Conflit israélo-palestinien : un statu-quo « évolutif »

Par Denis BAUCHARD, Guillaume COULON, le 5 décembre 2012  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Denis Bauchard a été ambassadeur de France en Jordanie (1989-1993), puis directeur pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères (1993-1996). Il est aujourd’hui consultant, notamment auprès de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Dernier ouvrage en date, « Le nouveau monde arabe » (André Versailles, 2012). Guillaume Coulon est diplômé en Relations Internationales par l’Institut d’Etudes Politiques (IEP) de Bordeaux et par l’Université du Queensland (Australie). Il a suivi un cycle de formation à l’Institut des Hautes Études en Défense Nationale (IHEDN).

Guillaume Coulon a rencontré l’ancien diplomate Denis Bauchard. Il livre au Diploweb.com sa vision du conflit israélo-palestinien au lendemain de l’opération « Pilier de défense » (14-21 novembre 2012) et de la reconnaissance de la Palestine comme « État non-membre » par 138 États à l’Assemblée générale des Nations Unies (29 novembre 2012), et à la veille des élections législatives israéliennes qui semblent promises à une coalition Likoud-Israel Beitenou (22 janvier 2013).

Les leçons de l’opération « Pilier de défense »

DÉCLENCHÉE par l’élimination du chef de la branche militaire du Hamas Ahmed Jaabari le 14 novembre 2012, l’opération militaire « Pilier de défense » [1] menée par l’armée israélienne à Gaza a causé la mort de plus de 170 palestiniens, dont un grand nombre de civils, ainsi que des dégâts matériels importants avec la destruction de nombreux immeubles et bâtiments officiels (dégâts estimés à près d’un milliard d’euros). Du côté israélien, 6 personnes ont été touchées mortellement par les tirs de roquettes et d’obus en provenance de Gaza. À la différence de l’opération « Plomb durci » de 2009, Tsahal n’a pas envoyé de troupes au sol dans la bande de Gaza et a pu tester l’efficacité de son système multicouche de défense anti-missile (systèmes d’interception Iron Dome, Magic Wand et Arrow) contre les roquettes tirées par la branche armée du Hamas, les brigades Izz al-Din al-Qassam, ou le Jihad islamique palestinien (JIP). Pour la première fois, les palestiniens ont été en mesure de menacer directement les habitants de Tel Aviv et de Jérusalem en se dotant de roquettes longue portée, comme les Fajr-5 de fabrication iranienne (portée de 75 km) en complément d’obus (9,8 km), de roquettes Qassam (17,7 km) et de roquettes Grad (48 km si améliorées).

Malgré la conclusion de la trêve au Caire entre le Hamas et Israël le 21 novembre 2012 grâce à l’intermédiation habile de la diplomatie égyptienne, le problème demeure entier pour trois raisons : la sécurité de 3,5 millions d’israéliens est dorénavant menacée par la capacité de frappe palestinienne ; le blocus terrestre et maritime contraint encore fortement le développement économique gazaoui depuis 2007 ; et les organisations palestiniennes continueront à se fournir en armes via les tunnels de contrebande situés sur le flanc sud de la bande de Gaza. Pour autant, l’opération « Pilier de défense » a été relativement profitable aux intérêts respectifs des deux belligérants. Le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a conforté son statut de favori en vue des élections à la Knesset du 22 janvier 2013. Aux yeux de la majorité des israéliens et des populations les plus exposées de Sderot et d’Ashkelon, il a fait montre de sang froid dans la gestion de l’intervention militaire en évitant les écueils des interventions passées qui avaient affaibli les gouvernements au pouvoir (Shimon Peres en 1996 et Ehud Olmert en 2009). En cela, Tsahal s’est attaché à ne pas perdre la bataille médiatique, comme ce fut le cas en 2009, grâce à une utilisation massive des NTIC et des réseaux sociaux (notamment Twitter) [2].

Quant au Hamas et ses dirigeants (le chef du Hamas en exil Khaled Mechaal et le premier ministre Ismaël Haniyeh), ils sortent aussi renforcés de ce conflit puisqu’ils ont été reconnus comme interlocuteurs légitimes par Israël et qu’ils ont fait preuve de fermeté d’une part dans leurs négociations interposées avec l’État hébreux en n’accordant aucune concession sur leur politique d’approvisionnement en armes, et d’autre part en asseyant davantage leur autorité sur la population de la bande de Gaza et en particulier sur ses factions les plus radicales. Ainsi, on assiste bien à une normalisation internationale progressive du Hamas et à une reconnaissance de facto de sa légitimité. Malgré les rencontres successives entre le Fatah et le Hamas (La Mecque en 2007, Le Caire en 2011 et Doha en 2012), ce processus à l’œuvre risque de renforcer les tensions inter-palestiniennes qui n’ont pas connu d’apaisement durable depuis les élections contestées de 2006 et la prise effective du pouvoir dans la bande de Gaza par le Hamas en 2007.

