Kurdistan turc : photographies de territoires et géographie

Par Alexandre MOUTHON, le 11 mai 2012  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Géographe documentariste, travaille en indépendant à la réalisation de récits documentaires, notamment photographiques et vidéographiques

Ce photo reportage d’Alexandre Mouthon, réalisé à la veille des élections nationales turques de juin 2011, tente de saisir l’esprit des lieux à travers les dynamiques qui sont à l’œuvre au Kurdistan turc. L’auteur croise ici sa lecture de géographe et son coup d’oeil de photographe. Il nous emmène ainsi avec lui au Kurdistan turc.

L’ESPACE d’observation géographique s’articule ici autour de trois villes et d’un village, en treize photographies de territoires. Quatre espaces aux fortes revendications identitaires territoriales qui participent aux enjeux géopolitiques de la région.

Hasankef, le village en sursit. Mardin, entre le Tigre et l’Euphrate, vigie de la frontière syrienne. Sanliurfa, la ville sacrée, seule cité du Sud-Est à être connectée par autoroute à l’Ouest du pays, jouant ainsi son intégration plus réticulaire qu’identitaire. Et Diyarbakir, la rebelle, la capitale culturelle du Kurdistan à la croissance effrénée.

Kurdistan turc : photographies de territoires et géographie

Voici le village citadelle et troglodyte d’Hasankef, sur la rive Ouest du Tigre. Il est devenu ces dix dernières années un étrange produit politico-marketing. Les stambouliotes et l’opinion publique de l’Ouest de la Turquie continuent dans sa grande majorité à penser qu’il est préférable de ne pas se rendre à la marge sud-est de leur pays depuis la guerre civile (1985-1999), dans la région du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, séparatiste, enclin à la violence, accusé de terrorisme par Ankara et déclaré illégal.

Le village, un des berceaux millénaires de l’histoire du Kurdistan et fief symbolique de la lutte du peuple Kurde, devait et devrait disparaître, comme d’autres - une quarantaine environ - sous les eaux de retenues du barrage d’Ilisu prévu pour 2013, engloutissant ce site archéologique et tout la région, de Batman, la métropole régionale mono industrielle (industrie pétrolière) à Midyat, proche de la frontière syrienne. L’irrigation du Sud-Est anatolien par les barrages et les lacs de retenus du vaste projet GAP (Güneydogu Anadollu Projesi) de mise en valeur énergétique et agricole du sud-est anatolien, lancé depuis plus de trente ans est réalisée à environ 70%.

Avec le barrage de Cizre, à la frontière syro-irakienne, l’armature de l’aménagement hydraulique du Tigre turc serait presque complète, permettant ainsi à Ankara de contrôler totalement le débit du fleuve et d’accentuer sa pression sur la Syrie et l’Irak, dépendants en aval de ses eaux, tout en irrigant un vaste périmètre à la frontière. Et de faire taire un peu plus la culture Kurde au passage. En 2009, les bailleurs de fonds européens (dont la BNP Paribas) se seraient retirés les uns après les autres du projet face à sa controverse. Des associations et des ONG sont entrées dans le bras de fer, d’autant que les habitants ont décidément tout à gagner à faire la Une, le plus longtemps possible, puisque le site est potentiellement classable par l’Unesco. Les villageois ne se font pas vraiment d’illusions et profitent simplement de la valeur ajoutée qu’ils peuvent tirer de la situation. Une rumeur laissait entendre en 2009 qu’un accord tenu secret pour le moment aurait été signé avec le Ministère des Affaires Etrangères allemand en vue de l’obtention d’un crédit. Trois jours avant notre venue, une voiture de la police fut prise pour cible dans la rue de Hasankeyf. La voiture brûla mais les policiers réussirent à s’échapper dans la foule.

Nous sommes à quatre-vingts kilomètres de la Syrie, à mi-chemin se trouve Mardin. Tout au long de la frontière court une route Est-Ouest qui se prolonge vers l’Irak. Pour le moment une autoroute partit d’Adana arrive jusqu’à Sanliurfa et ses vastes périmètres irrigués.

Le pays a connu une croissance économique soutenue les cinquante dernières années, de l’ordre de 3% par an en moyenne. En parallèle, le poids de la population urbaine dans la population totale n’a cessé d’augmenter pour atteindre 67% en 2005 et ainsi se rapprocher des 75% des pays dits développés comme la France. De 1950 à 2000, la croissance des populations citadines atteint 4,7% en moyenne. Cette croissance est ralentie depuis les années 1990 car la fécondité diminue, environ 2,1 enfants par femmes en 2008. L’exode rural est encore fort, ceci étant il subsiste encore en Turquie près de 45% de la population active dans l’agriculture. Ce pays fait parti des rares Etats à être en autosuffisance alimentaire. Le pays représente environ 1% de la population mondiale avec 73,6 millions d’habitants mi-2010.

