Comment un homme politique sud-coréen perçoit-il les grands enjeux géopolitiques en Asie ? Entretien avec Song Young-Gil

Par Maxime LEFEBVRE, SONG Young-Gil, le 13 septembre 2023  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Song Young-Gil, né en 1963, a commencé sa vie politique en militant pour la démocratisation de la Corée (Sud). Membre du parti démocrate, il a été pendant 20 ans membre de l’Assemblée nationale coréenne (2000-2020), et s’est investi activement dans la diplomatie parlementaire. Il a aussi été maire d’Incheon, 3e ville de Corée (2010-2014), et président du parti démocrate de Corée (2021-2022). Au premier semestre 2023, il a effectué un séjour académique en France comme professeur invité à l’ESCP Business School.
Maxime Lefebvre, ancien ambassadeur, professeur de relations internationales à l’ESCP, directeur scientifique du master « International Business & Diplomacy », auteur du « Jeu du droit et de la puissance. Précis de relations internationales », PUF Major, 6e édition, 2022.

Comment comprendre les relations avec la République populaire de Chine ? Quelle est la place de la guerre économique dans ce contexte ? Serait-il possible de réunifier la péninsule coréenne et par quels moyens ? Voici quelques-unes des questions posées par Maxime Lefebvre pour Diploweb.com à Song Young-Gil.

Maxime Lefebvre (M. L. ) : Selon vous, quelles sont les idées fausses quand on parle de la confrontation croissante avec la Chine ?

Song Young-Gil (S. Y-G) : Il y a une différence fondamentale entre les relations américano-soviétiques et les relations américano-chinoises. Yan Xuetong, professeur à l’Université de Tsinghua, idéologue de droite représentatif du patriotisme chinois, a comparé un jour la relation américano-soviétique à un jeu à somme nulle, comme un match de boxe, et la relation sino-américaine à une compétition, comme un match de football. Pendant la Guerre froide, les Etats-Unis et l’URSS avaient divisé le monde en deux blocs économiques, les économies de marché et les économies planifiées. A l’inverse, la relation actuelle entre les Etats-Unis et la République populaire de Chine est intégrée dans une économie de marché unifiée, et l’interdépendance économique est si forte entre eux qu’il n’est pas aisé de les découpler.

Karl Marx a développé la théorie que, quand la base matérielle, les forces productives, les relations de production se transforment (l’infrastructure), la superstructure juridique et politique se transforme à son tour. Beaucoup de militants communistes et socialistes ont agi en suivant cette idéologie, et on a pensé ensuite que l’intégration de la Chine dans l’ordre économique mondial et son acceptation d’une économie de marché capitaliste conduiraient naturellement à la démocratisation de ses structures politiques et sociales. Cependant, quarante ans après la modernisation et l’ouverture de la Chine, la structure politique et sociale est revenue à l’ère de Mao Zedong. En réalité, la Chine a graduellement renforcé sa dictature à travers un autoritarisme numérique. L’Occident, et en particulier les Etats-Unis, se sont sentis trahis d’avoir autorisé la Chine à rejoindre l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de lui avoir accordé le traitement de la nation la plus favorisée. Les Etats-Unis ont alors décidé de mettre en œuvre des politiques moins favorables à la Chine sur la base d’un consensus bipartisan entre démocrates et républicains. L’administration Biden a hérité de la guerre commerciale contre la Chine démarrée par le président Trump, et l’a intensifiée.

Cette approche est-elle appropriée ? Prenons le point de vue chinois. Il est indéniable que l’intégration de la Chine dans l’ordre commercial global a contribué au développement de l’économie américaine et de l’économie mondiale en approvisionnant les usines du monde entier de biens produits à bon marché. La Chine a été le plus grand acquéreur de bons du Trésor américains, contribuant à maintenir l’hégémonie du dollar. Le rôle de la Chine pour surmonter la crise économique de 2008 a été important. Le développement économique de la Corée du Sud doit également beaucoup à l’intégration de la Chine dans l’économie mondiale. La Chine est encore le plus gros partenaire commercial de la Corée du Sud, représentant 25 pour cent de son commerce extérieur.

