Les villes africaines, lieux d’incubation des mouvements citoyens

Par Christian BOUQUET, le 6 mars 2017  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Professeur émérite de géographie politique à l’université Bordeaux-Montaigne et chercheur au LAM (Les Afriques dans le Monde) de Sciences Po Bordeaux. Christian Bouquet s’est spécialisé dans l’analyse des crises africaines et dans la représentation cartographique des élections africaines.

Christian Bouquet brosse avec nuances un tableau très maîtrisé de la place des villes dans les dynamiques politiques d’un continent en mouvements. Les villes africaines, et notamment les capitales, affichent dans les urnes des opinions généralement défavorables aux pouvoirs en place, mais celles-ci restent souvent minoritaires par rapport à la globalité du pays parce que la population rurale demeure encore nombreuse. Illustré d’une carte.

La publication de cette étude sur le Diploweb.com s’inscrit dans le contexte du 9e Festival de Géopolitique de Grenoble, " Le pouvoir des villes », du 8 au 11 mars 2017. En effet, le Professeur émérite Christian Bouquet y donne une conférence sur ce thème.

S’IL EST VRAI que l’histoire du monde fournit des exemples de mouvements protestataires issus des zones rurales (les jacqueries en Europe, les paysans sans terre en Amérique latine), la plupart des révoltes et des insurrections éclatent dans les villes, ne serait-ce que pour des raisons de bon sens géographique. Le baron Haussmann l’avait bien compris sous le Second empire quand il redessina les boulevards parisiens pour faciliter les mouvements de troupe et maîtriser les émeutes. Et les autorités algériennes y pensent sans doute actuellement à propos de la casbah d’Alger.

Les villes africaines ne dérogent donc pas à la règle en suscitant en leur sein – en leur cœur géographique – des contestations de l’ordre établi visant à ébranler voire renverser les pouvoirs en place. Toutefois, les modes opératoires sont sensiblement différents de ceux qui ont prévalu lors des grandes révolutions, car ils sont adaptés aux technologies modernes, et sont essentiellement portés par les jeunes. Dans les villes africaines et depuis une dizaine d’années, la jeunesse se mobilise en réseaux pour dénoncer les injustices. Elle est souvent plus instruite et mieux connectée. Plusieurs groupes d’activistes bénéficient d’une notoriété continentale et les Burkinabè du « Balai citoyen » peuvent se vanter d’avoir renversé le président Blaise Compaoré en 2014.

Mais ces mouvements citoyens ne débordent que faiblement sur les campagnes, car l’Afrique est encore majoritairement rurale et les revendications des urbains n’emportent pas forcément l’adhésion des électeurs des campagnes. Quelle est alors la légitimité de cette protestation propre aux villes, appelée à Ouagadougou la «  ruecratie  » ?

En 2016, le prix Ambassador of Conscience d’Amnesty International a été attribué conjointement à la chanteuse béninoise Angélique Kidjo et à trois groupes de jeunes militants politiques qui avaient fait avancer la cause de la démocratie en Afrique : « Y’en a Marre » (Sénégal), le « Balai citoyen » (Burkina Faso) et « Lucha » (RD Congo). Cette distinction leur était accordée « en raison de leur courage exceptionnel pour combattre l’injustice  ».

Passé relativement inaperçu, cet événement peut être lu comme l’émergence d’une nouvelle forme de contestation politique, illustrée par le slogan du groupe burkinabè « Derrière ta révolte, ton vote ». Mais on y voit également la montée en puissance de mouvements citoyens essentiellement portés par des jeunes urbains, et un décalage entre la prise de conscience des problèmes par les jeunes générations dans les villes et une certaine forme de passivité (ou de résignation) dans les campagnes.

En Afrique, la population rurale est majoritaire, mais les jeunes urbains sont très nombreux et connectés

L’Afrique est encore majoritairement rurale, et notamment l’Afrique subsaharienne qui compte 62 % de ruraux (contre 46 % pour l’ensemble du monde). On objectera qu’il est difficile de préciser les critères sur lesquels on s’appuie pour distinguer un gros village d’une petite ville, mais la carte ci-dessous tente d’éclairer cette réalité : en vert plus ou moins soutenu figurent 37 pays sur 54 où la population est rurale à plus de 50 %, avec des pics au Burundi (88 %), en Ouganda (84 %), en Éthiopie, au Niger et au Sud-Soudan (81 %).

