Pratique de l’humanitaire : pour rompre avec l’hégémonie occidentale

Par Pierre MICHELETTI , le 18 mars 2012  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Médecin, Professeur associé à l’IEP de Grenoble, ancien président de Médecins du monde. Dernier ouvrage paru (dir.), Afghanistan, gagner les cœurs et les esprits, PUG/RFI, octobre 2011

L’aide humanitaire non gouvernementale est dominée par un modèle d’organisation, des financements et une visibilité opérationnelle qui l’identifient clairement comme issue des pays occidentaux. Pierre Micheletti, ancien président de Médecins du monde, démontre ici que pour être en phase avec les nouvelles réalités internationales, ce modèle doit évoluer et s’adapter. Le prix à payer est une certaine forme de « désoccidentalisation ». Cela ne signifie ni un reniement, ni un travestissement, mais une mixité des hommes et des savoirs librement consentie par les acteurs de la solidarité internationale.

ILS sont une soixantaine à se lever à notre entrée dans la salle. Les garçons en costume-cravate, les filles en tailleur.

A l’IRIC, l’Institut des Relations Internationales de Yaoundé au Cameroun, le respect des enseignants est de mise. Autant que l’aspect vestimentaire. Ainsi en va –t-il dans cette institution qui, depuis quarante ans, a formé bon nombre de cadres et de diplomates camerounais, mais aussi de beaucoup d’autres pays africains.

En face de moi, la première promotion des étudiants engagés dans la filière « action humanitaire » du Master « Coopération internationale, Action humanitaire et Développement Durable » (CA2D) de l’université de Yaoundé II.

L’intitulé du module d’enseignement dans lequel je m’insère est sans équivoque : « Pratique de l’action humanitaire et nouvelle gouvernance des ONG, pour rompre avec l’hégémonie occidentale ». Celui qui est à l’origine de ce master et du thème choisi, est précisément celui qui m’a devancé dans la salle, le Pr. Esoh Elamé, universitaire camerounais, par ailleurs enseignant à l’université Ca’ Foscari de Venise. L’enseignement du CA2D est ainsi le fruit d’un partenariat entre les deux universités.

Mes hôtes souhaitent que je mette à profit la semaine qui commence pour travailler avec les étudiants le concept de nécessaire « désoccidentalisation » de l’action humanitaire internationale.

Pourtant, en France le néologisme ne fait pas florès. Le terme dérange. Il fait figure de barbarisme, à commencer par la difficulté phonétique à le prononcer…Mais les réticences sont plus profondes, plus enracinées. Le terme heurte ceux qui l’entendent comme une remise en cause des valeurs humanistes et universalistes héritées du siècle des Lumières. Ceux qui, dans « Occident », entendent culture et civilisation occidentales. Barbarisme encore aux oreilles de bon nombre de dirigeants d’ONG françaises. Pour eux, c’est juré, le métissage des approches est en cours. Il prend la forme d’une mixité qui se développe dorénavant au travers d’une présence maintenant réelle de volontaires africains, asiatiques ou arabes au sein d’équipes plurinationales. Ils voient également le changement des pratiques au travers de partenariats de plus en plus fréquents avec des ONG locales, financées par leurs grandes sœurs occidentales.

C’est, pour partie, poussé par les considérations liées à la sécurité, que ce virage est maintenant pris dans les grandes ONG françaises et européennes, ce qui ne les empêche pas d’être confrontées à la violence [1], [2].

Mais il s’agit là d’évolutions adaptatives, d’abord dictées par des considérations fonctionnelles, et, au bout du compte, cosmétiques. En fait, le mouvement humanitaire contemporain, né avec la guerre du Biafra au Nigéria en 1968, est maintenant en décalage par rapport à son époque.

Un modèle occidental dominant

Les principales ONG présentes à travers le monde, en volume, sont d’abord et avant tout des organisations issues des pays occidentaux. En 2005, sur les 10 milliards d’euros dépensés dans le monde pour l’action humanitaire, une forte proportion de ce budget a été engagée par des ONG occidentales. Les poids lourds de ces ONG sont anglo-saxons avec WorldVision, Care, Oxfam et ses différentes sections, mais il y a aussi l’ONG allemande Misereor et le groupe français MSF [3].

On regroupe cependant sous le même label d’ONG des organisations dont les champs de compétences sont très variés (santé, agriculture, droits de l’Homme…), dont l’inspiration idéologique n’est pas homogène (confessionnelles ou non…), dont la taille varie, des plus connues qui sont de vraies organisations transnationales, à la constellation des petites ONG (qui ne comptent parfois qu’un seul permanent).