La Chine est un pays hors du commun. Comme l’un des quatre lieux de naissance des civilisations antiques (avec la Mésopotamie, l’Egypte et la Grèce), elle a joué un rôle central dans le monde sans se couper de la modernité. Elle a été le pays le plus puissant, représentant plus de 30 % de la production totale mondiale, jusqu’aux « cent années d’humiliation », qui ont duré depuis les guerres de l’opium des années 1840 jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale en 1945, période pendant laquelle elle a été envahie par des forces impérialistes et repoussée du centre du monde à sa périphérie. Il y a un consensus national profond en Chine que le peuple chinois ne doit pas oublier ces cent années d’humiliation. La Chine a désigné les années 2021 et 2049, correspondant aux centenaires de la fondation du parti communiste chinois et de la République populaire de Chine, comme les deux grands centenaires devant consacrer un grand pays développé socialiste.

Comment un homme politique sud-coréen perçoit-il les grands enjeux géopolitiques en Asie ? Entretien avec Song Young-Gil
Song Young-Gil
Homme politique sud-coréen

Comparée à la Chine, l’Union soviétique n’a jamais vraiment été au centre du monde. La Russie était un pays de la périphérie. Elle a été dominée par les Mongols et n’a conquis son indépendance que sous Ivan le Terrible et Pierre le Grand, commençant à suivre le chemin des pays européens avancés. La révolution communiste a eu lieu en 1917 dans une Russie en retard de développement, pas dans des sociétés capitalistes avancées comme la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne. Le PIB de l’Union soviétique n’a jamais excédé 60 % du PIB américain pendant toute la Guerre froide. La Chine, en revanche, se rapproche du niveau du PIB américain. En outre, la profondeur de la philosophie chinoise est encore plus ancienne que celle de la Grèce et de Rome, avec Confucius, Mencius et leurs disciples ayant formulé leurs idées dès avant le cinquième siècle avant notre ère. Quatre inventions majeures de la civilisation humaine – le papier, l’imprimerie, la poudre et le compas – sont nées en Chine. Avec une population de 1,4 milliard d’habitants, sans comparaison avec les 144 millions de Russes [1], la Chine est aujourd’hui capable de se soutenir sur la base de sa demande intérieure. Les théories de la fragmentation et du déclin de la Chine sont des marottes de penseurs occidentaux, mais la politique étrangère ne peut se déterminer en prenant ses désirs pour des réalités, elle doit être basée sur des faits. Nous ne pouvons que coexister avec la Chine. Il est impossible de forcer la Chine à changer son système. Nous devons adopter la philosophie chinoise du « qiu tong cun yi », à savoir rechercher les choses en commun en mettant les différences de côté.

M. L. : Quelle devrait être notre stratégie vis-à-vis de la Chine ?

S. Y-G : La Chine a rarement envahi des territoires pour y établir des colonies durant l’histoire. Dans la péninsule coréenne, les dynasties Sui et Tang ont conduit des batailles féroces contre le royaume de Goguryeo. Les Coréens étaient un peuple du Nord qui commerçait avec la Chine dans une relation d’hostilité. La Chine a souvent été envahie par des peuples nordiques et son territoire continental a été occupé. La dynastie Song a été détruite par les Mongols, et la péninsule coréenne est alors tombée sous la domination mongole. A l’époque moderne, l’invasion mandchoue a conduit à l’effondrement de la dynastie Ming et à la création de l’Empire des Qing. Au début de la dynastie Ming, sous le règne de Yongle, les sept expéditions de Zheng Hua (1405-1433) ont sillonné l’Océan indien jusqu’au continent africain bien avant les voyages de Christophe Colomb et de Magellan. La première expédition rassemblait 62 navires et 25 000 soldats et matelots. Malgré ses ressources considérables, la Chine n’a jamais établi une colonie ou pris le contrôle d’un pays. Elle n’a pas bâti de cathédrales ou de temples pour propager sa religion. On peut trouver cela assez curieux.