La reconnaissance de la Palestine aux Nations Unies : le dernier combat d’Abou Mazen ?

Devant l’échec patent du processus de paix israélo-palestinien (Oslo 1993-2000 et Annapolis 2008) et l’extension des implantations israéliennes en territoire palestinien, le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas (connu aussi sous son nom de guerre, Abou Mazen) a décidé en septembre 2011 de déposer une requête aux Nations Unies en vue d’obtenir le statut d’État membre à part entière. Cette stratégie d’internationalisation de la cause palestinienne répondait au triple impératif de contourner le blocage des négociations bilatérales avec Israël, menées sous l’égide du Quartet pour le Moyen-Orient, de fixer sur le papier les frontières d’un État palestinien « sur la base des lignes du 4 juin 1967 avec Jérusalem-est pour capitale », et de renforcer sa légitimité sur la scène politique palestinienne en proie aux divisions fratricides entre le Hamas et le Fatah. Sous la menace d’un veto américain au Conseil de sécurité, Mahmoud Abbas a été contraint de réviser ses ambitions à la baisse en demandant en 2012 le statut d’État non-membre - à l’instar du statut du Vatican [3] - qui ne requiert pas l’approbation du Conseil de sécurité mais « seulement » une majorité simple à l’Assemblée générale des Nations unies, dont plus de 130 pays avaient d’ores et déjà reconnu la Palestine lors de la proclamation de l’État de Palestine par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Alger en 1988.

Alors que l’Autorité palestinienne disposait d’un bureau au siège de l’ONU et d’une invitation permanente à participer en qualité d’observateur aux sessions et travaux de l’Assemblée générale, Mahmoud Abbas a souhaité faire passer la Palestine d’entité observatrice (statut obtenu en 1974) au statut d’État observateur. Au-delà de l’aspect symbolique fort, il convient de rappeler que cette élévation du statut de la Palestine à l’ONU n’équivaut pas à une reconnaissance universelle de la Palestine en tant qu’État. Dès lors, il appartient à chaque État ou organisation internationale de reconnaître ou non la Palestine puisque l’Assemblée générale n’a pas la capacité juridique formelle pour créer un État sans l’autorisation du Conseil de sécurité. En revanche, au niveau de l’ONU, ce statut donne la possibilité à la Palestine de postuler aux agences qui lui sont rattachées comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou le Programme alimentaire mondial (PAM). Arguant de son statut d’ « État » (même non membre), la Palestine pourrait également porter plainte devant la Cour Pénale Internationale (CPI) mais ce recours peut être considéré comme l’arme ultime, l’ultima ratio juridique, pour l’Autorité palestinienne à l’encontre de son voisin israélien [4]. Par conséquent, la décision de l’Assemblée générale du 29 novembre 2012 revêt en l’état une importance davantage politique que strictement juridique.

En représailles de la réussite de cette « démarche unilatérale » palestinienne, Israël et les États-Unis (surtout sous l’impulsion du Congrès à majorité républicaine) pourraient menacer de réduire certains fonds destinés au développement de l’économie palestinienne qui demeure fragile en dépit des forts taux de croissance récents permis par l’action du gouvernement de Salam Fayyad. On peut espérer que le président Obama comme Benyamin Netanyahou vont limiter la portée de telles mesures et éviter de faire la politique du pire en affaiblissant encore plus l’Autorité palestinienne face au Hamas. Cependant, comme l’a montré le précédent avec l’admission de la Palestine à l’UNESCO en octobre 2011, les États-Unis peuvent cesser leur financement d’un organe ou d’une agence des Nations Unies.

Et après ? Un « statu quo évolutif »

En fait le véritable problème est que le temps joue contre les Palestiniens, car l’assise territoriale d’un futur État palestinien s’amenuise progressivement sous l’effet notamment du développement des colonies de peuplement. La perspective d’une victoire probable lors des prochaines élections législatives qui se tiendront le 22 janvier 2013, de la coalition conservatrice Likoud-Israël Beitenou (« Israël notre maison ») menée par Benyamin Netanyahou et Avigdor Lieberman risque de rendre impossible toute négociation sérieuse. En effet le nouveau gouvernement israélien sera probablement encore plus à droite. Sur les points fondamentaux de négociation - à savoir le droit au retour, la définition des frontières sur les bases de 1967, le statut de Jérusalem et le contrôle des implantations-, il est à craindre que les négociateurs israéliens ne fassent aucune concession si B. Netanyahou est reconduit comme premier ministre à la tête d’un gouvernement où la position de l’aile droite du Likoud et d’A. Lieberman sera probablement renforcée.

