Géopolitique de l’Allemagne

Par Claire DEMESMAY, Daniéla HEIMERL, le 3 octobre 2009  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Claire Demesmay est chercheur au Centre d’études des relations franco-allemandes (CERFA) de l’IFRI. Daniéla Heimerl est analyste à la Documentation française.

Géopolitique de l’Allemagne. Après les élections au Parlement, Angela Merkel a toutes les chances d’être reconduite comme chancelière. Cette actualité conduit à présenter une étude originale sur les métamorphoses du Palais du Reichstag.

Dans le cadre de ses synergies géopolitiques, le site www.diploweb.com est heureux de vous présenter en exclusivité sur Internet un extrait du livre de Claire Demesmay et Daniéla Heimerl Allemagne, une mystérieuse voisine, portrait en vingt tableaux publié en 2009 aux éditions Lignes de repères.

Voici le chapitre intitulé "Les métamorphoses du Palais du Reichstag : La maturation politique de l’Allemagne à travers l’histoire d’un bâtiment-symbole", pp. 93-99.

LE bâtiment du Parlement à Berlin peut être vu comme un triple symbole : à la fois de l’unité, de l’assurance et du caractère démocratique de la nation allemande. Si un point d’équilibre a désormais été atteint, et ce, durablement, une telle synthèse fut longtemps loin d’aller de soi. De la construction du Reichstag à partir de 1884 à l’unification allemande en 1990, ces trois valeurs entretinrent outre-Rhin une relation complexe et mouvementée ; inégalement représentées dans la culture politique allemande, elles furent souvent en contradiction les unes avec les autres. En un peu plus d’un siècle, le Palais du Reichstag fut à la fois le témoin et le reflet de ce conflit. Au fil de son histoire, son apparence s’est régulièrement transformée, comme pour traduire des constellations politiques bien différentes : de l’affirmation de soi de l’Empire (1871-1918) à l’unité retrouvée d’une démocratie confirmée (depuis 1990), en passant par les espoirs et la fragilité de la République de Weimar (1919-1933), par la défaite du parlementarisme face à la montée du nazisme ainsi que par la division et la retenue des années d’après-guerre. De manière rétrospective, les métamorphoses successives du Reichstag apparaissent aussi comme les jalons d’une lente évolution : celle de l’Allemagne vers une démocratie sûre d’elle et responsable

Lorsque le Palais du Reichstag fut construit à la fin du XIXe siècle, il était censé représenter la « clé de voûte de l’unité du Reich [1] ». L’Empire n’avait été créé que quelques années auparavant, en 1871, réunissant des Etats jusqu’alors autonomes, et avait fortement besoin de symboles. La construction d’un Parlement national dans la jeune capitale lui en donnait l’occasion. Ce n’est donc pas un hasard si l’architecte Paul Wallot, comme du reste tous ses concurrents, opta à l’époque pour un style monumental, imposant, censé traduire à la fois la grandeur et l’unité du pays. Si l’architecture retenue ne niait pas la diversité de l’Empire allemand – les quatre tours angulaires du Reichstag évoquaient les royaumes de Prusse, de Bavière, de Saxe et de Wurtemberg -, elle cherchait surtout à souligner sa dimension unitaire. Dans cette perspective, l’architecte fit de la coupole un élément représentatif : placée au cœur d’un bâtiment qu’elle dominait, et coiffée de la couronne impériale, celle-ci visait explicitement à célébrer la récente unification de la nation germanique. Elle se devait aussi d’évoquer la puissance de l’Empire, sorti victorieux de la guerre contre la France (1870-71), et proclamé de façon toute symbolique à Versailles.

Si la construction du Reichstag traduit l’idée d’une Allemagne victorieuse, voire conquérante, elle correspond aussi à la lente et difficile éclosion de la démocratie outre-Rhin. Alors que le parlementarisme commença à s’établir à la fin du XIXe siècle et que le droit de vote fut généralisé relativement tôt, la liberté politique – en tant qu’elle implique la responsabilité du gouvernement devant le Parlement – restait quant à elle fort limitée. Pour résoudre la crise constitutionnelle prussienne des années 1860, Otto von Bismarck, chancelier du royaume de Prusse entre 1862 et 1890, avait déjà clairement donné la priorité à l’exécutif au détriment du Parlement. Dans les décennies suivantes, ce dernier continua à susciter la méfiance et le mépris des élites, en grande partie issues des milieux militaires. Il resta un organe de représentation affaibli, aux compétences restreintes, dont les membres étaient peu impliqués dans le processus de décision politique. L’agacement de Guillaume II à propos de la coupole du Reichstag, alors en construction, illustre bien cette tension entre principe monarchique et principe parlementaire. L’empereur, pour qui le château de Berlin représentait déjà l’unité du pays, ne voyait pas d’un bon œil la construction d’un bâtiment monumental dédié aux représentants du peuple. Ainsi, il vécut l’apparition dans le paysage berlinois d’une nouvelle coupole, plus haute que celles du château et de la cathédrale (Berliner Dom), comme une « concurrence politique pour les symboles [2] » et, au-delà, pour le pouvoir.