Comment s’y prendre avec la Chine ? Nous ne pouvons que prendre la Chine comme elle est. Depuis les guerres de l’opium jusqu’à l’établissement de la République populaire en 1949, cent années d’humiliations se sont écoulées, et 74 années se sont écoulées depuis lors. Selon moi, il faut attendre et voir. En 2049, un des deux grands centenaires que veut célébrer la Chine sera advenu. Je pense que ce sera le moment où la base se transformera et où la superstructure se transformera. Il est difficile pour la Chine de revenir à la Révolution culturelle. La Chine a une économie capitaliste de marché hautement développée qui transformera inévitablement sa structure politique et sociale.

Une question clé est celle de Taiwan. La Chine est un pays composé de 56 groupes ethniques, les Chinois Han et 55 minorités ethniques. Si Taiwan devait prendre son indépendance, cela nourrirait inévitablement des mouvements sécessionnistes au Xinjiang (Ouïghours), au Tibet, en Mongolie, et parmi les Coréens des trois provinces du nord-est. La position de la Chine est qu’elle utilisera la force pour empêcher l’indépendance de Taiwan. De nombreux pays, y compris les Etats-Unis, l’Europe communautaire, la Corée du Sud, ont agréé le principe d’une seule Chine dans leur politique à l’égard de la Chine. C’est la raison pour laquelle la République de Chine (Taiwan) a perdu son appartenance à l’ONU et la République populaire de Chine est devenue un membre permanent du Conseil de sécurité en rejoignant l’ONU. La Chine pourrait être tentée d’utiliser la force pour annexer Taiwan. Pour empêcher cela, les capacités d’auto-défense de Taiwan doivent être renforcées. Le droit du peuple taiwanais à déterminer par lui-même son propre avenir doit être garanti. Je crois que ni la Chine, ni les Etats-Unis, ni le Japon ne devraient recourir à la force. Si Taiwan ne cherche pas à obtenir l’indépendance par des arrangements constitutionnels, ce ne sera pas facile pour la Chine d’intervenir par la force. La Chine défend officiellement le principe d’une réunification pacifique. Cependant, elle n’écarte pas l’usage de la force si Taiwan vise à l’indépendance.

Je crois que les tentatives d’indépendance de Taiwan doivent être considérées en prenant en compte les intérêts fondamentaux de la Chine. Il est difficile d’assurer sa propre sécurité sans répondre aux menaces pour la sécurité des autres. J’ai passé trois mois durant l’hiver 2014 à Taipei comme professeur invité à l’Université nationale de Taiwan en sciences politiques, et j’y ai rencontré de nombreux hommes politiques taiwanais, y compris le président actuel du parti démocratique progressiste, Lai Ching-te. J’ai souligné à chaque occasion qu’il serait mal avisé de la part des responsables politiques taiwanais d’essayer de pousser à l’indépendance et de donner à la Chine un prétexte pour intervenir de force. Ils devraient maintenir le statu quo et jouir du commerce avec la Chine, les Etats-Unis et le Japon, de manière à ce qu’ils deviennent autonomes, suivant le slogan de l’Université de Tsinghua : « n’arrêtez jamais de vous renforcer ». J’ai souligné en toute logique que le système démocratique développé de Taiwan devrait s’autoriser à transformer la Chine continentale, comme c’était l’ambition de Chiang Kai-shek, au lieu de se détacher du continent.

Le dialogue stratégique entre les Etats-Unis et la Chine doit être renforcé.

Par rapport à la première Guerre froide, nous sommes maintenant menacés d’une guerre nucléaire couplée à la menace de la crise climatique. Le sort de toute l’espèce humaine est en jeu. Les Etats-Unis, la Chine et l’Europe devraient rassembler leurs forces et leur sagesse pour protéger la planète Terre. Dépassant l’âge des énergies fossiles et des déchets nucléaires, nous devons créer la forme la plus idéale d’énergie à fusion nucléaire. J’ai visité le site du réacteur expérimental international à fusion nucléaire (ITER) près d’Aix-en-Provence (France) en avril 2023, et j’ai été très impressionné. Le projet a été initié au moment des négociations de désarmement nucléaire entre Gorbatchev et Reagan. Sept partenaires (Etats-Unis, Chine, Union européenne, Corée du Sud, Japon, Inde, Russie) construisent ce projet avec un investissement de 20 milliards d’euros. Malgré la guerre entre la Russie et l’Ukraine, environ 60 scientifiques et ingénieurs russes y travaillent. Même s’il y a des querelles et des disputes, nous devrions utiliser la force de chacun dans un projet qui assure l’avenir de l’humanité.