Dans ce tableau, le Kurdistan a longtemps fait figure d’espace « en retard » de développement, peu industrialisé et mal connecté. Pendant la guerre civile, l’exode rural fut massif, les campagnards venant chercher refuge en ville. En 1992, Ankara a lancé une vaste opération de destruction des villages kurdes. En quelques années, cette politique de terreur a entraîné l’exil forcé des populations rurales. Ces quinze dernières années, la fécondité a diminué de près de 20% parmi la population kurde (politiques de planning familial et amélioration des services de santé).

En pleine période électorale, les meetings de l’AKP en terre kurde sont primordiaux. Le Premier ministre, M. Recep Tayyip Erdogan, et son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement, de tendance islamiste modéré), au pouvoir depuis sa victoire de 2002, est présenté comme « la rébellion des pauvres, des désespérés, des silencieux et des exploités ».

Accrochée au-dessus de la plaine aride, la vieille cité citadelle de Mardin et ses minarets fixent au sud la Syrie toute proche et le monde arabe qui gronde. Devant l’agence locale de l’AKP, des mulets sont attachés. Les enfants jouent aux cerfs-volants sur les toits, en contre bas de la forteresse. Un site de contrôle aérien qui fut très actif pendant la guerre civile, l’armée s’organise aujourd’hui pour le quitter. Dans les années 1990, le PKK attaqua la base de Mardin.

Depuis 1999, année de l’arrestation d’Abdullah Öcalan au Kenya, le leader du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan fondé en 1978 et qui change de nom en 2002 pour devenir le Congrès pour la liberté et la démocratie du Kurdistan, le Kadek), les kurdes conquièrent, petit à petit, de nombreuses mairies du sud est anatolien. La mairie de Mardin est aux mains de l’AKP depuis 2009, date des dernières élections, jusqu’en 2014. Mais ici, ce sont les élections législatives du 12 juin 2011 que les Kurdes attendent. En 2007, le parti pro-kurde DTP (parti pour une société démocratique fondé en 2005) place 22 députés. L’assemblée compte 550 membres élus pour un mandat de cinq ans à la proportionnelle. Pour qu’un parti soit représenté au Parlement, il doit présenter un candidat dans au moins la moitié des provinces de la Turquie, il doit par ailleurs obtenir un minimum de 10% des voix au niveau national. Ce qui est interprété comme un barrage antidémocratique exclu d’emblé le DTP qui doit pour le contourner présenter ses candidats comme « indépendants ». En 2009, la Cour Constitutionnelle interdit le DTP. Le BDP (le parti pour la paix et la démocratie) le remplace derechef. En 2003, les autorités avaient déjà interdit le parti pro-kurde Hadep créé en 1994. Le 21 avril, des manifestations ont éclaté après que le Haut Conseil Electoral ait invalidé la candidature de 7 candidats du BDP sur 66. La population kurde est en général estimée à quinze million de personnes. Il existe une controverse qui porte sur la comptabilisation des enfants nés de couples mixtes, nombreux.

Deux cents kilomètres séparent la plaine de Mardin-Ceylampinar de celle de Urfa-Harran à l’Ouest. Cette Haute Mésopotamie aride est devenu un gigantesque périmètre irrigué. De l’immense retenue d’eau du complexe organisé autour du barrage Atatürk sur l’Euphrate partent deux canaux. L’un, encore inachevé, irrigue la première plaine, le second, un des plus grand du monde, abreuve « Urfa la Prospère » qui est devenu le centre des plateaux irrigués par le GAP. La cité, grosse de cinq cent mille âmes, polarise alentour et s’étale. À Urfa, il y a soixante-dix pour cent de Kurdes, vingt pour cent d’Arabes et dix pour cent de Turcs.

L’avocat Bekir Eren, issu d’une vieille famille locale, se présente pour la première fois aux élections législatives avec l’AKP. Il va être élu, mais ne le sait pas encore. Urfa est plutôt conservatrice, de ce fait beaucoup de kurdes votent AKP. Urfa votera à 70% AKP le 12 juin 2011. Il préférera vanter l’avancement du GAP et l’héritage mésopotamien qu’aborder les revendications kurdes. Un grand nombre de journalistes et de photo reporters sont régulièrement arrêtés.

