaire. L'enrichissement de l'uranium, l'autre enjeu du développement du nucléaire civil
Carte de l’enrichissement de l’uranium
L’enrichissement de l’uranium est un enjeu politique et commercial du nucléaire civil

Nouvelle dynamique géographique de l’uranium enrichi

Les décisions de sortie du nucléaire prises après la catastrophe de Fukushima (2011), et particulièrement celle de l’Allemagne, libéreront durablement des capacités d’enrichissement. Toutefois, une inconnue demeure sur la pérennisation de la production de combustible en Allemagne. Alors que le gouvernement s’est engagé à stopper toute activité électronucléaire sur le territoire, on peut s’interroger sur une possible fermeture de l’usine d’enrichissement allemande de Gronau dans le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Cette décision entraînerait une baisse de 10% de l’offre mondiale. Comme la carte le laisse transparaître, les besoins à venir en uranium enrichi proviendront essentiellement de pays ne disposant pas, ou de peu, de capacités souveraines de production. Plusieurs pays ont émis le souhait de contrôler sur leur territoire l’ensemble du processus de transformation de l’uranium afin de disposer d’une totale souveraineté nucléaire. Les nations en voie de nucléarisation craignent, en effet, de voir leur production électrique dépendre d’un approvisionnement étranger en combustible susceptible d’être rompu.

Toutefois, l’enrichissement demeure une technologie sensible de part ses applications militaires. Poussé à plus de 90% d’isotope 235, l’uranium est considéré de qualité militaire et peut être utilisé dans la fabrication d’un arsenal atomique. Sa dissémination est ainsi fortement contrôlée et réglementée par les services de l’Agence Internationale à l’Energie Atomique (AIEA). L’enrichissement se trouve être alors l’objet d’enjeux contradictoires. D’un côté, les pays en voie de nucléarisation revendiquent leur droit à un libre accès aux technologies d’enrichissement ainsi qu’à un apport sécurisé en combustible. De l’autre, l’AIEA souhaite limiter les risques de prolifération nucléaire tout en remplissant son rôle premier, à savoir « d’encourager et de faciliter, dans le monde entier, le développement et l’utilisation pratique de l’énergie atomique à des fins pacifiques » [1]. L’expansion future de l’énergie nucléaire, si elle doit avoir lieu, dépendra alors en partie de la capacité à concilier ces deux aspirations.

La plupart des propositions faites dans ce sens visent à dissuader de nouveaux pays de construire des usines d’enrichissement en offrant des solutions alternatives attractives. Le but est de créer des mécanismes assurant la continuité de l’approvisionnement en combustible nucléaire dans le cas d’une rupture découlant de raisons politiques. On peut, sommairement, les regrouper en trois catégories.

Une internationalisation complète de l’enrichissement ?

La première catégorie tend à promouvoir l’internationalisation des moyens de production afin d’offrir des solutions d’enrichissement libres de toutes pressions politiques autres que celles liées au respect de la non-prolifération. L’approche la plus radicale fut émise par Mohamed El Baradei, ancien directeur de l’AIEA de 1997 à 2009, dans un article publié dans l’hebdomadaire The Economist du 18 octobre 2003. Celui-ci y propose de convertir toutes activités d’enrichissement pour les placer sous un contrôle multinational direct. Cette suggestion fut, par la suite, soutenue en 2005 par un groupe d’experts de l’AIEA mandaté pour analyser les risques de prolifération liés à la production de combustible électronucléaire. En 2007, le gouvernement allemand proposa la construction sur son territoire d’un complexe d’enrichissement sous administration unique de l’AIEA. Afin d’assurer une complète neutralité politique, cette nouvelle usine se construirait dans un espace jouissant de droits d’extraterritorialité. L’originalité de ses propositions est de soustraire toute capacité de contrôle politique aux Etats au sein desquels sont construits les centres.

Les efforts d’internationalisation de la production ne sont toutefois pas choses neuves. Sous la direction d’Harry S. Truman, président américain de 1945 à 1953, le diplomate Bernard Baruch proposa dès 1946, la création d’une Autorité du Développement Atomique disposant de la propriété de toutes les activités électronucléaires dans le monde. En Europe, les sociétés d’enrichissement créées au début des années 1970, Eurodif et Urenco, gérant respectivement les usines de production françaises pour l’une et anglaise, allemande et néerlandaise pour l’autre, sont le résultat d’accords intergouvernementaux. De même, la Russie a converti en 2007 son complexe de production de combustible d’Angarsk en Sibérie en un centre international conjointement géré avec l’Arménie, le Kazakhstan et l’Ukraine.