Actuellement, les canaux de relation entre les Etats-Unis et la Chine sont très faibles. On a même dit qu’ils étaient pires que durant la Guerre froide entre les Etats-Unis et l’URSS. C’est absurde. Le dialogue stratégique entre les Etats-Unis et la Chine doit être renforcé. Les Etats-Unis, qui disposent de plus de 800 bases militaires à travers le monde, devraient se demander si c’est la bonne façon de traiter avec la Chine, qui n’a pas de réseau de bases militaires outre-mer, de brandir la menace chinoise et d’intensifier les préparatifs d’une confrontation militaire avec la Chine.

M. L. : Il y a pourtant un équilibre géopolitique des forces à établir avec la Chine. Comment procéder ?

S. Y-G : Il y a besoin d’un rapport de puissance pour rivaliser et coopérer avec la Chine tout en contenant son expansion externe.

L’Inde peut être considérée comme une alternative dans les chaînes globales de production. L’Inde est un pays prometteur avec un potentiel illimité, cependant c’est aussi un pays freiné par son système de castes, par les inégalités socio-économiques, par la diversité linguistique et religieuse, et par bien d’autres problèmes. Pour que l’Inde rattrape la Chine, elle devrait combler un retard de 20 à 30 ans, ce qui n’est pas une mince affaire. Il n’est pas aisé d’intégrer la plus grosse population du monde tout en maintenant un système démocratique avec des élections régulières pour former des gouvernements, et cela explique pourquoi le Premier ministre Narendra Modi et son BJP mettent en avant le nationalisme hindou et se dirigent vers une dictature autoritaire de fait. Si l’Inde arrive à consolider ses institutions démocratiques et à développer son économie, elle pourra créer les leviers qui lui permettront de devenir une alternative à la Chine. Je pense que la communauté internationale devrait montrer plus d’intérêt et de soutien à la modernisation des infrastructures et des institutions en Inde. L’avenir du développement démocratique dépend du fait que l’Inde, la plus grande démocratie du monde, arrivera à se développer de façon appropriée.

Ensuite, il y a le Vietnam et la Corée du Nord. Les deux Etats ont de fortes idéologies nationalistes d’indépendance. Dans leur histoire, le Vietnam et le royaume de Goguryeo ont refusé de céder et ont résisté. C’est la même chose aujourd’hui. Un livre a été publié sur les visites du Secrétaire américain à la Défense McNamara au Vietnam et sur son dialogue avec la direction du parti communiste vietnamien. La guerre de 10 ans entre les Etats-Unis et le Vietnam a fait d’énormes dégâts. L’armée de Corée du Sud a participé à la guerre du Vietnam à la demande des Etats-Unis. Malgré un soutien militaire américain massif, le gouvernement sud-vietnamien n’a pas été capable de vaincre les forces du Vietnam du Nord et du Front national de libération du Vietnam du Sud. En 1995, 20 ans après la réunification du Vietnam par les communistes, les Etats-Unis et le Vietnam ont établi des relations diplomatiques. On craignait que la victoire du communisme au Vietnam, après la Chine, conduirait à son expansion au Laos, au Cambodge et en Thaïlande. Mais cette théorie s’est avérée fausse. Même au sein du camp communiste, des conflits petits ou moyens ont dégénéré au-delà de disputes frontalières jusqu’à des guerres de pleine intensité. La Chine et le Vietnam se sont fait la guerre en 1979. Le communisme est une forme d’internationalisme mais en réalité la lecture historique et géopolitique et l’idéologie nationaliste ont eu plus d’effet que l’idéologie communiste internationale.

Le Vietnam est de facto un allié des Etats-Unis depuis 1995.