En 2013, la situation la plus probable est un scenario de « statu quo » qui sera cependant « évolutif » compte tenu du fait que les implantations des colons israéliens se poursuivront avec la complaisance ou à l’initiative des autorités israéliennes. Ainsi la possibilité de mettre en œuvre la solution des deux États risque de s’amenuiser.

Face au « baril de poudre démographique » que constitue le développement croissant de la population arabe en territoires palestiniens et au sein même de la société israélienne, il est nécessaire que le gouvernement israélien sorte de sa logique sécuritaire court-termiste dans son approche des relations israélo-palestiniennes. Le livre éclairant de Samy Cohen « Tsahal à l’épreuve du terrorisme » (Seuil, 2008) met bien en exergue le fait que l’armée israélienne assume pleinement son usage disproportionné de la force dans une visée dissuasive à destination des combattants palestiniens. Aussi, sa stratégie de frappes ciblées à l’encontre des dirigeants du Hamas (par exemple Cheikh Yassine en 2004) comporte un effet contreproductif majeur en contribuant à la montée de leaders de plus en plus radicaux à la tête du mouvement. Efficace dans une guerre conventionnelle (comme en 1967 ou en 1973), Tsahal éprouve des difficultés à établir une doctrine de lutte contre-insurrectionnelle afin de s’adapter au caractère asymétrique des guerres contemporaines contre un ennemi fluide et mélangé aux populations locales [5]. En dépit du rapport de la Commission Winograd (2008), les leçons du conflit de 2006 contre le Hezbollah et celui de 2008-09 contre le Hamas n’ont pas été suffisamment intégrées par les dirigeants israéliens.

La droitisation probable du gouvernement israélien va amincir encore plus les faibles marges de manœuvre des chancelleries européennes et américaine. Le temps où l’Europe était un élément moteur dans l’appui à la création d’un État palestinien avec les déclarations de Venise (1980) et de Berlin (1999) [6] semble révolu. Un double phénomène affecte les diplomaties européennes : d’une part, une lassitude face à l’immuable question palestinienne, d’autre part, une persistance des désaccords au sein de l’Europe entre les pays favorables à la création d’un État palestinien (France, Espagne, Autriche,…), les pays qui ne veulent pas gêner les États-Unis (Grande-Bretagne), les pays qui ont des raisons historiques de s’abstenir (Allemagne) et les pays amis d’Israël (Pays Bas, République tchèque…). C’est fort regrettable car l’Europe aurait des moyens de pression substantiels sur Israël, notamment sur le plan commercial. Barack Obama ne semble pas déterminé à exercer une pression efficace sur le gouvernement israélien, en dépit du soutien ostensible de Benyamin Netanyahou à Mitt Romney lors de la dernière élection présidentielle. Quant à la Russie, elle entretient de très bonnes relations avec Israël et l’ambassade israélienne à Moscou, dont les diplomates sont originaires pour la plupart de l’ex-URSS, à commencer par l’ambassadrice elle-même, développe une stratégie d’influence efficace. Face à un gouvernement israélien ultranationaliste et à de profondes dissensions palestiniennes, la clef de la reprise des négociations sera peut être entre les mains du président Mohamed Morsi qui a été l’instigateur de la trêve entre le Hamas et Tsahal le 21 novembre 2012, et qui peut avoir les moyens d’obtenir d’Israël des concessions significatives.

Manuscrit clos le 1er décembre 2012

Copyright Décembre 2012-Bauchard-Coulon/Diploweb.com


Plus

. Voir sur le Diploweb.com l’article de Gérard-François Dumont, "Population de Gaza : une prospective géopolitique" Voir

. Denis Bauchard, Le Nouveau Monde arabe. Enjeux et instabilités, André Versaille, 2012, 274 p.

Présentation par l’éditeur

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[1Le nom officiel de l’opération en hébreux fait référence au terme biblique « Amud Anan », soit littéralement « Colonne de nuages ». Tsahal a choisi comme nom officiel en anglais « Pillar of Defense » pour insister sur le « caractère défensif » de l’opération.

[2Source : compte twitter officiel des forces de défense israéliennes : https://twitter.com/IDFSpokesperson et le blog de Tsahal : http://tsahal.fr/

[3Source : un.org/fr/members/about_observers.shtml

[4Source : Béligh Nabli et Dov Jacobs « L’adhésion d’un État palestinien à l’ONU : le spectre de la CPI pour Israël ? » (nov.2012).

[5Source : Pierre Servent, « Les guerres modernes racontées aux civils… et aux militaires » (Buchet Chastel, 2009).

[6Source : eeas.europa.eu/mepp/eu-positions/eu_positions_en.htm


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