Les villes africaines, lieux d'incubation des mouvements citoyens
Carte. La population rurale en Afrique
Cliquer sur la vignette pour voir la carte de la population rurale en Afrique, en pourcentage de la population totale en 2015.
LAM Christian Bouquet

En rouge plus ou moins soutenu figurent les pays où la population rurale est minoritaire : on remarque surtout l’Algérie (29 %), la Libye (21 %) et le Gabon, où les données sont douteuses mais indiquent 13 %. En Afrique, il existe bien des mégapoles comme Lagos, Le Caire ou Kinshasa qui abritent plus de 10 millions d’habitants, mais le continent ne compte encore qu’une quarantaine de villes de plus de 2 millions d’habitants. Cette situation va évoluer rapidement car les campagnes, ici comme ailleurs, vont progressivement se vider sous la pression des inévitables mutations rurales, c’est-à-dire la mécanisation et le regroupement des parcelles (et le land grabbing). Mais actuellement plus de la moitié de la population africaine vit encore dans les villages et les campements.

Cette distinction entre rural et urbain n’est pas seulement importante en termes d’occupation de l’espace. Elle est accompagnée par d’autres marqueurs distinctifs comme la pyramide des âges, les taux d’alphabétisation, de scolarisation secondaire et supérieure, le niveau de vie et – même si c’est plus difficile à quantifier – le mode de vie.

En effet, les jeunes sont sensiblement plus nombreux dans les villes que dans les campagnes, à la fois en raison d’une forme d’exode rural qui touche surtout ceux qui ne trouvent plus de terre, ou bien en raison d’une fécondité plus élevée (c’est d’ailleurs souvent le contraire), mais aussi parce que les plus âgés restent – ou retournent – à la campagne.

Par ailleurs, la culture démocratique semble se développer plus vite dans les villes parce que les urbains comprennent mieux les enjeux politiques en raison d’une éducation plus poussée. Sans surprise, les taux d’alphabétisation et de scolarisation en Afrique sont nettement plus élevés dans les zones urbaines que dans les zones rurales même si, là encore, les critères de différenciation (et la qualité des statistiques) sont sujets à caution. Les ordres de grandeur en matière de taux d’analphabétisme sont, respectivement pour les zones rurales et urbaines, de l’ordre de 92,4 % et 47,9 % au Burkina-Faso, 90,8 % et 63,7 % au Mali, 51,4 % et 19,9 % en RD Congo et 86,7 et 52,0 au Sénégal.

S’ajoute à ces disparités le fait que la qualité de l’enseignement est généralement meilleure dans les villes que dans les campagnes, pour des raisons faciles à comprendre : les classes sont relativement plus confortables et mieux équipées, les enseignants y mieux formés, la pression familiale et sociale y est plus efficace pour appuyer la fréquentation scolaire.

En outre, c’est naturellement dans les villes que les jeunes ressentent de manière plus douloureuse les difficultés socio-économiques de l’existence. Le chômage, les inégalités, les injustices sociales sont plus durement ressenties dans un environnement où les solidarités se sont souvent délitées et où l’individualisme a progressé. C’est là aussi que les mécontentements sont les plus ostensibles parce qu’ils sont davantage exposés aux témoignages médiatiques. Et même si une proportion importante de ces jeunes n’a pas encore l’âge d’aller voter, ceux-ci sont suffisamment motivés pour manifester leurs frustrations.

Exprimer son mécontentement est donc plus facile en ville, car la parole a été forgée par l’école et peut être relayée par la proximité géographique des individus. La révolution des Smartphones a achevé de creuser l’écart avec les zones rurales, et c’est donc dans les agglomérations que la fermentation politique est la plus rapide. Les informations circulent quasiment en temps réel, notamment grâce aux réseaux sociaux (les « printemps arabes » en avaient administré en 2010-2011 la preuve), et la réactivité urbaine est évidemment favorisée par la concentration du peuplement.

Un facteur est venu renforcer ce processus : la couverture rapide du continent par l’Internet et la téléphonie mobile. Dans 32 des 54 pays africains, on comptait plus de 100 lignes pour 100 habitants en 2016, et les jeunes, notamment urbains, en sont les utilisateurs les plus assidus en même temps que les plus compétents. Certes, on eût préféré que la distribution d’eau potable et d’électricité fût assurée aussi rapidement mais il paraît que la communication est tout aussi importante pour le développement économique, et force est bien de reconnaître que les mouvements citoyens profitent des relais de téléphonie mobile pour dénoncer l’absence de pylônes électriques et de châteaux d’eau [1].