Aujourd’hui, le Vietnam, comme la Chine, a embrassé l’économie de marché et la politique d’ouverture (réforme Doi Moi de 1986) et connaît une croissance économique remarquable. Le Vietnam est de facto un allié des Etats-Unis depuis 1995. C’est un poste avancé contre l’expansion de la Chine en mer de Chine méridionale. Il en va de même pour la Corée du Nord. La Corée du Nord est à la fois dépendante de la Chine et farouchement indépendante. La Corée du Nord se réfère à l’idéologie d’unité nationale qu’on appelle « Juche ». La Corée du Nord souhaite désespérément établir des relations diplomatiques avec les Etats-Unis. Si les relations entre les Etats-Unis et la Corée du Nord étaient normalisées, la Corée du Nord pourrait devenir le prochain Vietnam [2] et jouer un rôle pour contrôler le pivot de la Chine vers le Pacifique.

M. L. : Quelle est la place de la guerre économique dans ce contexte ?

S. Y-G : Le vol de propriété intellectuelle par la Chine auprès de compagnies étrangères est de notoriété publique. Les compagnies coréennes qui ont investi massivement aux premiers jours des réformes en Chine s’enfuient de Chine et transfèrent leurs usines au Vietnam et en Inde du fait de traitements manifestement discriminants tels que des exigences de transferts de technologies et des vols de technologies. La communauté internationale doit répondre aux violations par la Chine des droits de propriété intellectuelle. La protection des droits de propriété intellectuelle doit être renforcée dans l’intérêt même du développement économique de la Chine.

La législation IRA adoptée par les Etats-Unis pour empêcher la Chine de développer la technologie des semi-conducteurs ne va pas sans poser problème. Samsung et SK, qui ont beaucoup investi en Chine et y exploitent des usines de semi-conducteurs, seront sévèrement touchés. Cette mesure des Etats-Unis est contraire à l’ordre commercial international ouvert. Il doit y avoir des conditions de concurrence équitables. Si la Chine développe des produits supérieurs et fait la course en tête, nous devrions l’accepter et rechercher et développer de nouvelles technologies pour la dépasser, de manière à ce que la civilisation humaine progresse. Refuser la concurrence à travers des pressions politiques n’est pas durable. Les Etats-Unis ont demandé que les Pays-Bas n’exportent pas leurs systèmes de gravure de semi-conducteurs EUV, qui sont produits uniquement par l’entreprise néerlandaise ASML, et les Pays-Bas ont obtempéré. Mais je pense que ce n’est qu’une question de temps que la Chine développe ses propres technologies. Les Etats-Unis tentent de créer une nouvelle chaîne de valeur et d’approvisionnement visant à encercler la Chine, et cela pourrait heurter les intérêts de la Corée et de l’Europe communautaire. Les Etats-Unis sont seulement intéressés à attirer la production de semi-conducteurs sur leur territoire, c’est un aspect de leur politique « America First ». Mais on peut critiquer ses effets préjudiciables sur les alliances existantes. Il en va de même pour Tiktok et Huawei. Je pense que le problème de sécurité est un problème technique qui peut être résolu sans qu’une entreprise ou un média social soit interdit dans son intégralité. Tous les médias sociaux et toutes les entreprises de télécommunications, y compris Facebook et Twitter, rencontrent le même problème. C’est juste la question de savoir si c’est la Chine ou les Etats-Unis qui peuvent espionner. Les Etats-Unis ont eux aussi montré leur capacité à s’en prendre à la souveraineté et à la sécurité, comme l’a montré très récemment l’exemple de l’administration présidentielle sud-coréenne mise sur écoutes téléphoniques. C’est une humiliation pour la Corée du Sud et le Président sud-coréen Yoon Suk-Yeol n’en a pas dit un mot durant sa visite aux Etats-Unis.

M. L. : Que pensez-vous de la stratégie Indo-Pacifique de la France et de l’Europe ? Avons-nous un rôle à jouer dans la région ?

S. Y-G : La Chine est dépendante d’approvisionnements étrangers pour 50 % de sa consommation énergétique, dont 80 % sont importés du Moyen-Orient à travers le détroit de Malacca. Celui-ci est contrôlé par Singapour, un allié militaire de fait des Etats-Unis. Par conséquent, on dit que la Chine recherche une route à travers la Thaïlande (canal de Kra) qui lui permettrait de contourner le détroit de Malacca. Les réserves stratégiques chinoises de pétrole n’excèdent pas 30 jours, ce qui n’est pas une réserve suffisante en cas de guerre avec les Etats-Unis. On voit bien que les nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative) incluent une stratégie pour fournir du ravitaillement en énergie dans l’hypothèse d’un blocus du détroit de Malacca. Un projet est en cours pour connecter des oléoducs au Xinjiang via le port pakistanais de Gwadar, contournant le détroit de Malacca.

