L’Alliance atlantique 1949-2009

Par Dominique DAVID, le 13 février 2010  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Rédacteur en chef de la revue Politique étrangère, revue trimestrielle publiée par l’Institut français des relations internationales (IFRI)

Dans le cadre du 60e anniversaire de l’OTAN et avec le soutien de sa Public Diplomacy Division, Politique étrangère consacre un numéro à L’Alliance atlantique 1949-2009 (vol. 74, n°4, hiver 2009, Ifri.org)

1989  : quarante ans d’existence, et la victoire sans feu. L’Alliance atlantique est bien alors le plus clair symbole de la victoire de l’Occident, puisque le camp d’en face se défait en détricotant le pacte de Varsovie. Victorieuse sans responsabilité directe dans la victoire, l’Alliance est à l’avant-poste pour les gains et les risques de cette dernière : l’acquis d’un Occident qui s’imagine brusquement être le monde ; et le danger d’un occidentalo-centrisme qui ne mettra que dix ans à se dissiper. Les acquis, les succès, les états d’âme, les erreurs et les échecs, bref les débats de l’Alliance sont bien le reflet – légèrement distordu mais fidèle tout de même – d’un Occident qui ne connaît plus ses limites et qui, en pleine gloire, s’interroge sur son avenir.

Depuis 1989, l’Alliance atlantique – comme l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), puisqu’on rappellera au seuil de ce numéro que les Français aiment à distinguer les deux, institutionnellement et politiquement, bien que seuls à le faire –, l’Alliance atlantique a fait montre d’une formidable ductilité, d’une exceptionnelle capacité d’adaptation au monde nouveau. Les sceptiques – souvent français, pas toujours –, se sont trompés en imaginant que sa torpeur bureaucratique l’empêcherait de suivre une histoire marchant si vite. Pour d’évidentes raisons liées au rejet de la trop récente domination soviétique, et pour d’autres, plus complexes, qu’on laissera aux futurs historiens, l’Alliance s’est révélée depuis 15 ans une formidable machine à produire du « vouloir vivre ensemble ». C’est là sans doute son succès le plus spectaculaire – plus inattendu que celui qu’a produit, sur le long terme, sa considérable puissance militaire. Et pourtant son efficacité militaire – supposée, puisqu’elle n’avait jamais été questionnée…– a également constitué une carte décisive : l’OTAN est depuis 20 ans (sans doute pour longtemps encore) la seule coalition militaire immédiatement crédible. Pour cette raison, elle reprendra la main dans les Balkans en 1994 quelques années après y avoir été marginalisée ; et c’est aussi pourquoi pour tous ses membres, jeunes ou anciens, elle est vue au premier chef comme une garantie de sécurité suprême, inaliénable au sens le plus fort de ce terme.

Machinerie d’une souplesse inattendue, d’une surprenante séduction, d’une efficacité militaire remarquable, l’Alliance va donc, en 20 ans, digérer – inégalement, mais qui dit mieux ? – de multiples secousses. La guerre, que l’on croyait disparue dans les hourras de la chute du Mur, est de retour : mais pas la même, pas celle qu’on planifiait dans les états majors intégrés. À l’OTAN comme ailleurs, on s’avise vite que l’usage de la contrainte militaire s’inscrit le plus souvent désormais, même s’il s’agit d’une vraie opération « de guerre » comme au Kosovo en 1999, dans des manœuvres complexes définies par les besoins de l’après-guerre : pacification, reconstruction, etc. Plus largement, les appareils militaires, de concert avec d’autres moyens, sont désormais priés de s’atteler à une « production de sécurité » dont on cerne difficilement les règles, les méthodes. Et l’extravagant bouleversement de géographie mentale et physique qu’implique la globalisation s’installe au cœur des débats de l’Alliance. Que garde cette dernière ? Des territoires ? Des intérêts ? Sur quelle géographie ? Et qu’est désormais l’Atlantique nord, sinon le lieu mythique de la rencontre avec l’Amérique ? À tous ces défis, l’Alliance a pourtant opposé un grand sens de l’opportunité, et un bon sens de l’opportunisme.