Dans les villes africaines, les jeunes activistes se sont organisés en réseaux

Et c’est ainsi qu’ont émergé dans plusieurs capitales africaines des groupes de jeunes activistes qui ont organisé des mobilisations autour des difficultés de la vie quotidienne, comme les coupures d’électricité ou d’eau. Les précurseurs ont été les Sénégalais qui ont fondé « Y’en a marre » en 2011, en diffusant leur appel : « L’heure n’est plus aux lamentations de salon et aux complaintes fatalistes face aux coupures d’électricité. Nous refusons le rationnement systématique imposé à nos foyers dans l’alimentation en électricité. La coupe est pleine. Y’en a marre ! ». Se réclamant de la non-violence, ils en appelaient au vote protestataire en incitant les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales. En 2012, ils ont pesé à la fois dans la défaite d’Abdoulaye Wade et dans son départ effectif du pouvoir.

Au Burkina Faso, c’est également un mouvement de jeunes, le « Balai citoyen », qui a préparé et structuré la révolte d’octobre 2014 ayant conduit au départ de Blaise Compaoré, un autocrate qui s’accrochait au pouvoir depuis 27 ans. Le cas burkinabè mérite qu’on s’y arrête car non seulement il concerne un pays dont l’attachement à la démocratie est ancien et ancré dans le combat depuis les années Sankara, mais les événements d’octobre 2014 allaient au-delà des simples « flash-mob » auxquelles jouent parfois les occidentaux en mal d’émotions fortes : à Ouagadougou (et dans deux ou trois autres villes du pays), les jeunes ont appliqué un plan insurrectionnel préparé de longue date, et même s’ils n’avaient pas prévu d’incendier l’Assemblée nationale, ils avaient mis en place une stratégie d’encerclement et de harcèlement qui démontrait une réelle préméditation.

D’autres groupes n’ont encore rien gagné, sinon un peu de notoriété comme « Lucha » (« Lutte pour le Changement ») qui a reçu le prix d’Amnesty International pour son combat sans relâche contre le régime autocratique de Joseph Kabila en RD Congo. Nombre de ses leaders sont fréquemment incarcérés, de même que ceux du groupe allié « Filimbi » (« sifflet » en swahili). Certains mouvements citoyens sont encore peu connus comme « Tournons la page » au Burundi, ou « Ça suffit comme ça » au Gabon, inspiré du slogan « Sassouffit » affiché en opposition à l’autocrate congolais Sassou N’Guesso. On note aussi l’émergence des « Sofas » au Mali, mais ceux-ci peinent à se faire entendre dans un contexte davantage marqué par l’éclatement des communautés que par les revendications du quotidien.

Toutefois, les principes de tous ces groupes sont les mêmes, et ils ont prospéré sans dogmatisme, plutôt de manière intuitive et spontanée. Un mouvement citoyen, « c’est un modèle où chaque citoyen peut apporter librement sa contribution de sorte qu’au final il résulte une action d’ensemble cohérente, venue d’en bas par des échanges horizontaux. Les maîtres-mots sont transparence et révocabilité » [2]. La France a connu une forme voisine de contestation avec le mouvement « Nuit Debout » en 2016, qui relayait les « Indignés » d’Espagne, mais sans grand résultat.

En Afrique, le contexte et l’environnement de la création de ces mouvements citoyens ont clairement un point commun : c’est la ville. D’ailleurs, quand elle conteste le pouvoir en place, « la rue » est bien identifiée comme étant une artère urbaine et non pas l’un de ces sentiers villageois des campagnes africaines, où nul ne défile jamais sinon pour les fêtes. Or la ville africaine se prête particulièrement aux revendications du quotidien car elle relève de ce que les géographes appellent le « désordre urbain », c’est-à-dire à la fois la précarité – voire la bidonvilisation – de la majorité de son territoire, et l’énergie sociale qui conduit à occuper l’espace public de manière informelle, rendant donc l’ordre (contraire du désordre évoqué supra) difficile à assurer.

C’est ainsi qu’est née la fameuse « ruecratie », probablement inventée par la jeunesse du Burkina Faso et popularisée dans tout le continent africain selon la définition suivante : c’est « la propension à manifester dans la rue pour exiger la résolution de certaines questions politiques » [3].