Le principe de la liberté de navigation vers la mer de Chine méridionale à travers le Détroit de Malacca et dans le détroit de Taiwan est également très important pour la Corée du Sud et le Japon, qui sont dépendants d’importations de pétrole de l’étranger. Le libre passage des navires marchands est garanti, mais le problème est celui des navires militaires. Le potentiel de conflit entre la flotte américaine et la flotte chinoise dans le détroit de Taiwan s’accroît. Le principe de liberté de navigation dans l’Indo-Pacifique, la prévention de la contrebande et du terrorisme, ainsi que du changement climatique, offrent largement matière à coopération. Le problème est que la stratégie Indo-Pacifique promue par les Etats-Unis et le Japon est en réalité une stratégie d’alliance militaire pour contenir la Chine, alors que les stratégies de l’Inde, de l’Europe et de la Corée du Sud consistent à établir un ordre de liberté de navigation et de commerce, ce qui est un intérêt contraire à la stratégie de « containment ». Dans la stratégie Indo-Pacifique, il n’y a pas d’alternative à la consultation et à la coopération avec la Chine, et la clé est le détroit de Taiwan. Or la cause centrale des tensions militaires dans le détroit de Taiwan est la question de l’indépendance de Taiwan. Traiter cette question en respectant le principe d’une seule Chine peut contribuer à réduire les tensions militaires avec la Chine.

M. L. : Peut-on parvenir à réunifier la péninsule coréenne et par quels moyens ?

S. Y-G : La leçon de la guerre de Corée (1950-1953) a été que ni le Nord ni le Sud ne pouvait être réunifié par la force, et qu’il ne faudrait pas réessayer. Dès lors, la République de Corée a abandonné le principe d’une réunification forcée et a adopté en lieu et place le principe d’une réunification pacifique dans la Constitution de juin 1987. Pour arriver à la réunification pacifique, l’armistice actuel doit être converti en accord de paix.

Après l’effondrement de l’URSS et du système de la Guerre froide en 1991, la Corée du Sud a établi des relations diplomatiques avec la Russie et la Chine. La Corée du Nord, en revanche, n’a pas de relations diplomatiques avec les Etats-Unis et le Japon. En 1991, les deux Corée ont rejoint l’ONU simultanément, ce qui en a fait deux Etats reconnus par le droit international. Cependant, aucun des deux ne reconnaît l’autre sur le fondement de son droit interne. La loi de sécurité nationale de Corée du Sud considère la Corée du Nord comme une entité infra-étatique, et il est strictement interdit d’y faire des visites et de communiquer avec elle. Le simple fait de dire du bien de la Corée du Nord peut être poursuivi comme infraction pénale. Cette loi de sécurité nationale est passionnément débattue entre les libéraux et les conservateurs en Corée du Sud. La question clé pour la réunification de la Corée est la normalisation des relations avec la Corée du Nord. La Corée du Sud n’a pas signé l’armistice mettant fin à la guerre de Corée. Le Président Syngman Rhee s’y est opposé à l’époque. Les parties à l’armistice étaient la Corée du Nord, les Etats-Unis et la Chine. Il y a eu des tas d’accords d’inviolabilité entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, mais ils ont des effets limités tant que l’état de guerre perdure entre les deux pays.