Si le débat sur l’avenir de l’Alliance est aujourd’hui si ouvert, si suivi, si respecté, c’est que cette dernière a prouvé qu’elle constituait un lieu pertinent pour échanger sur l’avenir des États qui la composent – et pèsent toujours lourd dans la géographie de la puissance. Mais un certain vertige existentiel, face à la disparition d’un ennemi qui l’avait définie 40 ans durant, a pu pousser l’OTAN à se saisir de tous les risques supposés, de toutes les formes imaginables d’intervention, de toutes les hypothèses de manœuvre, pour expliquer qu’elle savait faire, qu’elle était d’ailleurs la seule à « savoir faire », bref qu’elle demeurait dans tous les cas centrale. Et cela, personne ne peut vraiment y croire… Si donc l’Alliance paraît aujourd’hui sans conteste plus utile qu’elle pouvait le sembler en 1989 – acquis majeur –, with all due respect la question est désormais : utile, certes, mais précisément à quoi ?

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Les réponses à cette dernière question vont structurer les échanges de 2010 sur le nouveau « concept stratégique ». Mais on ne peut espérer qu’en quelques mois l’Alliance règle tous ses problèmes, et qu’un texte négocié à 28, et destiné à renforcer son image publique, tranche entre toutes les écoles de pensée – leur diversité remplit le présent numéro de Politique étrangère. En revanche, la manière dont les problèmes seront posés, dans ce qui ne peut être que l’amorce d’un très vaste débat, sera déterminante.

Un peu plus de soixante années après sa création, les interrogations sur l’avenir de l’Alliance se développent au confluent de trois constats. Tout d’abord l’illisibilité du monde. Elle rend l’Alliance « inévitable », comme un des rares pôles de stabilité, de solidarité sur une planète parcourue d’incertitudes. Mais elle rend aussi l’Alliance incertaine de son rôle : dans ce monde, dont on ne distingue pas encore les principes d’organisation, que doit pouvoir faire l’Alliance ? Deuxième constat : le doute américain. Gendarme universel pour quelques esprits simples (pas forcément américains) au début des années 1990, les États-Unis auraient, pour d’autres, consumé leur puissance dans l’aventurisme bushien. L’avenir oubliera les deux caricatures. Mais pour les membres de l’Alliance, les États-Unis demeureront encore longtemps l’ami nécessaire dont on redoute à la fois la puissance et le possible lâchage… Le moment Obama est faste pour remettre en perspective la géopolitique américaine : comment Washington voit-il le monde, quelle place y occupe un Vieux continent trop habitué à ne voir que lui-même : hier comme maître du monde, aujourd’hui comme exemple pour le monde… ? Le troisième constat est, bien évidemment, cet incurable ethnocentrisme européen  : si les Européens savaient voir le monde et la place qu’ils y tiennent, ils abandonneraient plus vite leurs médiocres impuissances. Certes, la construction européenne est ouvrage complexe, historique, séculaire. Mais l’histoire va, ailleurs, plus vite, et pose dans son cheminement chaotique des questions auxquelles les autres répondent plus vite : l’Alliance pourra donc jouer, dans les années à venir, sans l’Europe, ou presque sans elle – et ce, même si les savoir-faire spécifiques des Européens peuvent lui être utiles.

Au croisement de ces données, le présent numéro de Politique étrangère [1] a voulu parcourir la totalité de l’agenda, poser toutes les questions. Première question : si l’Alliance sert à nous faire vivre ensemble, et à nous garantir une défense commune résiduelle (à la mesure des menaces militaires, aujourd’hui résiduelles, qui pèsent sur nous), comment peut-elle le faire aujourd’hui, et peut-elle faire autre chose ? Doit-elle sortir de ses limites actuelles, en termes de membres, de zone d’intervention, et selon quelle logique : une logique d’alliance mondiale, une logique de policier projetable un peu partout, une logique de hub (selon l’expression de Zbigniew Brzezinski) structurant un réseau d’organisations productrices de sécurité ? Les articles de ce numéro font une large place à cette interrogation fondamentale. Question connexe : quelle doit être la place de l’article 5 du Traité, cœur de l’engagement solidaire des Alliés ? Au-delà de l’attachement commun, certains le privilégient plus que d’autres. On peut ici identifier deux « écoles ». Une école « française classique », pour qui l’Alliance doit rester une coalition militaire (donc centrée sur l’article 5) ; manière de dire que l’Alliance ne peut s’occuper que de ce qui relève de l’action d’une coalition militaire massive – disons la guerre de grand style –, et qu’elle n’est pas en soi un forum de discussion politique, mais un lieu de concentration militaire. Une autre école, qualifions-la de « balte », assure, elle, que l’actualité de l’article 5 résulte tout simplement de l’actualité de la menace : russe bien sûr.