Mais surtout, dans ce qui les distingue, domine une question politique majeure : les ONG entretiennent avec l’Etat de leurs pays d’origines des relations très variées. On peut distinguer de ce point de vue trois grandes familles d’ONG [4]. Un modèle dit « rhéno-scandinave » est constitué d’ONG qui ont des relations étroites avec leurs gouvernements (Ex. Suède, Danemark). Dans ces pays, une forte proportion de l’aide publique au développement transite par les ONG. Le modèle dit « anglo-saxon » reproduit un schéma économique et de gouvernance issus du modèle néolibéral, fait d’une certaine défiance à l’égard du rôle de l’Etat, sans pour autant exclure un fort patriotisme. Enfin, dans le modèle dit « méditerranéen », les ONG se positionnent comme des outils de contre-pouvoir par rapport au gouvernement de leur pays. Les ONG françaises s’inspirent plutôt de ce modèle, théorisé par Tocqueville au XIXème siècle.

Le monde change, les contextes d’intervention aussi

Les ONG évoluent pourtant dans un contexte mondial qui s’est transformé. Les relations internationales s’organisent aujourd’hui sur les logiques d’un monde multipolaire. De grandes puissances se réveillent, sur tous les continents. Ainsi voit-on émerger le poids démographique, scientifique, économique et militaire des pays qui composent les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud).

L’Afrique n’est pas en reste dans les nouvelles prétentions à peser sur la gouvernance politique mondiale. Sur ce continent, trois pays briguent un siège de membre permanent du Conseil de sécurité : l’Egypte, le Nigéria et l’Afrique du sud.

De même la question identitaire, dans ses dimensions ethnique et/ou religieuse, est dorénavant mêlée avec le politique, qui la manipule parfois. Certains conflits internes, récents ou contemporains, (Kenya, Côte d’Ivoire, Guinée, Ossétie, Nigéria…) utilisent ainsi les dynamiques et les tensions identitaires à des fins politiques.

Cette difficulté de décentration des ONG internationales pour remettre en cause ce qui caractérise leur « code génétique » et leur ancrage dans les pays occidentaux, n’a d’égal que la sereine évidence que constituent ces spécificités du mouvement humanitaire dans l’esprit des dirigeants de l’IRIC.

Et pourtant de l’Afghanistan à l’Irak, de la Corée du Nord à Haïti, de la Somalie aux pays du Sahel, du Darfour à la Syrie, les exemples se succèdent qui nous encouragent à questionner et à analyser les difficultés, voire les impossibilités, à agir sur des terrains de plus en plus vastes. Il convient dès lors d’imaginer des pistes qui ne conduiraient pas toutes, de facto, à une restriction drastique des capacités d’action.

Le mouvement humanitaire doit se « désoccidentaliser »

Mais de quel Occident parle-t-on ? Pas de celui de Huntington [5] et de son « choc des civilisations », celui que G. Corm, historien et homme politique libanais, qualifie de « construction mythologique aux conséquences funestes ». Non, il s’agit ici de défendre l’idée d’un Occident compris en tant qu’entité politique [6].

L’aide humanitaire non gouvernementale est dominée par un modèle d’organisation, des financements et une visibilité opérationnelle qui l’identifient clairement comme issue des pays occidentaux. Pour être en phase avec les nouvelles réalités internationales, ce modèle doit évoluer et s’adapter. Le prix à payer est une certaine forme de « désoccidentalisation ». Cela ne signifie ni un reniement, ni un travestissement, mais une mixité des hommes et des savoirs librement consentie par les acteurs de la solidarité internationale.

« Désoccidentaliser » ne signifie pas tomber dans un culturalisme caricatural et dangereux, mais sortir d’une situation de monopole. Chercher des partenaires et des alliés en dehors des pays occidentaux. Chercher des ressources humaines, financières et techniques là où elles se trouvent aujourd’hui, dans des pays comme l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil...

« Désoccidentaliser » l’aide humanitaire, c’est aussi sortir de la logique des intérêts des grandes puissances occidentales dont elle peut, en certaines circonstances, apparaître comme l’éclaireur masqué ou la voiture balai. Ce qui impose de réaffirmer encore et toujours son caractère non-gouvernemental. Cet impératif n’est manifestement pas partagé dans la constellation des ONG, car il suppose une émergence sans concession du modèle « méditerranéen », plus contestataire vis-à-vis des pays d’origine. Cette émergence est pourtant loin d’être acquise aujourd’hui.