Il aurait été plus facile de résoudre la question nucléaire nord-coréenne si les relations entre les deux Etats avaient été normalisées au moment de leur admission simultanée à l’ONU en 1991, quand le programme nucléaire nord-coréen n’existait pas. A cette époque, la Corée du Nord était dans une situation plus vulnérable du fait de l’effondrement de l’Union soviétique. L’aide économique provenant de l’URSS et du bloc socialiste avait été coupée. L’année 1994 a été le début de la grande famine qui a vu des millions de personnes mourir de faim. La Corée du Nord a demandé à retarder la normalisation des relations avec la Chine jusqu’à ce que les relations entre la Corée du Nord et les Etats-Unis soient normalisées. Mais Pékin a fait le sourd et la Corée du Nord a accéléré son programme nucléaire pour sécuriser son régime. Cela a conduit à la crise nucléaire de 1994, qui a dégénéré jusqu’au seuil de la guerre entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. Heureusement, sur la suggestion de Kim Dae-jung [3], l’ancien président américain Jimmy Carter a fait une visite surprise à Pyongyang et a tenu des pourparlers avec Kim Il-sung, et des négociations entre la Corée du Nord et les Etats-Unis ont eu lieu, conduisant à l’accord nucléaire de Genève en 1994. Cependant, sous l’administration Bush, l’accord de Genève a été critiqué sans arrêt, le conflit entre les Etats-Unis et la Corée du Nord a dégénéré, et finalement les Etats-Unis ont défini la Corée du Nord comme un pays de « l’axe du mal ». Depuis lors, il y a eu de nouvelles tentatives comme l’accord de dénucléarisation du 19 septembre 2005, mais il a échoué du fait de la saisie des comptes nord-coréens de la Banque Delta et la crise nucléaire a empiré quand la Corée du Nord a réalisé son premier essai nucléaire en 2006.

Sous l’administration Trump, un sommet historique s’est tenu à Singapour en 2018. Autant je suis critique de la politique de Trump concernant le changement climatique et d’autres sujets, autant j’apprécie son opposition à la guerre en Irak et ses tentatives pour prendre la question nucléaire nord-coréenne de front par l’organisation d’un sommet. Les politiques de patience stratégique des présidents Obama et Biden sont en réalité bien plus près de résoudre le problème en délaissant la question nucléaire. La Corée du Nord pourrait devenir un nouveau Vietnam. A travers la normalisation des relations Etats-Unis – Corée du Nord, la Corée du Nord pourrait devenir un pays pro-américain, et un frein à l’expansion de la Chine vers le Pacifique. A ce jour, la Corée du Nord n’autorise pas des troupes russes ou chinoises à stationner sur son territoire au nom de l’idéologie « Juche ». De plus, la Chine a abandonné des territoires à la Russie par le traité de Beijing de 1870, y compris ce qui est maintenant Yanzhou et Vladivostok, suscitant de grandes critiques du peuple chinois contre l’incompétence du gouvernement Qing. Le résultat est que les débouchés de la Chine sur la mer du Japon et l’océan Pacifique sont bloqués. La Chine a donc une politique visant à louer des ports pour accéder à la mer et investit dans la route vers Najin en Corée du Nord. Cependant, la Corée du Nord n’a pas encore ouvert ses ports de Najin et Qingjin aux navires russes et chinois. Si elle le faisait, cela aurait un impact majeur sur les stratégies pacifiques des Etats-Unis et du Japon.

Avant toutes choses, il faut parvenir à la normalisation des relations entre la Corée du Nord et les Etats-Unis. Je crois que la seule manière de réunifier les deux Corée passe par la reconnaissance mutuelle des deux régimes, l’expansion des échanges, et le renforcement de la coopération économique, suivant la politique du rayon de soleil et de la réconciliation et de la coopération entre les deux Corée, mise en œuvre sous Kim Dae-jung, Roh Moo-hyun et Moon Jae-in [4]. Comme pour la réunification allemande, le changement par le rapprochement doit s’installer.

Traduction de l’anglais vers le français par Maxime Lefebvre.
Manuscrit clos fin août 2023.
Copyright Septembre 2023-Song Young-Gil-Lefebvre/Diploweb.com


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[1NDLR : La Russie compte 144 millions d’habitants au 1er janvier 2022. Source INED, Population, naissances et décès en Europe et autres pays développés de l’OCDE. Consultation le 13 septembre 2023 URL https://www.ined.fr/fr/tout-savoir-population/chiffres/europe-pays-developpes/population-naissances-deces/

[2NDLR : Ce propos a été tenu avant la rencontre entre le président russe Vladimir Poutine et le dirigeant nord-coréen Kim Jong Un, le 13 septembre 2023, sur le cosmodrome de Vostochny dans la région d’Amur.

[3NDLR : A l’époque chef du parti démocrate, dans l’opposition.

[4NDLR : Présidents respectivement en 1998-2003, 2003-2008 et 2017-2022.


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