Au Sénégal, l’« Urban Guerilla Poetry  » [4] de « Y’en a marre » consiste à sensibiliser les foules urbaines en se produisant dans la rue, dans les bus, dans les lieux publics fréquentés en s’exprimant par le rap ou le slam. Au Burkina Faso, les activistes fondateurs du « Balai citoyen » étaient d’ailleurs des artistes, qui ont ainsi et aussi profité de leur notoriété pour être entendus. « Il n’y a pas de destin forclos, il n’y a que des responsabilités désertées  » déclarent souvent les coordonnateurs de ces mouvements, reprenant une citation probablement extraite des œuvres de Franz Fanon. Ils insistent sur la nécessité de s’engager pacifiquement, donc plutôt par le bulletin de vote que par les armes.

Panafricanistes, les jeunes des mouvements citoyens ont initié des rencontres internationales et solidaires, comme en mars 2015 à Kinshasa où des responsables de « Y’en a marre » et du « Balai citoyen » étaient allés soutenir « Filimbi » et « Lucha ». Plusieurs d’entre eux avaient même été emprisonnés et, si les Sénégalais et les Burkinabès ont été rapidement libérés, les autres ont passé plusieurs mois sous les verrous. C’est peut-être le début d’une Internationale de la jeunesse des réseaux.

Les limites de la « ruecratie »

Mais quelle est la légitimité démocratique de « la rue », notamment en Afrique ? On a pu en mesurer toute l’ambiguïté à plusieurs reprises au Burkina Faso. Lorsque Blaise Compaoré a été contraint à fuir, l’impression de toute puissance ressentie par les manifestants de la capitale les a conduits à se mêler de tout, et plusieurs polémiques sont nées à propos des nominations des nouveaux ministres, ou sur des sujets sociaux pour lesquels plusieurs catégories professionnelles ont fait valoir que « le peuple était le maître ». Déjà, avant son renversement, le chef de l’État burkinabè avait pu pointer – par défaut – la reconnaissance implicite par ses opposants de leur infériorité potentielle dans les urnes puisqu’ils avaient refusé le recours au référendum qu’il proposait en dernier ressort pour demander aux électeurs de lui accorder un ou plusieurs mandats supplémentaires.

On touchait là le nœud du problème : les manifestants de « la rue », donc les habitants des villes, savaient que les électeurs des campagnes étaient majoritaires et qu’ils étaient beaucoup plus légalistes ou légitimistes (ou « conservateurs ») que ceux des villes. Au Burkina Faso, en déclinant l’offre de Compaoré, ils ont suscité le trouble chez leurs alliés de la communauté internationale qui estimaient, à tort ou à raison, qu’il n’y a rien de plus démocratique qu’un référendum.

La géographie électorale confirme que les villes africaines, et notamment les capitales, affichent dans les urnes des opinions généralement défavorables aux pouvoirs en place, mais que celles-ci restent minoritaires par rapport à la globalité du pays concerné. On a pu le constater lors des présidentielles de 2016 au Niger [5] où le futur vainqueur n’était pas majoritaire à Niamey, Maradi et Zinder, mais aussi au Bénin [6] où le candidat du pouvoir était en difficulté à Cotonou. Plus probant encore : le référendum constitutionnel organisé en octobre 2016 en Côte d’Ivoire a été largement boudé par les électeurs urbains [7], et il n’est pas exclu que sans le vote rural la nouvelle Constitution aurait singulièrement manqué de légitimité. Au Sénégal toutefois, « Y’en a marre » avait appelé à voter « Non » au référendum constitutionnel de mars 2016, et le président Macky Sall a dû renoncer à son projet. Les populations rurales sénégalaises seraient-elles plus sensibles qu’ailleurs aux messages des mouvements citoyens [8] ?

Enfin, s’il est vrai que ce sont des manifestations de rue qui ont chassé Blaise Compaoré du pouvoir au Burkina Faso, c’est l’un des proches – bien que devenu opposant – de l’ancien chef de l’État qui a remporté l’élection présidentielle de 2015, bénéficiant implicitement des voix des campagnes puisque les mouvements citoyens ne l’avaient pas soutenu. C’est la même tendance qui a prévalu en Centrafrique où, pour sortir de la crise en 2016, les électeurs ont porté au pouvoir Faustin Touadéra qui n’était autre que le dernier Premier ministre du président qu’ils avaient chassé en 2013 [9]. Il semblerait donc qu’il existe une sorte de force d’inertie dans l’électorat majoritairement rural.