C’est la révolution spartakiste de 1918 qui, avec la chute du régime impérial et l’avènement de la première République allemande, conféra au Parlement sa « pleine responsabilité politique [3] ». Sur le plan symbolique, elle fournit à l’imaginaire démocratique allemand une scène fondatrice : celle du député social-démocrate Philipp Scheidemann qui, en novembre 1918, proclama la république d’un balcon du Reichstag : « Le peuple allemand a vaincu sur toute la ligne. Le militarisme a vécu. Les Hohenzollern ont abdiqué. Vive la République ! » Sur le plan constitutionnel, les députés établirent à cette époque la première démocratie parlementaire sur le sol allemand : si le président avait des compétences élargies, le Reichstag était l’organe le plus important, qui à la fois disposait du pouvoir législatif et contrôlait le gouvernement. Derrière les apparences institutionnelles, pourtant, la démocratie n’avait qu’un ancrage superficiel dans la culture politique du pays. Peu attachés à l’Etat de droit et à ses valeurs, la majorité des responsables politiques recouraient à la confrontation idéologique plutôt qu’à la négociation et aux compromis. Dans un tel contexte, le Parlement de la République de Weimar fut vite livré aux extrémistes de tous bords, les uns souhaitant poursuivre la Révolution, les autres revenir à un Etat autoritaire

D’où la montée du Parti national-socialiste au début des années 1930, qui correspond à la complète disparition du Reichstag de la vie politique allemande. Les dommages qu’a subis le bâtiment en février 1933, lors d’un incendie d’origine criminelle, peuvent être interprétés comme un signe annonciateur de ce déclin. C’est dans l’enceinte du Parlement que les nazis connurent leurs premières victoires, remportant les élections de l’été 1932 et formant en toute légalité le groupe parlementaire le plus important de l’assemblée. Ce qui ne les empêcha pas de liquider dans les plus brefs délais le système parlementaire qui leur avait permis de conquérir le pouvoir, afin d’établir une dictature sanguinaire aux velléités guerrières. Comme pour souligner la fin du parlementarisme outre-Rhin, le Palais du Reichstag lui-même fut délaissé par les nouveaux maîtres du pays – il est significatif qu’Adolf Hitler n’y ait jamais prononcé aucun discours. Dans ces conditions, la question reste de savoir pourquoi les troupes soviétiques venues libérer Berlin en 1945 firent du Reichstag, alors fortement endommagé par les bombes des Alliés, le symbole du nazisme, allant jusqu’à y hisser le drapeau de la victoire.

Créée en 1949, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la République fédérale d’Allemagne chercha à se définir en opposition absolue à l’Allemagne nazie. Alors que cette dernière était dictatoriale et expansionniste, exprimant par la force sa volonté de puissance, la RFA accepta la division et fit profil bas sur la scène internationale – on a longtemps parlé à son propos de « nain politique ». Surtout, elle prit la forme d’une démocratie parlementaire représentative aux institutions solides et stables. Dans cette perspective, la Loi fondamentale (Grundgesetz) fit du Parlement, le seul organe directement élu au suffrage universel, le siège du pouvoir politique : jusqu’à aujourd’hui, le Bundestag détient le pouvoir législatif (avec le Bundesrat), élit le chancelier fédéral, qui est responsable devant lui, et peut destituer le gouvernement par un vote de confiance constructif si sa majorité s’entend au préalable sur le nom du nouveau chancelier. A ce qu’il est convenu d’appeler l’heure zéro, l’accent fut également mis sur l’éducation civique des citoyens, de façon à démocratiser en profondeur la culture politique allemande et à ainsi éviter les travers de la République de Weimar. Il est révélateur que cette Allemagne divisée et fermement ancrée à l’Ouest, dont la politique étrangère et de défense se voulait avant tout réservée, ait choisi pour capitale provisoire une petite ville tranquille de la vallée du Rhin, alors en concurrence avec Kassel, Francfort/Main et Stuttgart. A Bonn, que l’on a vite surnommé le « Bundesdorf  » (village fédéral), l’architecture politico-administrative était à l’image de cette modestie affichée : sobre et discrète, bien loin du style monumental du Reichstag berlinois. Si bien que la chancellerie fut souvent comparée à un bâtiment de la caisse d’épargne...