A l’heure de quitter le Cameroun

J’étais arrivé à Yaoundé avec des questions : comment aider ces futurs acteurs et décideurs à se projeter dans un avenir différent ? Comment le faire alors qu’ils sont là pour acquérir les rudiments et les outils d’une action humanitaire dont ils ignorent presque tout ? Et ce au travers d’un enseignant lui-même empreint d’un modèle dominant ?

A l’heure du départ, je passe en revue la semaine écoulée. Ensemble nous avons revisité quelques-unes des crises complexes des dernières décennies : la guerre du Biafra (1967-1968) chez le grand voisin nigérian, les massacres du Darfour (2003), le séisme en Haïti (2010), l’interminable crise afghane depuis 1979…

Bien sûr les étudiants africains ont proposé, face à ces crises, des actions « conventionnelles » : aide d’urgence, formation, réhabilitation d’infrastructures…Mais cette première promotion témoigne d’emblée de sensibilités qui lui sont propres. Dans toutes les analyses des contextes étudiés, on perçoit la prise en compte et la compréhension instinctive des stratégies de survie des populations locales. La pauvreté préexistante amène à des propositions d’actions qui font de la dimension économique une stratégie contemporaine de la réponse à l’urgence, et non comme une dynamique qui suit la période de crise. Donner les moyens à la communauté de maintenir son économie de base : agriculture familiale, économie informelle, microcrédits et tontines n’est pas une étape qui suit l’aide internationale d’urgence. Elle la traverse avant, pendant et après. Chez mes interlocuteurs, le débat entre « urgence » et « réhabilitation » relève de la querelle académique…

De la même façon, les travaux ont témoigné d’une attention et d’une capacité de décryptage certaine pour décortiquer les relations entre les groupes ethniques et religieux qui évoluent sur les terrains étudiés. D’emblée cette dimension est présentée comme relevant de l’évidence dans les approches.

Je repars donc avec une réflexion inaboutie qui devra être remise sur le métier dans les enseignements à venir.

Certes d’autres modalités d’interventions opérationnelles sont certainement à inventer, comme l’Inde nous l’a enseigné dans les réponses apportées au tsunami de 2006 [7]. Mais ne s’agit-il pas, d’abord, de réaffirmer le primum politique de l’action humanitaire ? D’élargir la liste et l’origine des organisations qui portent la solidarité internationale, en attendant que, collectivement, nous imaginions d’autres déclinaisons opérationnelles de l’action humanitaire ? Des déclinaisons débarrassées d’éventuelles suspicions, réelles ou fondées, d’arrière-pensées politiques des pays dont est issue ce qui est le mouvement humanitaire international dans son format actuel.

Copyright Mars 2012-Micheletti/Diploweb.com


Plus :

Voir l’un article de M. F. Alagbe, "L’action humanitaire menacée par l’inflation normative" publié sur le Diploweb.com le 2 septembre 2012 Voir

Voir l’article de Michel Veuthey "Diplomatie humanitaire
Préserver les chances de la diplomatie humanitaire au moment où elle est la plus nécessaire"
publié sur le Diploweb.com le 2 octobre 2011 Voir

Voir l’article de Xavier Guilhou, "« Devoir de protéger » : pourquoi le repenser ?", publié sur le Diploweb.com le 28 juillet 2011 Voir

Voir l’article de Pierre Verluise, "UE/APD : Aide au développement. Entre auto-satisfaction et auto-critique" publié sur le Diploweb.com le 5 février 2012 Voir


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[1Rowley E., Crape, Byron L., Burnham G., “Violence-related mortality and morbidity of humanitarian workers”, American Journal of Disaster Medicine, vol. 3,1, janvier-février 2008.

[2Stoddard Abby, Harmer Adele, DiDomenico Victoria, “Providing aid in insecure environments, 2009 Update”, HPG Policy Brief 34, Overseas Development Institute, Londres, avril 2009.

[3Doucin Michel., Les ONG : le contre-pouvoir ?, Toogezer, Paris, 2007, pp. 229-231.

[4Archambault Edith., Le secteur associatif en France et dans le monde, dans François Bloch-Lainé (dir.), Faire société. Les associations au cœur du social, Paris, Syros, 1999, pp.11-37.

[5Huntington Samuel., Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.

[6NDLR : Cf. Questions internationales, n°41, janvier 2010, L’Occident en débat, Paris, La Documentation française.

[7Micheletti Pierre, L’humanitaire, du Tsunami à Haïti, Le Monde diplomatique, mars 2010.


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