Les jeunes activistes des mouvements citoyens ne seraient-ils alors que cette « avant-garde révolutionnaire » que prônaient les anciens marxistes ? Pourquoi ne semblaient-ils pas, au Burkina Faso et ailleurs, en mesure de faire adhérer à leurs idéaux les populations rurales, qu’ils qualifiaient parfois d’analphabètes (sans pudeur, mais sans trop d’erreur si l’on se réfère aux taux évoqués supra) ? Et, si l’on pousse l’analyse plus loin, leur choix de passer par le vote plutôt que par l’insurrection armée n’atteint-il pas ici ses limites ?

Quelle que soit la sympathie qu’inspirent ces mouvements citoyens, force est bien de reconnaître que, même au Burkina Faso, l’expression toute puissante de « la rue » a fini par lasser une partie de la population dans la mesure où une certaine forme de désordre s’est progressivement installée dans le pays. Et c’est par les mêmes canaux numériques que sont venues les critiques [10] et les contre-offensives : les milieux conservateurs ont instillé l’idée selon laquelle ces groupes de contestataires étaient financés par le milliardaire Georges Soros, au motif qu’il est effectivement l’un des principaux contributeurs de l’International Crisis Group. Or ICG est un lanceur d’alertes que les autocrates n’aiment pas beaucoup.

D’ailleurs, à y regarder de près, la « ruecratie » correspond-elle à l’idée la plus proche des traditions africaines en matière d’expression et de gouvernance populaires ? On se souvient qu’au lendemain du discours de La Baule dans lequel François Mitterrand appelait le continent africain à s’engager dans un nouveau processus de représentation politique, le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny avait expliqué à ses proches que les choses allaient devoir changer, et que la distribution des responsabilités devraient désormais respecter les critères de la démocratie. On prête alors à l’un de ses interlocuteurs l’audace de lui avoir répondu : « Ça ne marchera jamais. Ici, ce sera toujours la facratie ».

Le terme, réactivé récemment par un acteur politique ivoirien âgé, semble formé à partir du préfixe bambara « fa », qui signifie « père ». La «  facratie  » serait donc le pouvoir des pères, c’est-à-dire l’autre nom de la gérontocratie. De fait, les structures de pouvoir qui étaient en place avant la colonisation reposaient partout – du moins c’est ce qu’on pense – sur l’autorité des anciens, dont nul ne s’avisait de contester les décisions. On est donc loin de la démocratie et du pouvoir des jeunes, et le modèle de la facratie est probablement celui qui prévaut encore dans les campagnes africaines.

*

Le monde a changé. Les jeunes sont devenus – surtout en Afrique de l’Ouest – de plus en plus nombreux, puisqu’on estime à 200 millions d’individus la tranche d’âge 15-24 ans. Ils se sont urbanisés, ils ont fait des études, et se sont donc doublement éloignés des vieux. Ils ont adhéré avec enthousiasme au nouveau concept de démocratie et, tout en recommandant la voie des urnes, ils ont aussi parfois pris la rue.

Depuis les printemps arabes, on a vu à plusieurs reprises le « peuple de la rue » tenter de saisir la chance de renverser l’ordre établi, à mains nues. À vrai dire, il n’a jamais gagné sans l’aide des forces armées et, finalement, il a toujours perdu. Mais ces gigantesques mobilisations populaires ont fait forte impression sur les opinions publiques internationales, et redonné espoir à ceux qui, au cœur des États malades, finissaient par se résigner à la facratie.

Dans les années à venir, les mouvements citoyens monteront inévitablement en puissance dans les capitales et les grandes agglomérations africaines, ne serait-ce que pour des raisons sociodémographiques. Les jeunes d’aujourd’hui, identifiés comme la génération 2.0, sont les vieux de demain, qui seront tout aussi connectés et qui feront de facto sortir leur tranche d’âge de la facratie. Alors l’écart électoral avec les campagnes se réduira progressivement au point que les villes imposeront le pouvoir de la démocratie politique aux autres pouvoirs dont elles disposent déjà.

Mais entretemps n’auront-ils pas été frustrés par la faible efficacité des mouvements pacifiques, et tentés – comme beaucoup le sont déjà – par la rébellion armée ? La « ruecratie » se situe actuellement à mi-chemin entre les deux…

Copyright Mars 2017-Bouquet/Diploweb


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