Cela étant, le souhait de voir un jour l’Allemagne unifiée, repris par la Loi fondamentale, ne disparut pas de sitôt. Situé à Berlin-Ouest, tout près de la frontière avec l’Est, le bâtiment de l’ancien Parlement symbolisa très vite le refus de se résigner à la division. C’est devant un Palais du Reichstag fortement endommagé, en 1948, que le maire de Berlin-Ouest, Ernst Reuter, demanda l’aide de l’Occident : « Regardez cette ville et comprenez que vous ne pouvez pas, que vous n’avez pas le droit d’abandonner cette ville, ce peuple. » Le même jour, au même endroit, des dizaines de milliers de personnes manifestèrent pour protester contre la division de la ville et du pays. Pour rappeler l’attachement des Allemands de l’Ouest à l’unité de l’Allemagne et au monde libre, le Bundestag organisa régulièrement des séances plénières à Berlin ; de plus, au milieu des années 1950, il décida de reconstruire le Palais. Le message était limpide : alors que l’immense salle plénière, restée inutilisée, évoquait non sans un certain pathos la division de la nation, une exposition permanente, fort visitée, abordait dès 1971 la question de l’unité allemande. Si l’unification était donc un objectif affiché, celui-ci ne changeait en rien l’attitude modeste et résolument pacifique de l’Allemagne de Bonn. La décision de ne pas reconstruire la coupole détruite du Reichstag ainsi que d’abaisser la hauteur de ses tours angulaires était un symbole parmi d’autres de cette retenue.

Etant donné le poids symbolique du Reichstag, on ne saurait s’étonner que ce dernier ait servi de décor à la célébration de l’unification le 2 octobre 1990. Ni que le bâtiment ait accueilli le Bundestag, une fois Berlin capitale de l’Allemagne unifiée et la plus grande partie du pouvoir fédéral transférée aux bords de la Spree. Si le déménagement à Berlin offrait aux Allemands la chance de « revoir complètement la représentation architectonique de l’Etat [4] », cette entreprise comportait aussi un risque : celui d’inquiéter leurs partenaires. Parce qu’ils sont polysémiques et peuvent donner lieu à des interprétations divergentes, certains symboles nécessitent en effet d’être maniés avec précaution. Ainsi en allait-il du Palais du Reichstag qui, perçu outre-Rhin comme l’incarnation du parlementarisme, véhiculait souvent à l’étranger l’image d’un pays guerrier. Avant que l’Etat ne se réapproprie un tel symbole, il était donc indispensable de lever toute équivocité à son propos. L’intervention artistique de Christo et Jeanne-Claude en 1995 y a contribué. En emballant l’ensemble du Palais d’une immense toile argentée, les deux artistes s’imposèrent en maîtres d’une « cérémonie populaire de la transformation [5] » : grâce au « rite magique [6] » auquel ils eurent recours, ils rendirent le bâtiment mondialement célèbre, tout en permettant aux Allemands d’exorciser le passé et d’ouvrir le Reichstag à une nouvelle existence.

Pour désamorcer les dernières craintes, il restait à doter le bâtiment de la légèreté qui lui avait jusqu’à présent fait défaut. Aussi est-ce le projet de Sir Norman Foster, connu pour ses constructions légères et transparentes, qui fut retenue par les députés en 1999. Afin de conférer au nouveau siège du Parlement allemand un aspect aéré, l’architecte britannique fit retirer du Reichstag 450 tonnes de marbre, de pierre et de fer, qu’il remplaça par des éléments de verre et d’acier. Le résultat est un bâtiment plus ouvert, lumineux et accueillant qui, derrière les murs d’origine, présente un intérieur extrêmement moderne et fonctionnel. Ce choix architectural traduit indiscutablement la volonté de libérer le bâtiment du poids du passé, du moins de tourner une page douloureuse de l’histoire allemande, sans pour autant la chasser de la mémoire collective – il est sur ce point significatif que des traces de destruction de la Seconde Guerre mondiale aient été conservées, ainsi que certains graffitis laissés par les soldats soviétiques. Au-delà, la transparence et la sobriété des lignes évoquent un espace public ouvert à la discussion, une façon de rappeler au monde entier le caractère profondément démocratique de l’Allemagne d’aujourd’hui.