Constitution de banques physiques de combustible

La deuxième catégorie de solutions propose la création de stocks physiques d’uranium enrichi accessibles par un pays en cas de rupture de son approvisionnement pour des raisons politiques. On compte en 2013, trois propositions allant dans ce sens. En 2005, le Secrétaire à l’Energie des Etats-Unis annonça la conversion de 17,4 tonnes d’uranium de qualité militaire en combustible électronucléaire. Cette réserve sous contrôle américain est destinée aux entreprises nationales et internationales après que « toutes autres options commerciales soient épuisées » [2]. Disponible depuis 2011, ces stocks sont entreposés en Caroline du Sud à Columbia. En 2009, l’AIEA donna à la Russie l’autorisation de constitution d’une réserve d’uranium enrichi sur son site d’Angarsk. Les plans russes envisagent de conditionner l’accès à ces stocks à une approbation de l’AIEA. En échange, le pays récipiendaire devra s’engager, outre à payer l’uranium au prix du marché, à ne pas développer des capacités souveraines d’enrichissement. Enfin, fin 2010, le Conseil des Gouverneurs, principal organe décisionnel de l’AIEA, a approuvé la constitution d’un stock d’uranium enrichi détenu et géré par l’AIEA. Celui-ci doit être approvisionné grâce aux promesses de dons de l’ONG américaine Nuclear Threat Initiative (50 millions $), des Etats-Unis (50 millions $), de l’Union européenne (25 millions $), des Emirats-Arabes-Unis (10 millions $), du Koweït (10 millions $) et de la Norvège (5 millions $). Le Kazakhstan s’est proposé pour accueillir cette future réserve. Sa contenance correspondra à la quantité de combustible nécessaire au chargement de trois réacteurs nucléaires.

Assurances de marché

La troisième catégorie de propositions correspond à la création d’assurances d’approvisionnement garanties par les pays déjà producteurs. Celles-ci sont conçues pour compléter, sans impacter ou concurrencer, le marché actuel de l’uranium enrichi. Les suggestions faites conjointement par les six gouvernements des principaux pays producteurs d’uranium enrichi –France, Russie, Etats-Unis, Pays-Bas, Grande-Bretagne, Allemagne - et par la World Nuclear Association, qui rassemble les entreprises du secteur électronucléaire, relèvent du même mécanisme. Dans le cas où une relation commerciale serait interrompue pour des raisons politiques, l’AIEA s’engagerait à trouver un ou plusieurs fournisseurs alternatifs. Seuls les pays ne disposant pas de capacités d’enrichissement et se conformant aux règles de non-prolifération pourraient souscrire à ces assurances.

Une impossible application ?

Les enjeux économico-politiques soulevés par l’enrichissement de l’uranium rendent l’application de ces propositions bien compliquée. Les pays producteurs et leurs entreprises sont logiquement réticents à l’idée d’abandonner un marché de l’enrichissement lucratif dans lequel ils tiennent une position dominante. Parallèlement, ceux-ci craignent les risques de représailles s’ils continuaient, dans le cadre des assurances, à fournir de l’uranium à des pays sous le joug de sanctions politiques. Enfin, les pays en voie de nucléarisation refusent de renoncer à leur droit d’accéder à l’ensemble des technologies nucléaires. Ce droit leur est d’ailleurs assuré par l’Article IV du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires conclu en 1968.

Une solution de compromis pourrait être celle de la « boîte noire ». Dans ce cas, les usines sont construites par un pays fournisseur alors que le récipiendaire ne reçoit que les informations nécessaires à son opération quotidienne. Idéalement, cet arrangement empêche le pays receveur d’utiliser l’enrichissement à des fins militaires et lui permet de disposer de capacités de production souveraines tout en protégeant la propriété intellectuelle du fournisseur.

La gestion internationalisée de l’amont du cycle du combustible nucléaire n’en est qu’à son balbutiement. Alors qu’en France, le débat public s’est ouvert sur le futur site d’enfouissement de Bure, il faut rappeler que la gestion des déchets est aussi un enjeu commun de l’avenir du nucléaire civil et du contrôle de la prolifération. La réflexion sur une administration internationalisée des déchets de l’industrie électronucléaire est encore, elle, au stade embryonnaire.

Copyright 7 Novembre 2013-Meyer/Diploweb.com


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[1Statut de l’AIEA, Article III, Chapitre 1, Paragraphe A.

[2“Notice of Availability : American Assured Fuel Supply,” Federal Register, Vol. 76, No. 160, August 18, 2011.


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