Les relations avec la Russie constituent en effet un des non-dits les plus bruyants de l’actuel débat. Il va bien falloir s’accommoder avec une puissance russe que l’Occident triomphant a trop vite passée par pertes et profits voici vingt ans. Moscou souhaite intégrer, d’une manière ou d’une autre, le cadre atlantique, au moins comme partenaire écouté, peut-être comme acteur décisif. Et les crises qui demeurent ouvertes ici ou là en Europe – Balkans, Caucase…– ne peuvent être résolues sans Moscou. Ni d’ailleurs, sans doute, sans l’Union européenne (UE). La place de l’article 5, les relations avec Moscou au-delà des actuels trompe-l’œil institutionnels, et les relations entre l’OTAN et les politiques ébauchées de l’UE, sont les éléments complémentaires d’une même interrogation.

Autre question : la réforme interne de l’OTAN. Il faut certes réformer, mais quoi, et comment ? L’institution OTAN est le produit d’une histoire complexe où les temps ont empilé les architectures nécessaires, militairement ou politiquement : l’occasion est peut-être aujourd’hui offerte de rationaliser des institutions souvent hypertrophiées et décalées. Mais cela ne pourra être fait qu’en fonction des choix politiques sur les missions de l’Alliance. Paradoxe qui n’est qu’apparent, les institutions grossissent d’autant plus que leur mission est moins claire, car l’affirmation institutionnelle est alors affaire de survie…

La position de la France fait aussi partie du débat. La question n’est plus de savoir si le retour dans les structures intégrées bouleverse la position française dans l’Alliance et les relations de Paris avec l’OTAN : la réponse est clairement, et pour tout le monde, non. La bonne interrogation est plutôt : que rapporte à Paris cette nouvelle posture ? Les mois qui viennent diront quel poids nouveau la France a, ou non, gagné dans les débats essentiels sur l’avenir de l’Alliance, et dans son fonctionnement quotidien, en particulier à travers les commandements qui lui ont été affectés.

L'Alliance atlantique 1949-2009
Politique étrangère

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Et sous tout cela : l’Afghanistan. Symbole de l’Alliance dans toutes ses contradictions. De sa capacité à se mobiliser pour un but de sécurité commun, fût-il géographiquement excentré. De sa tendance, aussi, à s’engager sans identifier clairement l’objectif stratégique – politique et militaire – de l’engagement. De sa difficulté à gérer des opérations qui sont la guerre, incontestablement, mais bien autre chose que ce qu’eût été la guerre en centre-Europe. De sa dépendance vis-à-vis des choix américains. De la difficulté de prendre à 28 des décisions stratégiques, c’est-à-dire qui soient autre chose que des compromis insatisfaisants pour tous. De sa vulnérabilité aux fluctuations des opinions publiques...

A-t-on raison de voir dans la guerre d’Afghanistan la prochaine ordalie, d’où l’Alliance sortira sauvée ou abattue ? Comme toujours, les vents de l’histoire bousculent le calme ordonnancement des raisonnements. L’Alliance est objet de théories ; mais elle est d’abord un objet pratique, un des éléments centraux d’une gouvernance à venir, pour un monde qui se laisse mal inventer.

Copyright 2009-David/Politique étrangère-IFRI


Présentation de la revue Politique étrangère

Politique étrangère est une revue de débats et d’analyses sur les grandes questions internationales. Elle est la plus ancienne revue française dans ce domaine. Son premier numéro a paru en 1936, sous l’égide du Centre d’études de politique étrangère. Depuis 1979, elle est publiée par l’Ifri.

Son ambition est de mettre en lumière l’ensemble des éléments du débat en matière de relations internationales, de proposer des analyses approfondies de l’actualité et d’être un instrument de référence sur le long terme pour les milieux académiques, les décideurs et la société civile. Chaque numéro comporte au moins deux dossiers concernant un événement ou une dimension du débat international, ainsi que plusieurs articles s’attachant à décrypter les questions d’actualité.

Politique étrangère consacre en outre une large place à l’actualité des publications françaises et étrangères en matière de relations internationales.

Politique étrangère est disponible sur abonnement auprès de La Documentation française, en librairie (via DifPop) et sur le portail CAIRN.

Les anciens numéros de la revue (1936-2004) sont consultables en accès libre sur le portail Persée.

La présentation de la revue Politique étrangère sur le site de l’IFRI Voir


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[1Coordonné par Étienne de Durand, directeur du Centre des Études de sécurité de l’Ifri, ce numéro spécial a bénéficié du soutien de la Public Diplomacy Division de l’OTAN.


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