La coupole de verre et d’acier qui surplombe désormais le Palais du Reichstag s’inscrit parfaitement dans cette perspective. Créée à la demande de parlementaires chrétiens-democrates qui souhaitaient offrir à l’Allemagne unifiée un support d’identification politique, celle-ci est vite devenue le symbole de la capitale berlinoise. Par sa structure et ses matériaux, elle projette en effet dans le ciel berlinois « l’image d’une démocratie transparente, ouverte, accueillante, étrangère à l’ombrageuse tradition des arcana imperii dont les institutions d’autres Etats tels que la France, aux ministères et parlements clos, semblent encore offrir l’illustration. [7] »

Derrière cette simple apparence, elle remplit une double fonction, à la fois utilitaire et symbolique. En phase avec les ambitions d’un pays attentif au développement durable, elle sert tout d’abord à éclairer et ventiler de manière naturelle la salle plénière du Parlement, qu’elle recouvre : la lumière du jour est diffusée dix mètres plus bas par des centaines de miroirs, fixés sur un cône vertical au centre de la coupole ; quant à l’air de la salle plénière, il est aspiré pour être évacué dans un conduit situé dans le cône central. Au-delà, comme pour rappeler que tout le pouvoir vient du peuple, souverain et responsable, la coupole est chaque jour accessible aux citoyens, jusqu’en soirée ; empruntant des rampes en forme de spirale, cinq millions de personnes grimpent chaque année à son sommet, d’où elles peuvent observer à loisir le travail des représentants du peuple allemand. Plus que tout autre partie du Reichstag, la coupole incarne aujourd’hui la synthèse réussie de l’unité, de l’assurance retrouvée et du caractère profondément démocratique de l’Allemagne de Berlin, et figure ainsi l’aboutissement d’une longue quête.


Allemagne, une mystérieuse voisine.
Portrait en vingt tableaux
Claire Demesmay et Daniela Heimerl.
Avec dessins originaux
Editions Lignes de repères, 2009. ISBN : 978-2-915752-42-7

Géopolitique de l'Allemagne

Nous connaissons tous les bonnes raisons de mieux connaître notre voisine allemande : premier client et fournisseur de la France, partenaire essentiel pour la construction européenne, sans parler des facteurs historiques.

Malgré cela, l’Allemagne demeure largement méconnue voire mal aimée des Français. D’ailleurs, l’apprentissage de l’allemand régresse en France, tout comme celui du français en Allemagne.

Et si, pour mieux découvrir la face cachée et radieuse de l’Allemagne, il fallait s’y prendre autrement ? Tournant délibérément le dos aux clichés, faisant l’impasse sur les visions traditionnelles de l’Allemagne, l’ouvrage dresse de ce pays en plein renouveau un portrait en vingt tableaux, vingt « lieux de mémoire », emblématiques d’une nouvelle réalité allemande : l’Allemagne qui se souvient, s’affirme, provoque, innove et s’amuse.
Un ouvrage illustré par une série de dessins originaux, pour regarder autrement notre voisin allemand.

En particulier au terme d’une année riche de 16 scrutins en Allemagne, y compris d’importantes élections au Parlement en septembre 2009.


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. Voir un article d’Ulrike Guérot, "Noces d’or franco-allemandes : le couple est-il fini ?" publié le 27 décembre 2012.


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[1B. Roeck, « Der Reichstag », in E. François et H. Schulze (dir.), Deutsche Erinnerungsorte, t. 1, Munich, C.H.Beck, 2001, p. 147.

[2P. Reichel, « Der Berliner Reichstag », Schwarz Rot Gold. Kleine Geschichte deutscher Nationalsymbole nach 1945, Munich, C.H.Beck, 2005, p. 129.

[3Deutscher Bundestag (éd.), Fragen an die deutsche Geschichte. Wege zur parlementarischen Demokratie, Bonn, Varus Verlag, 2000, p. 452.

[4M. Welch Guerra, « Politische Macht am Berliner Spreebogen », Aus Politik und Zeitgeschichte, B 34-35, 2001.

[5P. Reichel, op. cit., p. 126.

[6B. Roeck, op. cit., p. 155.

[7J. Chapoutot, « Bundestag », in A. Renaut (dir.) et P. Zelenko (coord.), Encyclopédie de la culture politique contemporaine, vol. 3., p. 66.


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