La route longe l’immense barrage-réservoir Atatürk, huit cent dix-sept kilomètres carrés. Il faut basculer à nouveau dans le bassin versant du Tigre. Évoquer les murailles de basalte noir de Diyarbakir fait encore frissonner nombre de turcs. La cité bénéficie moins qu’Urfa des bienfaits du GAP. Est-elle trop rebelle ? L’agglomération compte près de un million d’habitants, 90% de Kurdes et 10% de Turcs. Sa croissance a été fulgurante, alimentée par l’exode rural forcé des réfugiés de la guerre civile et du conflit irakien de 1991. Lorsque nous étions à Hasankef, quatre rebelles du PKK ont été assassinés à Tunceli, dans la vallée du Haut-Euphrate. En réaction, à un mois des élections, des milliers de personnes sont descendues dans les rues de Diyarbakir. La rumeur souffle le chiffre de cent mille.

La lecture urbaine de Diyarbakir est aisée. Deux avenues qui se coupent à angles droits, larges, modernes, commerçantes et embouteillées : le plan est Romain. De part et d’autre un entrelacs de ruelles délabrées donne à la vieille ville un air triste de bidonville. Les ordures ménagères - quand elles n’infestent pas les recoins - sont déversées dans le Tigre. Des vendeurs de légumes à la criée parcourent les étroits passages avec des charrettes à bras remplies de concombres. Les enfants sont livrés à eux-mêmes. En ce lieu s’entassent les familles kurdes les plus pauvres arrivées des campagnes.

L’afflux n’est pas encore terminé, mais les raisons ne sont plus les mêmes. Pendant la guerre civile, ils fuyaient selon le schéma d’urgence classique qui assigne à la Grande Ville le rôle du refuge le plus sûr. Dans le même temps, la croissance urbaine fournissait aux familles de la classe moyenne résidant encore au centre la possibilité de s’installer à la périphérie dans des cités flambant neuves disposant des standards européens en termes de confort et d’infrastructures.

Aujourd’hui, l’exode rural se poursuit, mais au rythme ralenti de migrations plus économiques que politiques. De tout cela résulte une paupérisation des quartiers centraux. Le ministère en charge du développement culturel et du tourisme, avec la participation des municipalités, s’engagent dans la restauration des somptueuses maisons traditionnelles et des caravansérails de Diyarbakir, juxtaposant à la misère et à l’insalubrité des quartiers, des îlots muséographiques et des maisons de thé pour la jeunesse branchée et l’intelligentsia locale.

Les résidences fraîchement achevées alternent avec les squelettes des bâtiments en cours. Dans les interstices, les accès sont encore en terre, il n’y a pas d’arbres, on marche dans la boue. Les animaux de basse-cour rappellent que l’agriculture est partout dans et hors les murs de la ville. Des maisons neuves de trois étages poussent sur n’importe quelle colline. Les silhouettes inachevées de coopératives immobilières spéculatives ou en manque de fonds mitent aussi le paysage.

En juin 2011, trente-six députés kurdes ont été élus au Parlement contre vingt-deux précédemment. Des fraudes massives et violations des droits de vote ont été constatées.

Copyright Mai 2012-Mouthon/Diploweb.com


Plus

Voir sur le Diploweb.com une carte de "La répartition de la population kurde au Moyen-Orient", par Patrice Mitrano et Roberto Gimeno, publiée en 2005 Voir

Voir sur le Diploweb.com un article de l’Ambassadeur de France Bernard Dorin, "La Turquie et le Kurdistan d’Irak", publié en 2003 Voir


Bibliographie

Hamit Bozarslan, Conflit kurde, Paris, Autrement, coll. Monde, 2009.

Colloque du GDR International du CNRS DREEM, Inégalités et développement dans les pays méditerranéens, Université Galatasaray, Istanbul, 21-23 mai 2009. « Urbanisation, inégalités urbaines et développement en Turquie », Maurice Catin et Abdelhak Kamal, LEAD, Université du Sud Toulon-Var.

Bernard Dorin, Les Kurdes, destin héroïque, destin tragique, Paris, Lignes de repères, janvier 2005.

Niels Kadritzke, « La société turque entre l’armée et les islamistes », Le Monde diplomatique, janvier 2008.

Wendy Kristianasen, « En Turquie, une victoire ambiguë » Le Monde diplomatique, juin 2011.

Delphine Nerbollier, « Les Kurdes dénoncent un complot d’Ankara », Le Temps, 21 avril 2011.

Olivier Piot, « Comment Ankara étouffe l’opposition kurde », Le Monde diplomatique, janvier 2008.


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